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Les patrons philanthropes en France, une espèce rare

Valérie Lion | lexpress.fr | 10/02/2011

jeudi 10 février 2011

Aux Etats-Unis, les nouveaux philanthropes, emmenés par Bill Gates, donnent des milliards de dollars. En France, les chefs d’entreprise se contentent encore de faire l’aumône. A quelques rares exceptions près.

Une enquête sur la philanthropie des patrons français ? Vous n’allez pas remplir une page !" ironise un connaisseur. "Des philanthropes, dans ce milieu, il en existe, mais ils ne veulent pas parler", nuance un autre. "Ils se comptent sur les doigts des deux mains", tranche un ancien banquier. Pour se réconforter, on file rue de Lille, à Paris, au siège de Fimalac, l’entreprise créée il y a vingt ans par Marc Ladreit de Lacharrière. Cet ancien énarque, aujourd’hui propriétaire de la troisième agence de notation mondiale, Fitch, est à la tête d’une fortune estimée à 700 millions d’euros. Voilà l’un des rares patrons sur la place de Paris à consacrer une (modeste) part de son patrimoine à des actions solidaires, à travers sa fondation Culture & Diversité, dotée de 15 millions d’euros. Un des rares surtout à en parler sans tabous ni gloire. "L’engagement doit faire partie intégrante de la réussite, dit-il. Pour ma part, j’ai choisi la générosité, dans l’espoir de contribuer à construire une société plus harmonieuse."

Marc Ladreit de la Charrière (G), président du groupe international de services financiers FIMALAC AFP/Jacques Demarthon

Atypique, Ladreit de Lacharrière n’a pas fait beaucoup d’émules parmi ses pairs. Ils sont une poignée à agir à travers une fondation personnelle, plus souvent patrons de PME que de multinationales. Quant aux dirigeants du CAC 40, dont les salaires cumulés dépassent les 100 millions d’euros chaque année, selon notre confrère L’Expansion, ils se contentent le plus souvent de créer une fondation d’entreprise. Quelques-uns versent la part variable de leur rémunération à cette fondation, d’autres se mobilisent pour une cause, tels Lindsay Owen Jones (L’Oréal) et Maurice Lévy (Publicis) en faveur de l’Institut du cerveau et de la moelle épinière. Rares sont ceux comme Henri Lachmann, président du conseil de surveillance de Schneider Electric, à avoir investi temps et argent dans une fondation personnelle. Le plus tendance en 2011 : apporter des fonds à sa grande école. L’ancien patron de Carrefour, Daniel Bernard, dont la retraite chapeau avait fait scandale en 2005, a ainsi versé 1 million d’euros à HEC. Un geste banal dans les pays anglo-saxons.

Les 40 milliardaires français recensés l’an dernier par le magazine Challenges seraient-ils prêts, à l’instar de Bill Gates, à donner la moitié de leur fortune ? Le 4 août 2010, le fondateur de Microsoft et le financier Warren Buffett signaient, avec 38 compatriotes, ultra-riches, un "giving pledge" : l’engagement moral de verser, de leur vivant ou à leur mort, au moins 50 % de leur patrimoine pour servir des causes d’intérêt général. Depuis, 17 autres les ont rejoints, dont le génial inventeur de Facebook, Mark Zuckerberg, à peine 30 ans, qui confiait : "Il y a tant à faire, pourquoi attendre la fin de sa carrière ?" Le seul Français de la liste s’appelle Pierre Omidyar, fondateur d’eBay, émigré aux Etats-Unis à l’âge de 6 ans...

Pendant ce temps, de ce côté-ci de l’Atlantique, Bernard Arnault se démène pour installer à Neuilly-sur-Seine la Fondation Louis Vuitton pour la création, financée par LVMH, tandis que François Pinault expose sa collection privée dans un palais vénitien magnifiquement restauré. Grands mécènes, les deux hommes n’ont guère de goût pour la philanthropie. "Passer au don n’est pas facile pour un patron installé dans une logique de profit", décrypte Virginie Seghers, auteure, en 2009, d’un ouvrage sur La Nouvelle Philanthropie. C’est une héritière, Liliane Bettencourt, qui a constitué la fondation familiale la mieux dotée de France, en lui apportant 760 millions d’euros... soit 5 % de sa fortune.

