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"Podemos" à Paris

Rafael Poch | 9 novembre 2014

mercredi 3 décembre 2014

Au sein du domino européen, l’hypothèse d’une réaction en chaîne est d’actualité : si Syriza gagne en février et Podemos s’installe à Madrid, la France s’éveillera.

Un des collaborateurs de Pablo Iglesias, Jorge Lago, est passé par Paris. Cette visite constitue une nouvelle preuve de la fascination que le phénomène Podemos suscite dans la gauche française. Lago fut interviewé par quelques-uns des principaux médias alternatifs français tels que Mediapart (100 000 abonnés et une rédaction de 50 membres, déjà une source et une référence incontournables pour les médias conventionnels) ou Arrêt sur images, un espace d’analyse des médias, avec 25 000 abonnés dirigé par Daniel Schneidermann. Lago, qui a séjourné pendant un an à Marseille il y a 13 ans, parle un bon français et s’en est très bien sorti.

Ces « garçons dégourdis » que nous avons interviewés à Berlin en mai dernier à la veille des européennes, sont dorénavant un facteur primordial de la politique espagnole, à un tel point que l’hypothèse qu’ils gouvernent en Espagne — avec, dans leur orbite, des mairies importantes : Madrid, Barcelone et autres grandes villes — n’est plus du tout une plaisanterie.


Chez Podemos, il y a des gens qui ont la tête sur les épaules, comme le démontre leur capacité à avoir dépassé le paradigme de ce qui reste de la gauche anti-franquiste ; dont le message principal, que 90 % de la société espagnole perçoit clairement, est « ne vote pas pour moi ». Podemos vise la prise du pouvoir par la voie institutionnelle. Il a compris que son adversaire n’était pas la « droite » mais quelque chose de beaucoup plus vaste et prééminent : une oligarchie dont l’orientation et le programme portent préjudice à 90 % de la population. C’est pour cela que la tactique de Podemos est la même que celle mise en avant par le plébiscite chilien de 1988, immortalisée dans le film de Pablo Larraín « No ».


L’Amérique latine en a été une source d’inspiration. Là-bas, différents mouvements et dirigeants ont réussi à accéder au pouvoir grâce à une écrasante majorité populaire mise à mal. On les appellent « populistes » mais, tout d’abord, ce qualificatif ne déplaît pas aux cerveaux de Podemos — ils ont lu Ernesto Laclau, « La raison populiste », 2005 — car leur point d’appui est le bon sens et non pas le catéchisme radical ; ensuite, car ils prennent acte qu’après maintes décennies d’échecs, ces mouvements et leurs dirigeants, avec tous leurs défauts et insuffisances, ont accompli de véritables transformations. Où est-il passé aujourd’hui le Consensus de Washington en Amérique Latine ?


La différence entre le monde d’aujourd’hui et celui des années soixante est que de nos jours un simple programme social-démocrate incluant l’élargissement de l’état social, le nivellement fiscal et la nationalisation de la banque et des services publiques de base, est considéré comme un programme de « gauche radicale », explique Lago. Il a raison : le dirigeant allemand Oskar Lafontaine, la figure majeure du spectre de la « gauche radicale » en Europe, est tout simplement un social-démocrate. En Amérique Latine, le seul fait de s’occuper d’une majorité de la population exclue en lui allouant du budget, a transformé des personnes comme Chavez, Morales ou Correa (un social-chrétien) en quasi révolutionnaires.


La stratégie de Podemos fascine la gauche française, précisément parce qu’elle tombe à pic dans son débat. Le Parti Communiste français, une force qui présente d’importants atouts (organisation, engagement structuré, expérience de l’administration des institutions) mais qui en même temps sent la naphtaline, se maintient dans la conception classique du Front de gauche et s’obstine à travailler avec ce qu’il y a de récupérable, selon eux, dans le Parti socialiste français actuellement au gouvernement. En simplifiant un peu : cette stratégie entretenue au fil de toute une génération (les 30 ans qui nous séparent du tournant néolibéral de la gauche en 1983 avec Mitterrand) a fait sauter les plombs de la société. C’est à peine s’il existe une différence fondamentale entre la gauche officielle et l’éternelle droite. L’électorat de gauche reste à la maison et se laisse même tenter par les jeux de lumière “anti-système” de l’ultra Front national. C’est pourquoi Jean-Luc Mélenchon (4 millions de votes en 2012, un million en 2014) propose quelque chose de complètement différent : convoquer le peuple à un processus constituant qui redéfinisse l’intérêt général, une VIe République, une nouvelle Révolution Française contre l’ordre oligarchique, si semblable de par la répartition des intérêts à l’absolutisme aristocratique dont la déchéance en 1789 dans ce pays déclencha des mouvements libertaires universels encore en vigueur  aujourd’hui : Liberté, Égalité, Fraternité.


Grâce à De Gaulle et à sa forte culture nationale, la France de la Deuxième Guerre mondiale, occupée, divisée et humiliée, réussit à redevenir la principale puissance européenne pendant les « trente glorieuses ». En pleine guerre froide, lorsque le continent était sous protectorat de Washington, la France développa une certaine autonomie sur le plan mondial. À travers sa presse, le monde connotait des accents bien différents de ceux usités à Londres ou à New York. Cette nation a continué de produire de grands penseurs engagés sur le plan social bien après Sartre, Camus ou Braudel. Alors que le désert rétrogradant gagnait du terrain partout, en France il y avait encore des Lacan, des Barthes, des Lévi-Strauss, des Foucault, des Derrida et d’autres. En 1983, Mitterrand a remplacé un programme de transformation nationale par un projet de développement néolibéral européen.


