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Agriculteur ou trafiquant de drogue : Bernard Rappaz divise la Suisse

Quentin Girard | liberation.fr | 23/12/2010

vendredi 24 décembre 2010

Un agriculteur est en grève de la faim depuis près de quatre mois après avoir été condamné par le canton du Valais pour culture de cannabis. Son cas divise la Suisse.

Bernard Rappaz, Capture d’écran de son intervention vidéo en mars dernier.

Il entame vendredi son 120e jour de grève de la faim. Bernard Rappaz, chanvrier écologiste dans le canton du Valais, au sud du pays, est en train de se laisser mourir dans une prison suisse. En mars dernier, il a été condamné à cinq ans et huit mois de prison « pour violations graves de la législation sur les stupéfiants ». Il conteste depuis sa peine en faisant une grève de la faim. « Je pense qu’il ne va pas dépasser Noël, si rien n’est fait », a estimé dernièrement Maggie Loretan, son ex-compagne, très inquiète.

Début décembre, un comité de soutien international a été lancé à Paris. Il réunit notamment le philosophe et politique suisse Jean Ziegler, Daniel Cohn-Bendit ou José Bové. Autour d’une idée simple : un homme aujourd’hui ne doit pas mourir dans une prison suisse, quelque soit la raison pour laquelle il est emprisonné.

Les recours se sont donc multipliés pour obtenir sa libération conditionnelle. Pour l’instant sans succès. Le 20 décembre, en dernier ressort, la Cour européenne des droits de l’homme a affirmé qu’elle n’ordonnerait pas la libération immédiate de Bernard Rappaz. Et que celui-ci devait recommencer à se restaurer, avant qu’elle puisse statuer plus en profondeur sur ce cas. Pas avant deux à trois ans, selon son avocat. Avant cette décision, depuis quelques jours, il avait recommencé à prendre des vitamines et du sucre et du sel dans son eau. Cela ne l’empêcherait pas de maigrir.

« Victime expiatoire »

Le cas Rappaz est devenu une affaire d’Etat, qui oppose juges, médecins, et hommes politiques helvétiques. Surtout, il ne date pas d’hier. Depuis le début des années 2000, l’homme est en conflit avec le canton du Valais et l’Etat Suisse. Il a déjà été en prison plusieurs fois. A chaque incarcération, il a commencé des grèves de la faim, jusqu’à cette lourde condamnation en mars dernier.

Farid Ghehioueche, membre de Cannabis sans frontières et du comité international pour la libération immédiate de Bernard Rappaz estime que « le canton de Valais veut faire de lui une victime expiatoire ». Pour lui Bernard Rappaz est un agriculteur prospère qui a pris « à rebrousse-poil les intérêts économiques du Valais, qui au lieu de produire du vin, a produit du chanvre, une plante médicinale dont les possibilités d’utilisation sont multiples. Il a expliqué que le chanvre ne tue pas, alors que l’alcool tue, et ils n’ont pas aimé ».

Depuis les années 80, Bernard Rappaz, né en 1953, défend les bienfaits de cette culture et milite pour la légalisation du cannabis en général. En 1993, il débute son exploitation commerciale à grande échelle. Avant, il vendait quelques coussins pleins de feuilles, idéal pour le sommeil des asthmatiques. Ensuite, la récolte est principalement destinée à des préparations pour tisane ou pour des huiles essentielles, comme celle de nombreux autres agriculteurs. Il le raconte dans un publireportage, Au nom du chanvre. « Comme il y a une crise viticole, c’est le moment de remplacer ces cultures par du chanvre à usage médical et récréatif », argumente-t-il alors. Le tout en profitant d’un certain flou juridique. La société débat pour légaliser le cannabis en Suisse romande, un projet qui finalement n’ira pas jusqu’au bout.

Long cheveux blonds, barbe et belle moustache, le visage un peu rond, on le voit se balader avec le caméraman entre les diverses exploitations, comme un fermier qui montrerait fièrement ses vaches à une équipe de TF1 pour le JT de 13 heures. A l’époque, les plants volent au vent joyeusement entre deux chalets ; les montagnes se dressent en arrière-fond ; une image d’Epinal qui n’a pas duré.

« C’est un trafiquant de drogue »

En 2001, le canton de Valais décide d’interdire définitivement cette culture, la grande majorité des exploitants arrêtent. Sauf Bernard Rappaz, qui estime que sa lutte est idéologique. La police saisit alors 50 tonnes de chanvre et 60 kilos de cannabis dans sa ferme.

