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Fichier ADN : 80% des 2,2M de gens fichés sont « innocents »

Jean-Marc Manach | bugbrother.blog.lemonde.fr | lundi 25 février 2013

vendredi 1er mars 2013

 Jean-Marc Manach | bugbrother.blog.lemonde.fr

Fichier ADN : 80% des 2,2M de gens fichés sont « innocents »
Jean-Marc Manach | bugbrother.blog.lemonde.fr | lundi 25 février 2013


Le FNAEG, fichier policier des empreintes génétiques, initialement conçu pour ne ficher que les seuls criminels sexuels, est passé, en 10 ans, de 3 224 personnes fichées à... plus de 2 millions.

En 2002, 65% des personnes fichées y étaient enregistrées en tant que "personnes condamnées" (leur empreinte génétique sera conservée pendant 40 ans). En 2012, la proportion de "personnes condamnées" n’est plus que de 18% : 80% des gens qui y sont nommément fichés n’ont en effet été que "mis en cause", et sont donc toujours considérés comme "présumés innocents" aux yeux de la Justice... ce qui n’empêchera pas leur empreinte d’être conservée pendant 25 ans.

Le FNAEG fichait, fin 2012, près de 2,2 millions de profils génétiques -soit 3,34 % de la population française. Or, dans la mesure où les proches (parents, frères ou sœurs) des personnes fichées dans le FNAEG peuvent elles aussi être identifiés, le magazine Slate vient de titrer que "L’ADN d’un Français sur six est fiché"...

Ce n’est pas tout : en 2002, le FNAEG fichait les empreintes génétiques de 1366 personnes "mises en cause", et donc présumées innocentes. En 2012, il sont plus de 1,6 millions -soit 2,5% de la population française- à être génétiquement fichés, sans pour autant avoir été condamnés. S’y trouvent même des gens que la Justice a blanchi, mais que le FNAEG continue de ficher (cliquez sur les années pour remonter le fil de l’évolution du fichage) :

L’ADN n’est pas la "reine des preuves"

En 2003, j’avais déjà pointé du doigt Les limites des bases de données génétiques de la police, et répertorié plusieurs cas de personnes, accusées et incarcérées, à tort, parce que leur ADN les désignait comme suspects. En 2005, j’avais ainsi recensé au moins 11 erreurs judiciaires imputables à l’ADN aux USA (voir ADN : quand les “experts” se trompent).

J’ai pris l’habitude, depuis, de renseigner la fiche Wikipedia du FNAEG, afin d’y répertorier l’évolution du nombre de personnes fichées, et suivre son évolution. Et ces statistiques soulèvent plus de problèmes et posent plus de questions qu’elles n’apportent de réponse. Entre autres découvertes :

  • les chiffres avaient été faussés (par qui, pour quoi ?... je ne sais pas),
  • les statistiques (73 462 rapprochements cumulés de profils permettant la résolution d’affaires, entre 2002 & 2012) délivrées par le ministre de l’Intérieur à Sergio Coronado, le député qui l’avait interrogé à ce sujet, diffèrent sensiblement de celles émises par l’Observatoire national de la délinquance (OND), chargé de recueillir & centraliser les données statistiques relatives à la délinquance & à la criminalité et qui évoquait, en juin 2012, 166 415 rapprochements générés... soit plus de 2 fois plus d’affaires potentiellement résolues grâce aux empreintes ADN.

Accessoirement, des associations britanniques ont montré qu’il n’est pas possible d’avoir des statistiques valables sur l’utilité de ces fichiers : on ne peut pas identifier les cas qui ont été résolus grâce à eux... Ainsi, et pour en revenir aux chiffres du ministère, on trouve :

  • 8 736 rapprochements traces/traces, soit 5.61% de rapprochements... sans qu’on puisse mettre un nom sur l’empreinte ADN identifiée ;
  • 15 302 rapprochements traces/condamnés, soit 3.83% de rapprochements... mais sans que l’on sache combien de ces rapprochements, vers des personnes préalablement condamnées, ont débouché sur de nouvelles condamnations : la "preuve" par l’ADN ne relève pas tant de la "preuve" que de la "probabilité statistique", et ce qui serait vraiment intéressant, ce serait de savoir combien de ces rapprochements ont vraiment débouché sur de nouvelles condamnations, et/ou combien d’entre-elles n’ont finalement pas pu être traduites en Justice ;
  • 49 424 rapprochements traces/mis en cause, soit 3.01% de rapprochements... mais combien d’entre-eux ont réellement débouché sur des condamnations ? Par ailleurs, les personnes condamnées à l’aune de ces rapprochements sont-elles toujours comptabilisées dans les "mis en cause", et/ou dans les "personnes condamnées" ?
  • enfin, il peut y avoir plusieurs "rapprochements" pour un seul et même individu : combien de personnes ont été "identifiées", puis condamnées, grâce au FNAEG ?