Certes, il existe une tradition française du don "old-money", cultivée par quelques grandes dynasties - les Mulliez (Auchan), les Rothschild ou encore les Mérieux, qui s’expriment ici pour la première fois sur leur engagement. Mais ces clans ont érigé la discrétion en règle, en vertu de la maxime tant de fois répétée qu’elle en est usée : "Le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit." Résultat : "Aucune figure de leader ne se dégage en France", se désole Valérie Aubier, directrice du service philanthropie chez UBS. Il n’y a ni émulation ni entraînement.

Chez nous, la générosité peut paraître suspecte

Or jamais la philanthropie n’a été aussi nécessaire : les moyens des Etats se réduisent comme peau de chagrin quand les besoins sociaux explosent. "Les riches doivent donner, c’est la seule solution", assène, avec un grand sourire, Gonzague de Blignières, patron de Barclays Private Equity. La France n’est pas les Etats-Unis, aiment à rétorquer les esprits savants : ici, l’impôt assure la redistribution ; ici, l’Etat ne voit guère d’un bon oeil l’argent privé se mêler d’intérêt général ; ici, les fortunes sont moins élevées, moins favorisées ; ici, la générosité est suspecte (aurait-on quelque chose à se faire pardonner ?). Autant de mauvaises raisons de se défiler. Surtout que le gouvernement offre, depuis la loi Aillagon en 2003, le dispositif fiscal le plus incitatif au monde. Il a même mis en place, en février 2009, le fonds de dotation, une structure plus accessible que la fondation pour permettre le financement privé d’actions publiques : en deux ans, plus de 500 ont été créés. "Mais ils sont d’abord utilisés comme outil de collecte de fonds, par les universités ou les hôpitaux, et sont en moyenne très peu dotés", regrette Stéphane Couchoux, du cabinet Aklea.


Les milliardaires Warren Buffett (à dr.) et Bill Gates (avec sa femme) incitent leurs pairs à donner comme eux, 50% de leur fortune. AFP/N. Roberts


Faut-il pour autant désespérer ? "Les décideurs se posent davantage la question de leur valeur ajoutée personnelle et de leur contribution au bien commun, ils se demandent comment être utiles et efficaces", croit savoir Jérôme Kohler, cofondateur, avec Antoine Vaccaro et Jean-Pierre Scotti, de la toute nouvelle chaire de l’Essec consacrée à la philanthropie. Créateur en 2004 du Centre d’étude et de recherche sur la philanthropie, Vaccaro se souvient encore de ce jeune patron du CAC jugeant son projet "ringard". Le 27 janvier, pour l’inauguration de la chaire, près de 300 personnes se pressaient... chez BNP Paribas. Car, à la suite d’UBS en 2006, plusieurs banques ont créé des services d’accompagnement à la philanthropie. BNP Paribas a même lancé un cercle de philanthropes qui partent sur le terrain au contact des ONG et de leurs actions. "Il faut faire table rase des clichés sur la culpabilité, la nécessité de posséder des milliards pour agir, et il faut développer l’exemplarité", pense François Debiesse, à l’origine du prix de la Philanthropie individuelle décerné depuis 2008 par BNP Paribas.

L’exemple ? En France, il pourrait venir d’une nouvelle génération d’entrepreneurs, aux fortunes constituées récemment dans la finance ou les nouvelles technologies. Maurice Tchenio, cofondateur d’Apax Partners, officialise ces jours-ci le lancement de sa fondation. Geoffroy Roux de Bézieux a, lui, sauté le pas en 2004 : le fondateur de The Phone House avait empoché 40 millions d’euros en vendant sa société à Carphone. Il a alors décidé d’en consacrer 10 % à des causes humanitaires. "On ne peut pas être entrepreneur sans être philanthrope, assure-t-il : si vous pensez que c’est l’individu qui fait avancer le monde, vous ne pouvez pas vous reposer uniquement sur l’Etat !"

Sa fondation Araok a rejoint un petit groupe informel de fondations familiales, le Club du rond-point, lancé par René de la Serre. "Avoir des biens, c’est avoir une responsabilité", glisse ce grand banquier, aujourd’hui vice-président de la Compagnie financière Edmond de Rothschild, à la tête, avec son épouse, d’une fondation personnelle consacrée à l’enfance déshéritée. Une réflexion partagée par Arnaud de Ménibus : à 62 ans, l’ancien patron de Cogedim, à l’abri du besoin depuis la vente de la société immobilière à l’été 2007, s’est pris de passion pour l’entrepreneuriat social, qu’il soutient à travers un fonds de dotation. Son credo : "Votre réussite est le produit de votre engagement et du travail des autres. Tout le reste n’est que circonstances. Vous êtes donc responsable et redevable."


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