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Islande - nouvelle Constitution - referendum « consultatif »

Charlotte Chabas - Pascal Riché | rue89.com - lemonde.fr | samedi 20 octobre 2012

samedi 20 octobre 2012




 Les Islandais se prononcent sur une nouvelle Constitution écrite par "des gens ordinaires"
Charlotte Chabas | lemonde.fr | samedi 20 octobre 2012
 Comment la belle Constitution 2.0 de l’Islande menace de dérailler
Pascal Riché | rue89.com | vendredi 19 octobre 2012
 Une Constitution pour changer d’Islande ?
Silla Sigurgeirsdóttir et Robert Wade | monde-diplomatique.fr | jeudi 18 octobre 2012



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Les Islandais se prononcent sur une nouvelle Constitution écrite par "des gens ordinaires"
Charlotte Chabas | lemonde.fr | samedi 20 octobre 2012

Les Islandais sont appelés aux urnes, mais rien dans la ville n'indique qu'une campagne électorale bat son plein.
Les Islandais sont appelés aux urnes, mais rien dans la ville n’indique qu’une campagne électorale bat son plein. | Charlotte Chabas / Le Monde.fr

En Islande, les résultats décevants de l’équipe de football nationale déclenchent décidément bien plus de passions que les élections. Avec peu d’enthousiasme, les quelque 320 000 habitants de cette petite île perdue au milieu des eaux froides de l’Atlantique Nord avaient réélu en juin leur président, Olafur Ragnar Grimsson. Cette fois, c’est dans une indifférence générale qu’ils doivent se prononcer, samedi 20 octobre, sur une nouvelle Constitution.

Le scrutin est pourtant historique, dans cette petite démocratie parlementaire où la loi fondamentale, adoptée à la hâte en 1944 après l’indépendance de l’île, reste calquée sur celle du Danemark. Le nouveau texte proposé au référendum est d’autant plus novateur qu’il a été rédigé par un groupe de vingt-cinq "gens ordinaires", représentants de la société civile, directement élus en 2010 par et parmi le peuple. Mais ce qui devait constituer l’aboutissement d’une révolution démocratique ne fait plus fantasmer que les Européens, persuadés d’assister à la naissance de "la démocratie de demain".

LA "RÉVOLUTION DES CASSEROLES"

Après une crise financière sans précédent qui, en 2008, avait mis à terre tous les fondements de leur société, les Islandais aspiraient pourtant au changement. Casserole à la main, nombre d’entre eux étaient descendus dans les rues de Reykjavik en 2009 pour obtenir la démission du gouvernement, et porter pour la première fois à la tête du pays une majorité de gauche.

A peine désignée première ministre, Johanna Sigurdardottir annonçait alors l’organisation d’un débat national sur la Constitution, et la tenue d’élections pour former une Assemblée constituante chargée de rédiger un nouveau texte fondamental. Une mesure que beaucoup ont perçu comme un symbole du changement, mais qui avait surtout une justification politique, puisqu’elle était la principale condition pour que survive la coalition de gauche.

LES PREMIERS SIGNES DU DÉSINTÉRÊT POPULAIRE

En novembre 2010, près de cinq cents candidats issus de la société civile se présentent alors pour rédiger la nouvelle Constitution. Agriculteurs, postiers, ouvriers, professeurs, entrepreneurs, avocats : tous aspirent à devenir les "sages" qui refonderont le pays. Mais un taux d’abstention record – 36 % de participation, le plus faible de l’histoire du pays – vient sanctionner l’élection, et trahit les premiers signes d’un certain désintérêt populaire.

L'Assemblée constituante a travaillé pendant quatre mois pour présenter un nouveau projet de Constitution.
L’Assemblée constituante a travaillé pendant quatre mois pour présenter un nouveau projet de Constitution. | (C) MOTIV, Jón Svavarsson/(C) MOTIV, Jón Svavarsson

"Il y avait beaucoup de handicaps : une médiatisation faible, une campagne très courte, un manque évident de pédagogie, et un mode de scrutin particulièrement complexe, analyse Rosa Erlingsdottir, professeure de sciences politiques à l’université de Reykjavik. Mais ce premier résultat montrait déjà un décalage entre les attentes du peuple et le processus mis en place." Les vingt-cinq élus sont d’ailleurs pour la plupart issus des élites de la société islandaise, et certains avaient même occupé par le passé des postes politiques de premier rang.