Aujourd’hui, en politique extérieure la France constitue un vassal de plus de l’Empire américain (sa réintégration dans l’OTAN n’a même pas suscité de débat), la presse est, comme partout, contrôlée par quatre ou cinq groupes oligarchiques (Lagardère, Bouygues, Bertelsmann, LVMH …) et au lieu de ces intellectuels qui dynamisait la conscience nationale, on a une déplorable légion de communicateurs et de charlatans médiatiques à la façon de Bernard-Henry Lévy ou de Bernard Kouchner. Sa puissance relative (politique, culturelle, intellectuelle et créatrice en général) fut maintenue jusque dans les années quatre-vingt, son décroissement a coïncidé avec le volte-face de Mitterrand (1983) et son projet d’intégration européenne de type néolibéral. Tout cela rend l’actuel déclin de la France particulièrement angoissant car elle chute de plus haut que la plupart des nations européennes. Aucune nation européenne n’éprouve le sentiment d’avoir tant perdu dans la mondialisation néolibérale que la France. Et elle a encore beaucoup à perdre.


Le grand rival et partenaire allemand a évolué en sens inverse : privée d’une tradition nationale universaliste, l’Allemagne conduit son propre déclin en surfant sur la mondialisation. Sa politique européenne est un prolongement de sa politique patronale nationale. Le projet national allemand, si l’on peut parler de quelque chose de semblable, qui rassemble Merkel, Habermas et Cohn Bendit, consiste à bâtir une Grande Europe fédérale qui mettrait fin à la citoyenneté. Berlin veut plus d’Europe, ce qui malgré Habermas n’a pu se construire que sur le mode du Marktkonforme Demokratie (une démocratie conforme au marché) de Madame Merkel et de ses associés de Bruxelles. En même temps, à Paris, il n’y a pas de projet européen alternatif mais au moins la population sait ce qu’elle ne veut pas, elle a voté contre la constitution européenne en 2005 … On a la sensation que tant qu’il y aura plus d’Europe de type néolibéral, il y aura plus d’Allemagne et moins de France dans le continent ; plus d’Austérité - Inégalité - Autorité et moins de Liberté - Égalité - Fraternité. Cette sensation introduit à Paris une composante nationale particulière sans laquelle l’avancée du Front national ne se comprend pas.


L’angoisse nationale en France dure depuis 30 ans. C’est une angoisse transversale qui se traduit par des mouvements sociaux non identifiés, comme celui des Bonnets Rouges de Bretagne – une sorte de jacquerie moderne — et même, par des initiatives conservatrices du genre de celle du Tea Party tel que la Manif pour tous. Le défi de la gauche est de recueillir, d’articuler, cette angoisse nationale et de l’inscrire dans la série historique française : 1789, 1830, 1848, 1871, 1944 (programme du Conseil national de la résistance), 1968 … Ce qui est absolument impossible en Allemagne (pays des révolutions manquées), la tradition sociale française le rend envisageable. Jusqu’à preuve du contraire, il s’agit d’un pays qui est toujours socialement éruptif, comme l’a dit récemment Nicolas Sarkozy.

Podemos — qui opère de façon évidente sur la déchéance singulière des institutions espagnoles, la débâcle immobilière, la corruption et désenchantement général face au récit officiel à propos de l’après 1978 — est en train de mettre en pratique ce sur quoi une partie de la gauche réfléchit. Voilà précisément pourquoi Podemos fascine à Paris. Nous verrons où cela nous mène.


Cela dit, revenons dans l’espace-temps concret : l’Europe de 2015-2017. Une victoire ou une avancée importante de Podemos à Madrid, associée à la possible victoire de Syriza en Grèce en février prochain, plus ce qui pourrait se passer au Portugal, tout cela pourrait réveiller la France. Au sein du domino européen, l’hypothèse d’une contagion, d’une réaction en chaîne, est plausible : si Syriza gagne en février et Podemos s’installe à Madrid, la France s’éveillera. C’est seulement lorsque chacun des processus constitutifs nationaux auront abouti que nous pourrons alors parler d’Europe en des termes sociaux et citoyens.


Rafael Poch depuis Paris
digital@lavanguardia.es


traduction Marina Almeida et Antoine Durand pour Truks en Vrak

source  : http://blogs.lavanguardia.com/paris-poch/2014/11/09/podemos-en-paris-53500/
trouvé sur : http://www.rebelion.org


Rafael Poch, Rafael Poch-de-Feliu (Barcelone, 1956) a été correspondant pendant vingt ans à La Vanguardia à Moscou (1988-2002) et à Pékin (2002-2008). Ensuite, il a été correspondant à Berlin de 2008 à 2014. Il a fait des études d’Histoire contemporaine à Barcelone et à Berlin-Ouest dans les années 70 et 80 ; il a été correspondant en Espagne du Die Tageszeitung, rédacteur de l’agence allemande de presse DPA à Hambourg et correspondant itinérant en Europe de l’Est (1983-1987). Il a écrit plusieurs ouvrages sur la fin de l’URSS (traduits en russe, en chinois et en portugais), sur la Chine et un petit essai collectif sur l’Allemagne de l’euro-crise. Actuellement, il est correspondant à La Vanguardia à Paris.

Voir en ligne : "Podemos" en París

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