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Au Yémen, on vit dans la peur des drones

François-Xavier Trégan | letemps.ch | vendredi 21 juin 2013

vendredi 21 juin 2013

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Au Yémen, on vit dans la peur des drones
François-Xavier Trégan | letemps.ch | vendredi 21 juin 2013

Obeiraq
 n’est pas fourni en eau ni en électricité. Les enfants vont à dos d’âne chercher de l’eau au pied du mont qui les sépare des zones du conflit. (Catalina Martin-Chico/Cosmos)

Manasseh , l’un des fiefs d’Al-Qaida, est souvent pris sous le feu des avions sans pilote américains. Obeiraq, le village voisin, n’est pas touché directement, mais si la guerre est ailleurs, elle règne, omniprésente, dans les têtes des habitants

Le ciel des nuits d’Obeiraq scintille d’éclats rouges, éphémères et minuscules. La détonation fuse, brève, aiguë, suivie d’une explosion lourde. Elle « secoue les maisons et fait trembler les vitres ». Une fumée monte des collines. Les femmes en sont « malades », elles ne sortiront pas voir. Les hommes, eux, paradent, bravaches, dans les rues, comme indifférents au ballet des tayyarat bidoun tayar, les ­ « avions sans pilote ». « Les drones, disent-ils, ne nous font pas peur. »

A Obeiraq, 2500 habitants vivent au beau milieu d’un paysage de roches volcaniques et de minuscules buissons odorants, entourés par une ligne continue de montagnes. Le gris des maisons de parpaings se confond avec ces massifs pelés. Ils ceinturent le village situé à l’extrémité orientale de la province de Dhamar. A 150 km au sud-est de Sanaa, derrière les monts Ahmat al-Hajar et Aysel, commence le territoire de la bataille des drones.

Depuis un an, la province d’Al-Bayda, frontalière, est pilonnée sans relâche par les « avions sans pilote » américains. Les forces armées yéménites n’en finissent plus de faire le siège de Radaa et de Manasseh, les fiefs d’Al-Qaida dans l’est du Yémen. Obeiraq est à la lisière de ce déluge de feu et de bruits. A une poignée de mètres.

A Obeiraq, il y a des poteaux électriques, mais pas d’électricité ; des canalisations, mais pas d’eau courante ; des élèves en surnombre entassés dans une seule école. Aucune infrastructure sanitaire. Les pistes crevassées devraient être des routes de goudron depuis bien longtemps. Devant la principale échoppe du village, des habitants partagent en silence des bouts de trottoir et laissent filer le temps. Puis vient le bruit. « Esma, Esma ! Ecoute, écoute ! » Lundi 27 mai, l’avion aurait frappé deux fois. A Obeiraq, la bataille des drones se voit à peine, mais elle s’entend beaucoup. Les femmes restent sur le seuil des maisons. Hommes et enfants crapahutent sur les pistes. Ils traversent sans précaution les champs de cultures. Il s’agit d’arriver vite, pour se placer au plus près de la montagne et mieux voir. Les plus hardis se posteront même à son sommet. Les yeux vers le ciel, le doigt en l’air, Hamid Ahmad Wassel montre à son fils « l’avion ». Alors que d’autres ne parviennent même pas à l’apercevoir, lui est capable, au son, d’en dessiner la trajectoire.

D’habitude, tout cela se passe la nuit ou à la tombée du jour.

A Obeiraq, pas d’armée dans les rues, de façades éventrées, de cris ou d’agonies dans les maisons. Visuellement, la guerre est à côté. Dans les têtes, elle est ici. Lorsqu’ils ont pris les chemins de terre, à pied ou en pick-up, en janvier dernier, les habitants de Manasseh croyaient la fuir. Rien à faire. Elle s’est glissée dans les baluchons préparés à la va-vite. Soixante-quinze familles avaient fait le voyage. Il n’en reste plus que 35, soit environ 300 personnes. Bien sûr, la vieille Baraka n’a plus à se cacher dans des grottes ni à redouter de retourner chez elle pour aller chercher un paquet de farine ou une poignée de légumes secs. Elle sait que les « avions sans pilote » ne la tueront plus. A Obeiraq, dans la maison d’un cousin, elle est à l’abri. « J’étais malade là-bas, je suis malade ici. Malade de ces bruits, de savoir ce que deviennent ceux qui sont restés au pays, comment est ma maison. J’ai 100 ans, tu sais. Je suis malade et fatiguée. » Elle s’appuie sur une canne. Son visage buriné est entouré du châle coloré que portent les paysannes dans cette région reculée du ­Yémen.