UNE E-RÉVOLUTION EN DEMI-TEINTE

Pendant quatre mois, ces élus d’un nouveau genre ont donc planché sur leur projet de Constitution. Pour les aider dans leur démarche, un processus unique a également été mis en place sur Internet. Grâce aux réseaux sociaux, tout Islandais pouvait en effet contacter directement les membres de l’Assemblée constituante, ou réagir aux projets d’articles mis en ligne. Mais là encore, la "e-révolution" annoncée par tous les médias européens n’a pas été à la hauteur des espérances. Au total, l’initiative n’a recueilli que 3 600 commentaires, et 370 propositions d’articles. Un chiffre décevant même dans un pays qui compte autant d’habitants que la ville de Nice.

Le texte qui en ressort est cependant "loin d’être dénué d’intérêt", souligne le sociologue Helgi Gunnlaugsson. "Il recoupe toute une série d’inquiétudes qui traversent la société islandaise, que ce soit au niveau de la liberté d’informer, la manière de nommer dans la fonction publique, le rôle des institutions et la manière qu’a le peuple d’interagir avec elles, mais aussi la protection des ressources nationales", analyse-t-il.

Des enjeux que traduit bien le préambule du texte : "Nous, peuple d’Islande, souhaitons créer une société juste offrant les mêmes opportunités à tous. Nos origines différentes sont une richesse commune, et ensemble nous sommes responsables de l’héritage des générations : la terre, l’histoire, la nature, la langue et la culture."

Pour Katrin Oddsdottir, l’une des vingt-cinq membres de l’Assemblée constituante, "le projet final est une vraie avancée pour la société islandaise, et constitue l’aboutissement d’un consensus global". "Nous n’étions pas tous d’accord, mais nous avons passé des journées entières à discuter> pour parvenir à un texte qui peut vraiment rendre une cohésion à la nation islandaise", explique cette jeune avocate, qui s’est fait connaître par son implication dans la "révolution des casseroles". Consciente des limites du projet, elle déplore que le texte n’aille "pas assez loin sur certains points, notamment sur la conservation écologique de notre île", mais est particulièrement fière de certaines avancées en matière d’égalité des sexes, ou encore "d’avoir inscrit dans la Constitution que l’Islande ne pouvait pas avoir d’armée".

LIMITES ÉTHIQUES

Beaucoup de spécialistes n’hésitent pourtant pas à critiquer les limites éthiques et juridiques du processus. C’est le cas notamment de Ragnhildur Helgadottir, professeure de droit à l’Université de Reykjavik. Si elle a conseillé les vingt-cinq membres de l’Assemblée constituante dans la rédaction du texte, elle estime que les élus, désignés dans la précipitation, restent "de grands inconnus" pour la population. "Or, puis-je voter pour quelqu’un chargé de rédiger la Constitution de mon pays alors que je n’ai aucune idée de sa conception du rôle de président de la République ou de ses propres intérêts en matière écologique, par exemple ?"

Un obstacle qui se double pour Ragnhildur Helgadottir d’une limite pragmatique. Une Constitution reste en effet "un texte éminemment formel, régi par une série de codes législatifs qui ne sont pas à la portée du premier venu. Même si le peuple vote oui au référendum, on ne sait pas si, dans les faits, le texte pourra être ratifié."

La crise qui a secoué l'île en 2008 a ébranlé les fondements de la société.
La crise qui a secoué l’île en 2008 a ébranlé les fondements de la société. | Charlotte Chabas/Le Monde.fr

"LA BATAILLE DE L’ISLANDE"

Samedi, les Islandais devront donc décider s’ils préfèrent garder leur ancienne Constitution ou opter pour la nouvelle. Et le résultat de ce scrutin sera observé de près par toute la classe politique islandaise. Le Parti de l’indépendance, très conservateur, a en effet appelé les électeurs à voter "non" au référendum, "d’une part parce qu’il juge ses rédacteurs incompétents, d’autre part parce que l’Althingi [le Parlement] n’a pas eu à se prononcer sur le texte", explique Michel Sallé, docteur en sciences politiques et spécialiste de l’Islande.

Si la consigne est très suivie, cela pourrait constituer un bon indicateur en vue des élections législatives du printemps, où la droite, très bien placée dans les sondages, espère revenir au pouvoir. La réélection du président sortant en juin, pour un cinquième mandat, les avait déjà confortés dans cette perspective.

