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Vidéosurveillance : que voient les opérateurs derrière les caméras ?

| lemonde.fr | lundi 3 octobre 2011

lundi 3 octobre 2011


La vidéosurveillance (« vidéoprotection » en langage officiel) fait l’objet d’une controverse croissante. D’un côté, le gouvernement ne cesse de réaffirmer son efficacité dans la lutte contre la délinquance et de dépenser des dizaines de millions d’euros pour encourager son implantation partout en France, au grand ravissement des sociétés commercialisant cette technologie. De l’autre, les chercheurs indépendants réalisent des études qui démontrent que la vidéo n’a qu’un impact marginal sur l’évolution de la délinquance, et que son coût est assez exorbitant pour les collectivités territoriales. Avec deux autres de ces collègues chercheurs indépendants, nous avions ainsi publié il y a quelques mois une tribune dans Le Monde parlant clairement d’une « gabegie ». La nouvelle recherche que vient de publier Tanguy Le Goff (téléchargeable ici) confirme de nouveau cette position critique.

Surveiller les surveillants

L’auteur est chercheur à l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la région Île-de-France, ainsi que chercheur associé au CNRS (Cesdip). Pendant plusieurs mois, il a observé les dispositifs de vidéosurveillance dans deux communes de la première couronne parisienne. La première est une commune plutôt bourgeoise de plus de 50 000 habitants, équipée d’une soixantaine de caméras et dotée d’un centre de supervision urbaine (CSU) fonctionnant 24h/24h et 7 jours sur 7 avec une équipe de 8 opérateurs placée sous la direction d’un chef de service. La seconde est une commune plutôt populaire comptant un peu moins de 30 000 habitants, équipée de 28 caméras et dans un centre de supervision comptant 3 opérateurs dont un chef de salle, dispositif volontairement limité en raison notamment de la présence de 300 autres caméras dans l’un des quartiers, gérées par un centre de vidéosurveillance propre aux bailleurs sociaux.

Ces deux dispositifs diffèrent d’un point de vue technique et dans leur mode d’organisation. L’un s’appuie sur une technologie considérée comme très performante mais avec des opérateurs n’ayant qu’une faible expérience. L’autre s’appuie sur une technologie plus ancienne mais avec des opérateurs expérimentés. Les contrastes entre les deux systèmes, aussi bien au niveau du nombre de caméras, de l’organisation des services et de leur positionnement, de l’ancienneté des opérateurs que de la différence du niveau technique des systèmes, reflètent bien la diversité des conditions dans lesquelles travaillent aujourd’hui, au sein de nombre de villes françaises, les opérateurs municipaux de vidéosurveillance.

L’illusion d’une surveillance continue

Que font ces opérateurs ? Ils ont un nombre important d’activités mais pas principalement celles où on les attend, à savoir sur la surveillance des espaces publics. L’observation des pratiques met en évidence qu’ils assurent bien un travail de surveillance, en regardant les écrans de manière passive (balayage des caméras) ou active (recherche du flagrant délit), mais cette surveillance ne participe que de manière limitée à une prévention des désordres. L’idée que les espaces vidéosurveillés sont en permanence sous la vigilance des opérateurs est une illusion pour de nombreuses raisons. D’abord parce que ces derniers ne consacrent en réalité qu’environ la moitié de leur temps de travail à la surveillance passive ou active, et que cette part de temps est de plus fortement limitée dans son efficience par différents facteurs :

* facteurs techniques : "Sur nos deux sites, chaque jour au minimum 5 % des caméras connaissent un problème technique qui les rend inutilisables" constate le chercheur. Ensuite, des caméras sont régulièrement mal réglées ou mal positionnées. Bref, des problèmes de maintenance se posent de façon quotidienne et occupent une partie du temps.

* facteurs météorologiques : la visibilité est fortement réduite en cas de forte pluie, de neige ou de gel, et lorsque les rayons du soleil couchant se réverbèrent sur les globes. Les opérateurs se plaignent aussi de l’insuffisance taille des arbres dont le feuillage peut empêcher la vue, de même que (en centre-ville) certains panneaux signalétiques voire même l’abondance des décorations de Noël...

On verra dans un instant les facteurs humains.