Des « malades », le docteur Abdallah Al-Hada en a rencontré une vingtaine. De curieux patients, qu’il n’avait pas l’habitude de voir. Le directeur technique de l’hôpital de Dhamar, à 40 kilomètres de là, se souvient de ces jeunes adultes venus le consulter au mois de février ou de mars, « lorsque ça tapait fort. Ils étaient affectés par ces explosions qui arrivent soudainement. » Ils ont été orientés derrière les rideaux verts du service des urgences du docteur Mohammad Al-Asouadi. « Ils tremblaient et ne dormaient plus. Les civils partageaient les mêmes symptômes que les militaires. Ils parlaient des bombardements, des brûlures, des destructions. » Le chef des urgences revoit les soldats yéménites « se convulser en parlant de leurs camarades morts là-bas, en se demandant qui s’occupera de leur famille s’ils viennent à disparaître ». Aucun d’eux, civils ou soldats, n’est revenu depuis. Le directeur de l’hôpital relate les conversations téléphoniques avec ses amis restés sur place, à Radaa. « D’emblée, ils me disent : « Oui, ça va, mais les drones… Ce soir, ils survolent le village. » Les drones, c’est comme être assis à côté de quelqu’un qui joue avec un pistolet. Tu redoutes à chaque instant que le coup parte. »

Au plus fort des combats, en janvier, les drones pouvaient frapper plusieurs fois par jour, « du milieu de l’après-midi jusqu’à l’aube », se souviennent les habitants. C’est pour cela que la vieille Baraka a rejoint Obeiraq avec sa fille et son gendre. A cause de la proximité géographique des deux villages, les gens de Manasseh ont développé des liens très étroits avec ceux d’Obeiraq. La destination de leur exode était évidente. Les maisons inoccupées ou en construction, sans toit et au sol de terre battue, leur ont été offertes. D’autres s’entassent sur les coussins du mafraj d’un parent, ce salon rectangulaire où l’on se réunit pour partager le qat et débattre des choses qui comptent.

Dans la maison de Khaled, les déplacés affluent. La discussion est vive. « Je te le dis, les jeunes d’Obeiraq pourraient bien rejoindre Al-Qaida ! » lance Hamid Ahmad Wassel. Le quadragénaire est membre du conseil local du village. Il fait aussi fonction de juge de paix, celui vers qui se tournent les habitants pour régler un différend ou solliciter un conseil. « Les jeunes pourraient se tourner vers Al-Qaida, car les combattants ont beaucoup à y gagner », s’emporte Hamid, obnubilé par les lumières insolentes, qui se dégagent de Radaa et de Manasseh. Autant Obeiraq vit dans l’obscurité depuis toujours, autant les fiefs voisins d’Al-Qaida, auxquels l’Etat accorde maintenant beaucoup d’attention, brillent de mille feux. « L’électricité, moi, je l’attends depuis des années. Comme les routes. » Il sort d’une pochette la longue correspondance échangée ces dernières années avec le pouvoir provincial et l’Etat central sur les carences en infrastructures publiques du village. La lettre qui officialise la construction des routes date d’avril 2006. Les pistes sont toujours là. Les échanges les plus anciens remontent à… 1990. « Je ne comprends pas. Il faut être terroriste pour gagner l’électricité et l’eau courante ? C’est une récompense, c’est ça ? Ici, nous sommes trop gentils, alors l’Etat nous oublie. Nous soutenons le gouvernement, notre région est calme. Les citoyens ont déjà dit qu’il fallait faire quelque chose pour attirer l’attention du gouvernement, comme des actes de sabotage ou rejoindre Al-Qaida. »

La docilité, source de toutes les misères ? Cette lecture, Ahmad Ali, lui aussi natif d’Obeiraq, la partage. « Les régions qui ont des hauts fonctionnaires ont presque tout, mais ici il n’y a pas de responsable de l’Etat. Dans les villages d’Al-Qaida, l’Etat a bouclé les projets d’électricité en une semaine. Toutes les régions qui ont engagé un bras de fer avec le gouvernement ont maintenant des services publics. Nous, on n’a rien fait, alors on n’a rien. » Ahmad Abdallah Ahmad tente de nuancer : « Nous ne partageons pas les mêmes principes qu’Al-Qaida, vous savez, ni leur vision de l’application de la charia. Obeiraq ne doit pas tomber dans ça. »

Mais Obeiraq, oubliée, hésite. Ce constat, un jeune activiste yéménite de 23 ans, dont une partie de l’éducation a été prise en charge par la coopération américaine, est allé le délivrer directement à Washington, devant la commission judiciaire du Sénat, le 23 avril : « Je m’appelle Farea Al-Muslimi. Je suis de Wessab, un village de montagne isolé au Yémen, à environ 9 heures de route de Sanaa. » Invité à témoigner sur la « guerre des drones », le jeune homme n’avait pas soupçonné qu’il aurait à parler de son village natal.