A lire : Plus divisée que jamais, l’Islande choisit son président

Un enjeu électoral que n’a pas manqué de souligner dans un éditorial très remarqué le journaliste et écrivain Hallgrímur Helgason, sur le site d’informations islandais The Reykjavik Grapevine. Sous le titre "La Bataille de l’Islande", il rappelle que derrière le référendum se joue "une bataille entre le vieux château, qui n’a désormais plus de pouvoir mais conserve l’argent, et les gens de la rue, ceux qui ont pour l’instant encore du pouvoir, mais sont terrifiés que cela s’arrête au printemps. Pour se préserver, ils veulent écrire leurs propres règles, avant que ceux qui ont déjà échoué par le passé reprennent l’avantage."






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Comment la belle Constitution 2.0 de l’Islande menace de dérailler
Pascal Riché | rue89.com | vendredi 19 octobre 2012

Samedi, les Islandais seront consultés sur leur nouvelle Constitution. La droite parie sur une faible participation, qui mettrait fin à une aventure démocratique inédite.


Une porte militante, à Reykjavik, en Islande (Pascal Riché/Rue89)

(De Reykjavik) En janvier 2009, sur Austurvöllur, la petite place qui jouxte le petit parlement du petit pays qu’est l’Islande, des milliers de personnes tapaient sur des casseroles, un peu pour se réchauffer, surtout pour exiger le départ du gouvernement et accessoirement une nouvelle Constitution écrite par le peuple.

Il s’agissait de demander « une vraie séparation des pouvoirs, d’empêcher les élus d’agir dans leur propre intérêt, de protéger les ressources naturelles... » résume Birgitta Jonsdottir, une des leaders des manifestations, anarchiste devenue depuis députée.

Ces « révolutionnaires », qui se mobilisaient après la faillite financière complète du pays, ont eu gain de cause : le gouvernement a démissionné et le projet de Constitution a été mis sur les rails, suivant un processus constituant extrêmement participatif.

Ce samedi, près de quatre ans plus tard, les Islandais se rendent aux urnes, pour un referendum « consultatif » sur la Constitution. Six questions leur sont posées sur le nouveau texte. L’enjeu ne porte pas tant sur leurs réponses que sur le nombre de votants. Si le taux de participation à ce référendum est inférieur à 50%, le beau projet de Constitution risque de finir en fumée. Et dans le pays de l’Eyjafjöll, on sait ce que c’est qu’une grosse fumée.

Les trois étapes d’une belle aventure

Ce serait très dommage : le processus constituant a été une très belle aventure, et le texte qui en est issu est solide.

Eva Baldursdottir, une jeune juriste qui a été chargée d’encadrer le processus de A à Z, est très fière du résultat. N’est-ce pas la première fois, au monde, qu’un peuple s’approprie ainsi sa propre Constitution ? Cela s’est fait par trois voies :

  • le forum constituant,
  • l’élection de l’Assemblée constituante,
  • la participation sur Internet.
1

Le forum constituant

Le 6 novembre 2010, une journée de brain-storming a été organisée, impliquant des centaines de citoyens. Eva raconte :

« On a tiré au sort 1 000 personnes, de tous âges, on les a réunies dans le palais omnisport de Laugardalschöll. Elles étaient regroupées par tables de huit ou dix, pour un brain-storming d’une journée. On leur a demandé de lister les grandes valeurs de l’Islande, les grandes priorités... »

Ce fut, par exemple, « l’égalité face au droit de vote » ou le fait que les ressources naturelles (poissons, notamment) « appartiennent au peuple »...

2

L’élection de l’Assemblée constituante

Le 27 novembre 2010, les Islandais élisent un groupe de 25 Islandais « ordinaires » (ou à peu près) : 523 personnes se sont présentées aux suffrages, beaucoup plus que prévu.

« Un concours de beauté », a ironisé la droite. Parmi les élus, aucun ouvrier, aucun pêcheur, mais des universitaires, journalistes, médecins, responsables d’entreprise. Et un pasteur.

3

La participation sur Internet

Dès le départ, le travail des 25 a été rendu public, sur Internet. La transparence était totale : les Islandais pouvaient assister aux réunions, où les suivre sur YouTube. Chaque semaine, le projet de texte était publié en l’état. Chaque article étant discuté. Les Islandais pouvaient, sur une page Facebook, par e-mail ou sur Twitter, proposer des amendements, faire de nouvelles propositions, demander des éclaircissements. Les membres du Conseil constituant répondaient aux remarques des internautes...