Un regard sélectif, voire discriminatoire

Par ailleurs, l’étude montre que ce regard des opérateurs est sélectif. Parmi la profusion d’informations et d’individus qui apparaissent sur leurs écrans, ils sont amenés à faire des choix entre les écrans et les images qu’ils décident prioritairement de regarder, et surtout entre les personnes qu’ils ciblent avec les caméras. Ce ciblage, forme de tri social de la population dans l’espace public, est moins fondé sur les comportements suspects d’individus que sur leur âge (les « jeunes ») et leur « apparence », plus précisément sur leur tenue vestimentaire. Ils exercent ainsi une forme de discrimination, bien souvent inconsciente, qui est d’autant plus forte qu’aucune formation sur les comportements suspects, sur la manière de cibler ne leur est délivrée, ni avant leur prise de poste ni même après. Or ce type de traitement discriminant est contraire à l’égalité républicaine.

De longues heures où il faut tuer l’ennui...

A côté de leur travail de surveillance passive ou active, les opérateurs sont orientés par l’action des policiers municipaux sur la voie publique ou par les affaires gérées par les policiers nationaux. Ces activités « connexes » vont de la relecture d’images à la gestion des appels téléphoniques du service de la police municipale en passant par la quête du flagrant délit. Surtout, les policiers municipaux et nationaux sollicitent de plus en plus les opérateurs de vidéosurveillance pour renforcer leur propre sécurité, améliorer leurs performances judiciaires ou calibrer leurs interventions. Toutes ces activités occupent une part importante dans le temps de travail des opérateurs. Elles mettent en évidence que leur travail dépend étroitement de l’activité des policiers. Sans eux, ils se trouvent dépourvus de relais avec le terrain, dépourvus de moyens de comprendre ce qui se joue sur une image et sans prise pour agir sur les délits ou incidents qu’ils repèrent. Dès lors, quand les policiers ne sont pas en action, quand ils ne fournissent pas de l’information aux opérateurs, quand les ondes radios sont muettes, tout particulièrement la nuit, l’ennui gagne les opérateurs. Durant ces longues plages horaires où rien ne se passe, où les opérateurs sont parfois seuls dans leur salle, ils cherchent à remplir le temps : pauses cigarette, détournement des usages des caméras à des fins personnelles, conversation téléphonique ou jeux sur son portable, sieste…

Un métier non valorisé

Pour toutes ces raisons, contrairement à l’idée véhiculée par les promoteurs de la vidéosurveillance, la démultiplication du regard sur l’espace public ne se traduit pas par une augmentation exponentielle du nombre de « flags » (flagrants délits) et d’arrestations. Si le regard des opérateurs est certes démultiplié par les caméras, du moins dans le petit périmètre géographique vidéosurveillé (une partie des centres-villes), il reste limité par les capacités physiques des opérateurs (le nombre de caméras qu’ils peuvent regarder en étant réellement attentifs aux images) ainsi que par toutes les raisons pratiques que l’on a déjà évoquées. Dès lors, quand bien même l’opérateur serait vraiment vigilant et motivé, les flags sont de l’ordre de l’exceptionnel. Rares sont les délits qu’ils repèrent donnant lieu à une intervention et, plus encore, à une arrestation par la police.

Ainsi, faiblement diplômés, se trouvant dans des statuts souvent précaires, rarement formés ne serait-ce qu’aux rudiments de la législation encadrant la vidéosurveillance des espaces publics, sans perspective d’évolution de carrière, les opérateurs de vidéosurveillance demeurent des acteurs à la périphérie des systèmes locaux de sécurité, non reconnus voire méprisés, alors même que l’outil dont ils ont la charge est aujourd’hui promu comme la pierre angulaire des politiques locales de prévention de la délinquance. Preuve une fois encore que, dans toute cette affaire de vidéosurveillance, l’on marche sur la tête ou l’on met la charrue avant les bœufs, pour des raisons sans doute à la fois idéologiques (le vieux fantasme sécuritaire de la surveillance intégrale), électorales (cela contente ceux qui éprouvent le plus le sentiment d’insécurité) et commerciales (car l’État subventionne de fait le secteur privé).

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Trouvé sur www.laurent-mucchielli.org


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