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De la marchandisation des droits

Agnès Maillard | monolecte.fr | jeudi 11 avril 2013

jeudi 11 avril 2013



De la marchandisation des droits
Agnès Maillard | monolecte.fr | jeudi 11 avril 2013

À quoi sert un droit si l’on est dépossédé des moyens concrets de le
réaliser ?


Résistances
Il y a ce que l’on appelle communément
des droits acquis. C’est un peu un abus de langage parce que chacun sait bien
que depuis le règne de Laurence Parisot et avant elle, celui de Madame
Thatcher, que tout est précaire, surtout quand il s’agit précisément des droits
des plus fragiles et que donc, rien ne doit jamais être tenu pour acquis.

Prenons la retraite, comme ça, totalement au hasard.

Personne ne se pointera jamais en balançant tout de go : « dans
notre modèle économique actuel, il est impossible de continuer à dépenser des
ressources forcément limitées pour des éléments parasitaires parce que n’étant
plus productifs.
 » Non, c’est impensable de dire des choses
pareilles, c’est un coup à déclencher une flash mob... voire, pire : une
pétition en ligne.

Au contraire, il faut s’afficher délibérément en train de sauver ce fameux
droit acquis à la retraite : «  parce que nous voulons sauvegarder
le régime de retraite par répartition, nous allons juste faire en sorte que
plus personne n’y accède et que tout le monde crève avant. Comme ça, il y aura
plein d’argent dans les caisses et le régime des retraites par répartition sera
sauvé... des retraités.
 »

Ça non plus, personne ne le dira clairement. À la place, on va sauver le droit
à la retraite en le rendant juste... absolument impossible à réaliser. C’est
tout le principe de la conditionnalité. En fait, dès qu’un droit s’assortit de
conditions d’accès, il devient plus difficile à réaliser pour une partie de la
population... tout en restant un droit.

Ainsi, on ne supprime pas le droit à la retraite, on se contente de durcir les
conditions d’accès. En allongeant le temps de cotisation obligatoire, par
exemple. C’est là un très bon moyen de virtualiser la retraite en faisant en
sorte que la majorité des ayants droit décèdent avant de le faire valoir. Pour
les gens de ma génération, on se propose de le reculer à 43 ou 44 ans de
cotisation. Tout en sachant pertinemment que cette même génération est entrée
plus tardivement sur le marché du travail pour cause d’allongement du temps de
formation initiale. Après, on peut encore ergoter en rappelant que ma
génération a été marquée par des accès plus difficiles à l’emploi, sur fond de
baisse des rémunérations (un jeune diplômé touche moins qu’un insider
senior moins formé), de chômage et d’emploi précaire. Ainsi, beaucoup d’entre
nous ont commencé à travailler aux alentours de 25 ans. Ce qui nous fait déjà
un âge théorique d’accès au droit de la retraite à 69 ans.

69 ans... je veux que vous visualisiez bien ce chiffre et que vous vous
projetiez dans un univers d’hyper-productivité à cet âge.

Mais ça, c’est pour les veinards qui ont trouvé un boulot directement en
sortant du système éducatif et sans ne plus jamais en changer.

Dans la vraie vie, beaucoup d’entre nous ont navigué entre des stages non
rémunérés et des petits boulots sans lendemain, le tout entrecoupé de
va-et-vient à Pôle Emploi, pas toujours comptabilisés ou même indemnisés. Et je
ne parle même pas de ceux qui ont réussi à survivre à l’ombre du salariat en
s’improvisant autoentrepreneurs et à qui on n’a jamais clairement expliqué que
la plupart de ces années de travail en pointillés comptent pour du beurre.

Par jeu, en tenant compte de la nécessité d’augmenter encore la durée minimale
de cotisation pour obtenir le droit à une retraite pleine et entière, j’ai
calculé qu’il me faudrait probablement vivoter jusqu’à mes 78 ans pour espérer
palper royalement le minimum vieillesse... s’il existe toujours.

Autrement dit, même si le droit à la retraite est maintenu, pour beaucoup d’entre nous, dans les faits, il n’est plus réalisable. C’est devenu un droit virtuel.

C’est tendance, le virtuel.

Ce qui vaut pour la retraite vaut pour de plus en plus de nos droits. Nous
avons acquis le droit au logement, mais en l’absence d’une politique réelle et
volontariste d’adaptation du parc immobilier aux besoins et aux moyens réels de
la population, ce droit est juste un droit pour rire... mais surtout pour
pleurer.

Nous avons le droit à l’information, mais il nous manque en face un financement
pérenne et efficace qui garantisse une véritable liberté de la presse et son
indépendance tant du pouvoir régalien que du pouvoir de l’argent.

Nous avons le droit de vote, mais dans les faits nous n’avons le choix qu’entre
différentes personnalités toutes issues du même sérail politique et dont la
vision du monde et les options politiques sont strictement identiques, ce qui
nous ôte, de fait, tout contrôle démocratique du fonctionnement de notre
société.

Nous avons le droit à la santé, mais de déremboursements en franchises, en
passant par le non-renouvellement des praticiens dans une population qui
continue de croître, sans compter les dépassements d’honoraires
raisonnables à 150 % du tarif de la Sécu, les fermetures de lits,
d’hôpitaux, etc., beaucoup d’entre nous ont déjà renoncé à pleinement exercer
ce droit, faute de moyens ou même juste d’un rendez-vous à moins de 12 mois
pour une spécialité en voie de disparition comme la gynécologie ou
l’ophtalmologie.

Nous avons le droit à l’éducation, mais on continue à réduire le nombre des
profs, à fermer des classes, puis des écoles, à alléger les programmes, à vider
de sa substance toute l’architecture complexe de l’Éducation Nationale sous
prétexte de dégraisser le mammouth et au final, on s’étonne que tout
cela ne soit plus qu’une grande machine folle à trier les enfants et à
reproduire les inégalités sociales en les creusant. 

Il y a 20 ans, j’ai eu le droit d’accéder à un enseignement supérieur, à
présent je doute d’avoir les moyens financiers de rendre la pareille à ma
fille.

Nous avons donc des droits, mais des droits de papier, des droits
conditionnels, des droits inaccessibles, des droits virutels... pour amuser la
galerie.

En fait, on nous a surtout laissé le choix de mettre le prix nécessaire pour
continuer à jouir de nos droits

On nous laisse donc ce choix de l’argent, en nous expliquant qu’avoir le choix,
c’est la liberté.

Nous avions donc des droits universels et nous voilà avec le choix de payer
pour continuer à jouir pleinement de nos droits les plus élémentaires... et un
droit qui s’achète, ce n’est plus un droit, tout au plus un produit.


Voir en ligne : De la marchandisation des droits

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