En trois mois, sur le site du Conseil ou sur les réseaux sociaux, quelque 4 000 contributions et commentaires ont été consignés. Rapporté à la population du pays (320 000 personnes), ce n’est certes pas si négligeable. Au moins, l’Islande peut se vanter d’avoir, la première, inventé la Constitution 2.0.

Le texte fut remis au parlement le 29 juillet 2011 : 114 articles répartis sur 9 chapitres. La nouvelle Constitution, si elle est adoptée un jour, modifiera sensiblement l’équilibre des pouvoirs, faisant passer l’Islande d’un régime parlementaire à un régime semi-présidentiel.

Par ailleurs, elle instaure des mécanismes démocratiques nouveaux, comme le référendum d’initiative populaire, et intègre des garanties quant aux libertés.

La droite en embuscade

Au départ, tous les partis étaient favorables à la réforme. Mais la droite a vite compris que le processus risquait de conduire à une catastrophe pour elle. Car derrière les grands principes évoqués lors du forum national se cachent de lourds enjeux politiques.

Que signifie ainsi « égalité du droit de vote » ? Actuellement, un député urbain (traduisez : de Reykjavik) représente deux fois plus d’électeurs qu’un député rural. Le résultat, c’est que jusqu’à 2008, la droite a dirigé le pays sans discontinuer depuis les années 30.

Que signifie encore « les ressources naturelles doivent appartenir au peuple » ? Les propriétaires des bateaux de pêche, qui forment la clientèle du Parti de l’indépendance, y voient une menace pour leur liberté commerciale...

Pour les deux partis de droite (le Parti de l’indépendance et le Parti progressiste), cette réforme constitutionnelle a donc vite été considérée comme une machine infernale qu’il fallait désamorcer au plus vite.

L’élection ratée de l’Assemblée constituante leur a fourni le prétexte pour ouvrir le feu. Face à la complexité du scrutin, le taux de participation fut en effet faible : 36%, un record historique d’abstention. La légitimité de cette Assemblée fut questionnée. Finalement, la Cour suprême décida d’invalider l’élection, invoquant des raisons techniques que beaucoup d’Islandais jugent assez oiseuses. Pour ne pas tout recommencer à zéro, le parlement décida de muer « l’Assemblée constituante » en simple Conseil consultatif, mais il garda à bord les 25 élus.

Depuis, les deux partis de droite contestent la légitimité de l’ensemble du processus. Et font tout pour le freiner. Il a fallu ainsi plus d’un an, après la remise du texte, avant que puisse être organisée la consultation des citoyens sur le texte constitutionnel.


Geir Haarde (Pascal Riché/Rue89)

Sur le fond du texte, les critiques sont minimes. Mais la droite conteste la façon dont il a été façonné. Exemple, ce propos de Geir Haarde, l’ancien Premier ministre chassé par la rue, qui me reçoit dans le cabinet juridique qui l’a recueilli :

« Je ne pense pas que la Constitution avait besoin d’une révision immédiate. Il y a certes des points qui doivent être modernisés. Mais le processus ordinaire, pour la réviser, est très clair.

Le parlement rédige le texte et l’approuve, puis il y a des élections parlementaires, puis une nouvelle approbation. Je ne pense pas que la façon dont le processus a été engagé débouchera sur une réussite ».

En outre, selon Haarde, qui s’est retiré de l’arène politique, les questions soumises au vote sont bizarrement formulées.

Sur ce point, il n’a pas tort.

Les six questions posées aux citoyens

Le vote « consultatif » de samedi ne portera que sur six questions :

  • « 1. Voulez-vous que les propositions du Conseil constituant servent de base à la nouvelle Constitution ? [Mais si l’on répond oui à cette question, peut-on répondre non aux autres ? ndlr.]
  • 2. Voulez-vous que, dans la nouvelle Constitution, les ressources naturelles qui ne sont pas propriété privée soient déclarées propriété de la nation ?
  • 3. Voulez-vous que figure dans la nouvelle Constitution une clause sur une Eglise nationale islandaise ? [Sans que l’on sache vraiment si cette clause prévoirait la séparation de l’Eglise et de l’Etat ou au contraire confirmerait le lien constitutionnel qui lie cette Eglise nationale protestante à l’Etat, ndlr.]
  • 4. Voulez-vous que la nouvelle Constitution autorise plus que cela n’est le cas dans la présente Constitution l’élection personnelle ?
  • 5. Voulez-vous faire figurer dans la nouvelle Constitution une clause stipulant que les voix des électeurs pèsent d’un poids égal, quel que soit leur lieu de résidence dans le pays ?
  • 6. Voulez-vous faire figurer dans la nouvelle Constitution une clause permettant à un certain pourcentage des électeurs d’exiger un referendum sur un sujet donné ? [Le projet de Constitution prévoit que 10% des citoyens puissent provoquer un référendum, ndlr.] »

Deux scénarios : le noir et le rose


Le parlement islandais (Pascal Riché/Rue89)

Une fois approuvé par le peuple, le texte constitutionnel doit être voté par le parlement une première fois avant les élections d’avril 2013, puis une seconde fois, dans des termes identiques, par le parlement issu de cette l’élection.