S’il suscite une mobilisation de plus en plus forte en dehors des frontières, en Suisse son cas divise. La TSR, la télévision suisse romande, lui a consacré une émission de débat entière mi-novembre. Elle constatait alors en introduction : « Le chanvrier valaisan ne suscite guère de compassion. Deux tiers des Romands seraient même contre sa libération. Faut-il sauver Bernard Rappaz ou le laisser mourir ? A-t-il vraiment mérité une peine aussi lourde, autant que la meurtrière du banquier Edouard Stern ? »

L’idée qu’une grève de la faim puisse permettre d’être libéré ou même de voir sa peine allégée ne plaît pas à tout le monde. Le tribunal fédéral a ainsi ordonné à l’hôpital genevois, où il a été transféré, qu’il soit nourri de force, mais les médecins s’y opposent. Selon eux, une telle pratique serait une atteinte aux droits de l’homme ; elle s’apparenterait à de la torture, on ne peut forcer quelqu’un, même en prison, à se restaurer.

Dans ce débat de la TSR, Philippe Nantermod, député suppléant au Grand Conseil du Valais, 26 ans et les idées libérales comme principe nourricier, expliquait : « Il ne faut pas oublier que ces derniers mois, il a tout fait pour se rendre antipathique auprès de la population valaisanne en faisant passer toutes les autorités, toutes les institutions, et même les Valaisans pour des bourrus qui n’avaient rien compris. » Jean-Luc Addord, libéral également et député au Grand Conseil, va dans le même sens, « Rappaz c’est un trafiquant de drogue, et pour ça on n’a pas à avoir de compassion. Et si on veut le comparer à une meurtrière, y a pas que la cigarette qui tue, y a aussi la drogue qui tue ».

« Une tache de sang sur le drapeau suisse »

Au contraire, dans le même débat, selon Jean-Charles Rielle, conseiller national socialiste, l’un de ses rares défenseurs politiques, Bernard Rappaz n’est pas un trafiquant, « c’est un agriculteur qui a produit dans un contexte particulier, où on se demandait chaque semaine si le cannabis allait être légalisé. Effectivement, il savait qu’il jouait avec la loi - comme tout bon entrepreneur - mais il vendait à des établissements ouverts sous les yeux de tous dans tous les cantons. Et les tonnes de chanvre produites n’ont pas été faites que pour faire des joints. » Actuellement, la législation varie selon les cantons. Si elle est drastique dans le Valais, dans celui de Saint-Gall au nord-est, il est possible de cultiver pour sa consommation personnelle.

En Suisse, on ne plaisante pas avec la loi et ce n’est pas forcément qu’un cliché. A partir du moment où la justice est démocratique et indépendante, cela gêne nombre d’entre eux qu’il puisse y avoir des exceptions, surtout quand il s’agit d’un « multirécidiviste ». Bernard Rappaz traîne comme un boulet d’avoir cambriolé une banque au début des années 80 avec d’autres agriculteurs ; « pour payer les factures », comme le raconte Maggie Loretan.

Pour son ex-compagne, qui s’exprimait dans l’émission de la TSR, cette impopularité s’explique surtout par le fait que « les journaux ont surtout au départ repris les communiqués de presse du procureur, ils sont rarement allés dans le fond » ; il n’ont jamais relayé les arguments idéologiques du chanvrier.

Une vie vaut plus que n’importe quel règlement

L’enjeu pour ses défenseurs aujourd’hui est d’internationaliser ce combat, pour stigmatiser les autorités. Le 17 décembre dernier, lors d’une conférence de presse à Genève, Michel Sitbon, éditeur français, co-fondateur de Cannabis sans frontières et porte-parole de son comité de défense s’est ainsi emporté : « Si la Suisse veut avoir honte jusqu’à la fin de ses jours, qu’elle laisse mourir Rappaz ! Ce serait une tache de sang sur le drapeau suisse ! » Cela rappelle, dans une moindre mesure, les imprécations lors de l’affaire Polanski.

Présent également ce jour-là, Jean-Ziegler, membre du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, célèbre sociologue et homme politique suisse, estime que « c’est une question de principe qui dépasse de loin la réalité helvétique. Une vie vaut plus que n’importe quel règlement, loi ou décision de justice. »

Après la décision de la CEDH, Bernard Rappaz semblait abbattu : « Il ne me reste plus rien, je suis tout cassé ». Farid Ghehioueche veut lui rester « optimiste et volontaire. Il y a matière à toujours trouver une solution. Si au moins on l’assignait à résidence et à porter un bracelet électronique ».

En mars dernier, l’agriculteur chanvrier s’était exprimé en tchat vidéo. Il avait déjà prévu d’entamer une grève de la faim s’il était condamné ; il était pleinement conscient de ce qui l’attendait. « J’espère que mon affaire va faire bouger la cause, il va y avoir des soutiens, un peu de remue-ménage, je pense que c’est bien ». Jusqu’au bout il défendait ses cultures : « Est-ce qu’on peut prendre des risques avec un produit qui n’a pas de doses létales, qui n’a jamais tué personne ? Avec la loi, bien sûr, on prend des risques ». Et de souhaiter, avant d’entrer en prison, d’avoir le temps de prendre un dernier verre de blanc.


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