Le 17 avril, une frappe élimina Hamid Al-Radami, un membre présumé d’Al-Qaida, et quatre autres personnes. Wessab, petit village tranquille de l’extrémité occidentale de la province de Dhamar, était devenu à son tour le théâtre de la bataille des drones. « La nuit, Radami était peut-être un membre d’Al-Qaida, mais, le jour, c’était un grand homme. Il n’était pas une menace pour la sécurité américaine. Un mois avant sa mort, il avait écrit au gouvernement pour demander le renforcement de l’Etat de droit ! Pour des milliers de personnes, les Etats-Unis n’ont pas tué un terroriste, mais celui qui résolvait leurs problèmes. Il aurait été facile de l’arrêter. Sans apporter aucune preuve de culpabilité, vous redéfinissez l’image d’Al-Qaida dans l’esprit de beaucoup de personnes. » Hamid Al-Radami avait, en effet, la réputation de suppléer aux carences de l’Etat, remarquablement absent à Wessab comme à Obeiraq. « Le problème n’est pas la pauvreté, comme je l’entends beaucoup dire », complète Farea Al-Muslimi. « C’est purement un problème politique. Il n’y a pas de participation politique, et quelques élites manipulent le pouvoir. Alors Al-Qaida a pu se présenter en recours. Du coup, l’Etat a été attentif à des régions comme Shabwa, Mareb, Al-Jawf… Mais les autres provinces, celles qui ne posaient pas de problèmes, ont été négligées, maltraitées. Les gens demandent de l’attention. Or, 70% du Yémen est comme mon village : sans électricité, sans école… Si les élites, que la communauté internationale soutient, sortaient de leurs villas, elles seraient comme des orientalistes. Car elles n’ont aucune idée de ce qui se passe dans le pays au-delà de la capitale. »

A l’extrémité orientale de la province de Dhamar, bien loin de Sanaa, au pied de la montagne qui masque les combats, une piste de terre serpente. « Une voiture d’Al-Qaida arrive », annonce un policier. Sur les flancs d’une colline, des gardiennes de chèvres mènent leur troupeau à l’abreuvoir. Impassibles, malgré les invitations pressantes à quitter les lieux et les tirs qui redoublent à quelques centaines de mètres. Le bruit des drones est devenu une habitude, et leur décompte dans le ciel, une routine.

« Les élèves ne me parlent que de ça, ils me demandent : c’est quoi cette guerre à côté ? Et ces drones ? » Dans la classe de Mohammad Musli, les « avions sans pilote » délient les langues. Agés de 13 à 15 ans, les 50 élèves du professeur d’arabe arrivent chaque matin les yeux « boursouflés, la peur dans le regard. Ils pensent que leur école sera peut-être un jour attaquée. » Ils interrogent leur maître sur cette « arme qu’on ne voit pas et qui attaque des innocents, sur ces déplacés qui ont dû quitter leur maison ». A l’occasion d’un devoir d’expression libre, Ali, 15 ans, a écrit sur les « oiseaux sauvages ». Il vient de Manasseh. « Avant, ils étaient libres, se souvient l’enseignant, ils jouaient dehors jusqu’à la fin de la journée. Maintenant, ils rentrent chez eux avant le coucher du soleil. » Comme tous les autres. Au crépuscule, les habitants d’Obeiraq quittent les champs et vident les rues. « Il y a des éclats rouges dans le ciel, et un bruit », raconte Baraka, l’improbable centenaire.

Le 23 mai, le président Obama a promis de mieux encadrer les frappes de drones, de tout faire pour limiter les victimes civiles et privilégier l’arrestation de terroristes plutôt que leur élimination. Les promesses de Washington ne sont pas parvenues jusqu’ici. A Obeiraq, la couleur de la nuit est la seule vérité.



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