Le pari du Parti de l’indépendance est clair : tout faire pour que l’élection consultative du 20 octobre soit un flop en terme de participation, puis gagner les législatives d’avril 2013 et enterrer le projet. A lire les sondages, c’est une stratégie qui a du sens : les Islandais se préparent à renvoyer une majorité conservatrice à l’« Althing », leur parlement.

Autrement dit, la révolution constitutionnelle islandaise, une très belle aventure démocratique, risque de partir aux oubliettes de l’Histoire.

Si au contraire la participation est très forte, autour de 70%, aucun parti n’osera jeter le nouveau texte aux orties. Le peuple islandais aura alors réussi un coup de maître, imposant un nouveau contrat social à sa classe politique partiellement réticente...


L’aube à Reykjavik (Pascal Riché/Rue89)




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Une Constitution pour changer d’Islande ?
Silla Sigurgeirsdóttir et Robert Wade | monde-diplomatique.fr | jeudi 18 octobre 2012

Le 20 octobre, les Islandais voteront pour adopter ou rejeter la nouvelle Constitution qu’ils préparent depuis deux ans. Héritée du Danemark, la loi fondamentale qui régit actuellement la République d’Islande a été adoptée à la hâte en 1944, au lendemain de l’indépendance. A l’époque, il s’était principalement agi de remplacer le roi par un président élu, étant entendu que le texte, considéré comme provisoire, serait amendé à la première occasion. Ce n’est que fin 2008, en plein cœur de la tourmente financière qui secouait alors les institutions et sous la pression des mouvements citoyens, que la nécessité d’une refondation complète s’est finalement imposée.

Le projet sur lequel les électeurs auront à se prononcer dans quelques jours a été conçu à l’écart de toutes les structures politiques conventionnelles, sous la supervision d’un conseil de vingt-cinq représentants de la société civile élus lors de scrutins ouverts. Et c’est en lançant une vaste consultation interactive sur Internet et les réseaux sociaux que l’Assemblée constituante a débuté ses travaux. Le procédé, inédit dans les annales de la construction démocratique, a été retenu en partie en raison de la piètre estime en laquelle la population tient sa classe politique, depuis que le pays a évité de justesse la faillite à l’automne 2008 (1). Un désaveu qui ne semble pas se démentir puisqu’un sondage révélait récemment que neuf Islandais sur dix n’accordent aucune confiance à leur Parlement.

Dans un tel contexte, le référendum n’a cessé de soulever la controverse et ses détracteurs sont nombreux. Dans le camp de la droite, le Parti de l’indépendance, qui domine la scène politique et le Parti du progrès, plus modeste, se sont farouchement opposés au projet dès ses prémices. Rien de vraiment surprenant : les deux formations ont largement bénéficié du système. L’une et l’autre ont exercé le pouvoir sans discontinuer de 1926 à 2009, souvent ensemble, au sein de gouvernements de coalition. L’hostilité des avocats n’étonne pas non plus : issus des rangs de la faculté de droit de l’Université d’Islande, ils entretiennent des liens étroits avec les milieux politiques et considèrent en outre que la réforme constitutionnelle relève de questions purement juridiques sur lesquelles il revient à eux seuls de trancher. La prise de distance du gouvernement actuel interpelle davantage. A l’initiative du projet, dès son arrivée aux affaires en janvier 2009, la coalition de l’Alliance social-démocrate et du Mouvement des verts de gauche semble désormais contrariée par ses retombées. Seuls le premier ministre et quelques députés font montre d’un quelconque enthousiasme à ce sujet.

