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Comment Thalès va équiper les Grandes Oreilles de la justice

Emmanuel Fansten | slate.fr | vendredi 16 septembre 2011

vendredi 16 septembre 2011

A partir de 2013, l’entreprise va lancer en France la plus vaste plateforme d’écoutes judiciaires d’Europe. Censée contrer les problèmes de sécurité actuels, elle pose tout de même la question de la protection de la vie privée.

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Impossible de connaître le coût ou l’emplacement du futur
site d’écoutes du ministère de la Justice. Classé confidentiel défense, le
projet développé par Thalès a néanmoins de quoi susciter quelques
interrogations. A partir de mi 2013, l’entreprise va lancer en France la plus
vaste plateforme d’écoutes judiciaires d’Europe. Actuellement, plusieurs
dizaines de salariés travaillent activement sur le projet dans le plus grand
secret.

Avec cette nouvelle plateforme, la Chancellerie cherche à
moderniser un système largement dépassé par les nouvelles technologies. Mais il
s’agit surtout d’économiser plusieurs millions d’euros par an, alors que les
écoutes téléphoniques grèvent aujourd’hui une grosse partie du budget de la
Justice.

Explosion des écoutes judiciaires

Contrairement aux écoutes administratives, dont le nombre
est relativement stable, les écoutes judiciaires ont explosé ces dernières
années, passant de 6000 en 2002 à près de 32.000 en 2012. Un chiffre qui ne
prend pas en compte le boom des géolocalisations, environ 11.000 l’an dernier.
A cela, il faut encore ajouter toutes les autres réquisitions, identification
d’un numéro ou obtention des factures détaillées, les fameuses
« fadettes » chères à la DCRI
. En tout 5 millions de
requêtes ont ainsi été envoyées aux opérateurs téléphoniques par le ministère
de la justice au cours des douze derniers mois.

Officiellement,
toutes les interceptions judiciaires sont rigoureusement contrôlées par le code
de procédure pénale. Pour « brancher » un suspect, policiers et
gendarmes doivent préalablement avoir l’aval du magistrat chargé de l’enquête.
Ce n’est qu’une fois la signature du juge obtenue que l’opérateur téléphonique
peut être saisi par un officier de police judiciaire.

Ensuite,
toutes les données recueillies sont gérées par un prestataire privé sans
véritable contrôle. A l’heure actuelle, une poignée de sociétés se partagent ce
juteux marché, estimé l’an dernier à 25 millions d’euros. Un système bien trop
cher aux yeux de la Chancellerie. Mais également trop peu sécurisé.

Des écoutes policières sauvages

L’explosion
des écoutes sauvages inquiète depuis longtemps les autorités. Malgré plusieurs
affaires retentissantes, il reste possible pour un officier de police judiciaire
de faire passer une demande bidon à un opérateur.

Ce système, baptisé
« écoutes-taxis » dans le jargon, consiste à glisser discrètement un
numéro dans la réquisition signée par le juge pour effectuer une écoute en
dehors de la procédure officielle. Ni vu ni connu. Un marché noir dont profite
aujourd’hui certaines officines, spécialisées dans le commerce de ces données
confidentielles.

Avec
le développement des nouvelles technologies et l’apparition de logiciels
d’espionnage en vente libre sur Internet, le problème des écoutes sauvages
dépasse largement le cadre des prestataires privés travaillant pour l’Etat.
Mais ces derniers, peu contrôlés, n’en restent pas moins une des failles du
système.

Dysfonctionnement du système actuel

Durant
longtemps, le choix de ces sociétés a été laissé localement à l’appréciation
des commissariats et des gendarmeries. Un marché dans lequel la société
Elektron, basée à Neuilly, s’est rapidement taillée la part du lion. Mais le
dispositif a également fait grincer quelques dents.

En février 2005, le Point
révèle une lettre de Martine Monteil, alors patronne de la Police Judiciaire,
qui alerte sa hiérarchie sur des « problèmes de sécurité » liés au
matériel de la société Elektron
. Une petite bombe en
pleine affaire Clearstream. Quatre ans plus tard, l’Inspection Générale de la
Police Nationale s’inquiéte à son tour, dans une note, de « graves
dysfonctionnements dans les interceptions judiciaires »
.

Le futur : une boîte noire sécurisée

Lorsque
la Chancellerie lance finalement l’appel d’offres de sa future plateforme, en
2009, tous les prestataires actuels sont écartés au profit d’entreprises jugées
plus aptes à développer un tel projet. Après une lutte à couteaux tirés, c’est
finalement le géant de l’aérospatiale Thalès qui décroche le contrat face à
trois autres poids lourds de l’électronique, Atos, Cap-Gemini et ES-SI.

Sur le
papier, le projet de Thalès ne pêche pas par manque d’ambition. Gigantesque
interface entre les enquêteurs et les opérateurs, la nouvelle plateforme doit
permettre de réduire la facture des interceptions de moitié tout en facilitant
le travail des limiers de la PJ. Demain, 60.000 officiers de police judiciaire
auront ainsi accès directement à cette boîte noire via les réseaux sécurisés de
l’Etat.

Une procédure entièrement dématérialisée, ou les réquisitions seront
signées électroniquement par le magistrat et l’ensemble des interceptions
stockées dans le serveur de Thalès. les magistrats pourront ensuite piocher
dans ce vaste coffre fort numérique ultra-sécurisé.

Traçabilité ou opacité ?

Autre
avantage mis en avant par les promoteurs du projet : les interceptions sur
Internet deviennent un jeu d’enfants. Aujourd’hui, le web occupe une place
croissante dans les enquêtes. Or les interceptions y sont encore très
marginales, notamment à cause de leur coût élevé.

A partir de 2013, les
officiers de police judiciaire auront donc accès à l’intégralité des
communications électroniques, fixe, mobiles et Internet. Avec un changement de
taille : la traçabilité des opérations, qui doit permettre de remonter toute la
chaîne en cas de réquisition suspecte.

Malgré ces nouvelles prérogatives, la nouvelle plateforme
est loin de faire l’unanimité au sein de la police. Certains estiment avoir été
écartés du projet et pointent les risques d’intrusion extérieure dans le système
de Thalès. Dans une lettre
à Claude Guéant, le syndicat Synergie-Officiers s’insurge même de l’« opacité qui
a présidé de la mise en œuvre »
du nouveau dispositif.

Les risques pour la vie privée

Au
delà de ces querelles entre la Chancellerie et la Place Beauvau, des
spécialistes pointent surtout les risques de la nouvelle plateforme en terme de
protection de la vie privée.

Le Wall Street Journal vient ainsi de révéler
qu’une technologie semblable à celle de Thalès avait été commercialisée en 2008
en Libye par une autre entreprise française, filiale du groupe Bull, accusée
d’avoir mis tout le pays sous étroite surveillance
.
« La nouvelle plateforme sera contrôlée et offrira toutes les garanties
légales »
, rétorque-t-on Place Vendôme, où on précise que le projet doit
encore passer par un audit indépendant et une décret du Conseil d’Etat.

Malgré
tous ces garde-fous, la protection des libertés individuelles reste le sujet le
plus délicat.

« Sans sombrer dans la paranoïa, il faut savoir que l’Etat
va se doter de moyens de surveillance de plus en plus développés, c’est une
tendance lourde »
, souligne François-Bernard Hugue, chercheur à l’IRIS.

Mais plus encore que la tentation de Big Brother, c’est le développement des
écoutes privées en dehors de tout cadre légal qui inquiète le plus le
spécialiste. Un problème encore plus sensible en période électorale.

Emmanuel
Fansten


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