La question est donc de savoir si ce fichier, constitué à 80% de personnes simplement "mises en cause", et donc "présumées innocentes" (la proportion "tombe" à 75% si l’on compte les "traces non identifiées"), est "proportionné", au vu de la loi Informatique et libertés, et de la présomption d’innocence qui devrait prévaloir dans notre démocratie.

Il serait ainsi intéressant d’avoir plus d’éléments sur les rapprochements "traces/mis en cause" : non seulement pour savoir combien d’entre-eux ont débouché sur des condamnations (un préalable), mais également pour savoir combien n’ont -précisément- pas permis de condamner ces "mis en cause" : une chose est d’être identifié (à tort, ou à raison) par son ADN, une caméra de vidéosurveillance (ou autre), une autre est de savoir ce que la Justice a pu en conclure...

En l’espèce, les statistiques relatives à la vidéosurveillance se bornent elles aussi à indiquer le nombre de personnes "identifiées" par les caméras, sans jamais préciser combien d’entre-elles ont ensuite été condamnées suite à cette identification.

En tout état de cause, la question ne peut pas se borner à savoir combien de personnes condamnées/mises en causes ou "non identifiées" ont été fichées, mais bien de savoir combien ont réellement été condamnées, et donc à quoi sert ce fichier, ou en tout cas d’en mesurer l’efficacité.

Enfin, il serait vraiment intéressant de savoir également combien de "personnes innocentées" ont effectivement été -et restent- fichées... mais également "combien ça coûte"...

ADN superstar ou superflic ?

Catherine Bourgain, chargée de recherche en génétique à l’Inserm, présidente de la Fondation Sciences Citoyennes et spécialiste de ces questions, au sujet desquelles elle vient de consacrer un essai, ADN superstar ou superflic ?, a témoigné dans plusieurs procès pour refus de prélèvement ADN.

Elle pose une autre question : à quoi servira, à terme, ce type de fichier, dans la mesure où l’on peut faire dire aux données ADN autre chose que ce pour quoi elles étaient prévues ? Pour elle, il n’y a pas d’ADN “neutre” : la génétique peut permettre de "discriminer" les individus en fonction de caractéristiques génétiques (couleur de la peau, maladie…), mais également de livrer des informations sur les maladies, les prédispositions pathologiques ou l’origine géographique ou l’appartenance ethnique des individus fichés...

Comme le rappelait Matthieu Bonduelle, alors secrétaire général du Syndicat de la magistrature, "personne ne prône le fichage généralisé, mais, de fait, on est en train de l’effectuer" (voir Objectif : ficher l’ADN de toute la population). Olivier Joulin, du Syndicat de la magistrature, me l’avait très bien expliqué, en 2007 :

Selon une méthode éprouvée, dans un premier temps on justifie une atteinte générale aux libertés publiques en insistant sur le caractère exceptionnel [infractions sexuelles graves] et sur l’importance des modes de contrôles, en particulier concernant l’habilitation des personnels et les protocoles à mettre en œuvre.

Ils nous avaient été vantés pour rassurer les personnes qui criaient aux risques d’atteintes aux libertés. Puis on élargit le champ d’application du Fnaeg (le fichier d’empreintes génétiques français, ndlr), qui concerne aujourd’hui presque toutes les infractions, et on réduit les possibilités de contrôle. L’exception devient la norme.

Pour la magistrate Evelyne Sire-Marin, interrogée par Slate, le « familial search » -qui permet d’identifier la parentèle des personnes fichées- est « un détournement total de procédure. La Cour européenne des droits de l’Homme a condamné la Grande-Bretagne pour ses fichiers trop larges. Je serai curieuse de savoir ce qu’elle dirait dans ce cas. »

En 2010, la Ligue des droits de l’homme et le collectif Refus ADN avaient publié un Guide de la dés-inscription au FNAEG expliquant pourquoi, et comment, réclamer l’effacement des données inscrites dans le FNAEG, présentée comme un "acte de résistance" face à cette forme de "contrôle des populations".

Il rappelait ainsi que, si tous les délits peuvent désormais justifier un prélèvement d’ADN, "sont exclus du fichage les délits d’abus de confiance, abus d’autorité publique, banqueroute ou favoritisme, c’est-à-dire les abus de biens sociaux, la corruption, ou le trafic d’influence", ainsi que les délits routiers, et ceux liés aux droits des étrangers... On n’est pas tous fichés à égalité.

Voir aussi :
Il ne faut pas « croire » les « experts »
Comment (ne pas) être (cyber)espionné ?
Objectif : ficher l’ADN de toute la population
Le PDG de Bull se plante un couteau dans le dos
Calais : un « État policier en situation de guerre »

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Voir en ligne : Fichier ADN : 80% des 2,2M de gens fichés sont « innocents »

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