A l’inverse du modèle social-démocrate qui prévaut dans les autres pays nordiques, le minuscule Etat insulaire islandais (qui ne compte que 320 000 habitants) a depuis longtemps aboli les frontières entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Il est ainsi commun pour ceux des ministres qui ont la haute main sur les affaires d’offrir des positions dans l’appareil d’Etat, de favoriser les monopoles privés ou encore de disposer à leur guise des ressources publiques. Les proches, clients et financiers des dirigeants politiques sont les premiers bénéficiaires de ce système de prébendes généralisé. Il y a quelques années, le Ministre de la justice Björn Bjarnason (IP) avait ainsi nommé le neveu du Premier ministre Davíð Oddsson’s (IP), M. Ólafur Börkur Þorvaldsson, puis son ami Jón Steinar Gunnlaugsson à la Cour suprême. Quelque temps après, c’était au tour du fils du premier ministre, M. Þorsteinn Davíðsson, d’obtenir une nomination à un poste de juge.

Entre 1998 et 2003, deux banques publiques ont été vendues à des proches du pouvoir exécutif. S’en était suivie une dérégulation du système, d’autant plus rapide qu’en même temps qu’il encourageait les nouvelles entités privées à prendre leur place en tant qu’acteurs majeurs de la finance internationale, le gouvernement neutralisait l’autorité de régulation censée les surveiller (2). En 2006, celle-ci n’employait en effet que quarante-six personnes pour mener à bien sa mission de contrôle de trois des institutions bancaires parmi les trois cents plus importantes du monde. En remerciement pour services rendus, les élus à l’origine des privatisations avaient été récompensés en monnaie sonnante et trébuchante. Ainsi, en 2008, dix des soixante-trois députés qui siégeaient au Parlement avaient bénéficié de prêts d’une valeur moyenne de 9 millions d’euros, tandis que leurs partis recevaient des dons d’un montant équivalent à environ 6,20 euros par habitant.

Un autre scandale a éclaté au grand jour lorsque, peu après le krach, le grand patron Björgólfur Guðmundsson s’est déclaré en faillite personnelle. A cette occasion, le public a découvert que sa dette, évaluée à 580 millions d’euros, était aux deux tiers détenue par la banque dont, grâce à ses accointances politiques, il était à la fois le principal actionnaire et le président du conseil d’administration  ; sans compter le fait que son vice-président Kjartan Gunnarsson était aussi le président historique du Parti de l’indépendance. Pour toute défense, l’intéressé avait déclaré que sa banque avait été très heureuse de lui prêter de l’argent.

A plus grande échelle, la coalition de droite au pouvoir pendant près de deux décennies a opéré un transfert fiscal systématique des classes aisées vers les contribuables les plus modestes. En mettant en œuvre une politique fiscale réduisant presque à néant l’imposition sur le capital en même temps qu’un gel du barème de l’impôt sur le revenu, elle a permis à la rente d’échapper à l’impôt tandis que, dans un contexte d’inflation, de plus en plus de familles pauvres devenaient imposables. Le coefficient de Gini – qui mesure les inégalités – appliqué au revenu après imposition (sans prendre en compte la fuite des capitaux vers des paradis fiscaux) est passé du niveau moyen des pays nordiques en 1995 à celui des Etats-Unis en 2007. Des données qui viennent seulement d’être divulguées, l’Agence nationale de la statistique, placée sous l’autorité du premier ministre, refusant jusqu’à présent de communiquer les chiffres de la répartition du revenu.

L’objectif poursuivi par Reykjavík était alors de se démarquer des pays du nord de l’Europe, volontiers présentés par le gouvernement et les médias comme des sociétés «  couvées par un Etat-providence trop généreux  », pour donner de l’Islande l’image d’un pays doté d’un capitalisme triomphant à l’américaine. «  Nous devrions cesser de nous comparer aux autres pays nordiques. Après tout, nous leur sommes supérieurs par de nombreux aspects  », écrivait en 2006 le président de la chambre de commerce islandaise dans un rapport destiné à ses membres (3).

La crise financière et bancaire d’octobre 2008 avait soulevé dans tout le pays un mouvement de protestation citoyenne d’une telle ampleur que le gouvernement avait été contraint de remettre sa démission en janvier 2009. L’une des revendications les plus fortes portait sur la réécriture de la Constitution et s’appuyait sur l’exemple des républiques d’Europe centrale et de l’Est, qui s’étaient toutes dotées de nouveaux outils constitutionnels dans les dix ans qui avaient suivi l’effondrement du bloc communiste. Dès son accession au pouvoir, le premier gouvernement de gauche jamais élu dans le pays s’était engagé à répondre aux attentes de la population et une décision avait rapidement été prise de procéder en trois étapes : organisation d’un large débat national, désignation d’un collège d’experts, et enfin, tenue d’élections générales en vue de former une Assemblée constituante composée de représentants de la société civile chargés de rédiger le projet.

Un échantillon de mille personnes, sélectionnées au hasard dans la limite des contraintes d’âge, de sexe et de répartition territoriale, a planché pendant une journée sur les contours et la mise en œuvre du projet. Il est ressorti de ce forum que le texte devrait être soumis à référendum (et non pas confiné au Parlement), et que les citoyens devraient être partie prenante du processus. L’Islande ayant un des taux de connexion à Internet les plus élevés au monde (4), l’option d’une vaste consultation en ligne est apparue comme une évidence.

Dans le même temps, le Parlement désignait un collège de sept experts, qui, au terme de ses consultations, a présenté un rapport de sept cents pages composé d’une part d’un examen détaillé de la Constitution existante et d’autre part des modifications et additions jugées nécessaires.

Preuve de l’intérêt suscité par la démarche, en novembre 2010, les élections générales organisées en vue d’élire la Constituante ont attiré plus de cinq cents candidats. Paradoxalement, à la suite d’une plainte déposée par trois personnes proches du Parti de l’indépendance, au motif que les isoloirs choisis n’auraient pas permis de garantir la confidentialité, la Cour suprême a invalidé les élections tout en admettant que ces raisons techniques n’étaient pas de nature à remettre en cause les résultats du scrutin. Cette première dans l’histoire des démocraties occidentales n’a pas empêché le Parlement d’appointer les vingt-cinq membres du Conseil constitutionnel.

Les travaux ont ainsi commencé le 1er avril 2010 pour s’achever quatre mois plus tard, en juillet. Durant toute la durée des consultations, les interactions avec le grand public ont été nombreuses. Des projets d’articles étaient régulièrement mis en ligne sur le site du Conseil et ouverts aux commentaires. Facebook et Twitter ont également été largement utilisés. Les réunions étaient à la fois ouvertes au public et retransmises en direct sur les réseaux sociaux. Au terme de ce long processus, le Conseil a voté à l’unanimité la présentation du projet à la nation et au Parlement.

La loi proposée aux suffrages vise à faire évoluer l’Etat islandais vers un parlementarisme rationalisé s’apparentant au modèle en vigueur au Canada, en Allemagne, en Italie, en Inde ou encore au Japon. Elle déclare en préambule : «  Nous, peuple d’Islande, souhaitons créer une société juste offrant les mêmes opportunités à tous. Nos origines différentes sont une richesse commune, et ensemble nous sommes responsables de l’héritage des générations : la terre, l’histoire, la nature, la langue et la culture. L’Islande est un Etat libre et souverain, dont la liberté, l’égalité, la démocratie et les droits humains sont les piliers.  »

Il semble peu probable qu’un préambule rédigé par le Parti de l’indépendance, dont la doctrine ultra individualiste est calquée sur celle des républicains américains, aurait de la même manière mis en exergue l’égalité ou élevé la notion de diversité au rang de richesse commune. L’idée même de citoyens forgeant en partie leur identité en s’engageant dans un projet d’intérêt national est parfaitement étrangère à l’idéal du «  self-made man  » si prisé par cette sensibilité politique.

La réflexion s’est articulée autour des grands thèmes fondamentaux que sont la séparation et l’équilibre des pouvoirs, le renforcement des mécanismes de contrôle de l’Etat et la participation citoyenne. Ces préoccupations ont inspiré les différents articles sur la liberté d’informer, la liberté des médias, les nominations dans la fonction publique, l’indépendance des principales agences gouvernementales, et le rôle du président.

Le Conseil a aussi souhaité intégrer une dimension environnementale, en introduisant la notion de protection des ressources nationales, appliquée notamment à la pêche, la géothermie et l’industrie minière. Le nouveau texte comprend une injonction à utiliser les ressources publiques au profit de la nation et non plus de l’Etat et stipule que ceux qui tirent bénéfice du bien commun devront en contrepartie reverser leur dû à la collectivité. L’industrie halieutique est particulièrement sur la sellette. Les Islandais sont extrêmement furieux de la manière dont les «  barons de la pêche  » ont pu opérer virtuellement sans reverser aucune charge, tout en rémunérant grassement les politiques et patrons de presse dont ils dépendent pour protéger leur rente.

En admettant qu’une majorité de votants approuve le projet de Constitution le 20 octobre, le texte devra encore être ratifié par le Parlement, ce qui, dans le contexte actuel, paraît probable. Cependant, de nombreux obstacles demeurent. Le Parti de l’indépendance fait campagne pour inciter les électeurs à rester chez eux dans l’espoir qu’une faible participation invalide le scrutin. Si, comme cela est pronostiqué, ce Parti devait revenir aux affaires après les élections du printemps 2013, il y a fort à parier qu’il trouverait de nouveaux moyens de saboter le projet, de manière directe ou en recourant à la Cour suprême. Le risque est grand en effet que son fonctionnement, fondé sur le clientélisme et le népotisme, ne soit totalement ébranlé par la séparation réelle des pouvoirs.

Le Président Ólafur Ragnar Grimsson, qui a été réélu pour la cinquième fois consécutive en juillet 2012 avec une majorité de 52 % et débute un nouveau mandat de quatre ans, pourrait aussi préférer conserver un texte dont le manque de clarté lui a permis de faire évoluer sa fonction vers un interventionnisme qu’aucun de ses prédécesseurs ne s’était autorisé. Par trois fois, il s’est ainsi refusé à entériner des lois votées par le Parlement, préférant convoquer un référendum. Du jamais vu dans l’histoire du pays. Ancien professeur de sciences politiques, le Président Grimsson excelle dans l’art de la rhétorique. Il n’a cessé de tirer le signal d’alarme et de mettre en garde l’opinion contre les dangers liés d’une part à la réduction de ses prérogatives, et d’autre part à l’institution d’un droit au référendum d’initiative citoyenne dès lors qu’il serait demandé par 10 % du corps électoral.

Alors que la date du scrutin approche, de nombreux parlementaires, en particulier dans les rangs du Parti de l’indépendance ou du Parti du progrès, montent au créneau pour exprimer ouvertement leur opposition. Un ancien professeur de droit, désormais juge à la Cour suprême, analyse ainsi ce comportement : «  Le pouvoir a permis aux ministres et plus encore aux responsables des partis politiques de consolider leurs positions. Consciemment ou inconsciemment, ils n’ont pas envie que le système change (5.  » Dans le cas d’un franc succès du référendum, il faudra observer les réactions du président et de l’ensemble de la classe politique islandaise, car celles-ci ne devraient pas manquer d’intérêt.

Silla Sigurgeirsdóttir est maîtresse de conférences en politiques publiques à l’université d’Islande, Robert Wade est professeur d’économie politique à la London School of Economics.

(1) Lire Silla Sigurgeirsdóttir et Robert Wade, «   Quand le peuple islandais vote contre les banquiers   », Le Monde diplomatique, mai 2011.

(2) Voir, à ce sujet, le documentaire de Charles Ferguson «   Inside job   », 2010.

(3) Chambre de commerce islandaise, «   Viðskiptaþing Ísland 2015   » (PDF), Reykjavík, février 2006.

(4) En 2012, selon l’Agence de statistiques islandaises, l’accès à Internet est de 93 à 96 % à l’échelle individuelle et de 92 à 95 % chez les ménages islandais.

(5) Entretien avec Eiríkur Tómassson, télévision islandaise «   Kastlijós   » , 27 novembre 2010.

Dans «  Le Monde diplomatique  »

  • « Quand le peuple islandais vote contre les banquiers », Silla Sigurgeirsdóttir et
    Robert Wade, mai 2011.
    Sous la pression des spéculateurs, de nombreux gouvernements ont fait le choix de l’impuissance. Consultés par référendum, les Islandais suggèrent une autre voie : adresser la facture de la crise à ceux qui l’ont provoquée.
  • « Etonnante Islande, fière de son identité... », Philippe Bovet, novembre 1996.
    Pour l’Islande, il n’y a nul paradoxe à préserver farouchement son identité tout en s’ouvrant sans complexe au grand large. Elle a choisi, comme la Norvège, d’être aux côtés de l’Union, grâce à son appartenance à l’Espace économique européen, sans pour autant en faire partie. Et elle s’en porte plutôt bien...
  • « Une démocratie peu connue fleurit sur un îlot de lave inhospitalier », Brigitte Friang .
    L’Islande, de par les origines de son peuplement et les conditions naturelles qu’il eut à combattre, de par son isolement géographique, ses siècles de dépendance du royaume du Danemark, l’aménité de ses mœurs nationales… a engendré une démocratie et une civilisation aussi remarquables que remarquablement méconnues. Reportage.


Voir en ligne : Les Islandais se prononcent sur une nouvelle Constitution écrite par "des gens ordinaires"

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