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Numérisation/business : Quand la Bibliothèque nationale de France privatise le domaine public

Jean Pérès | acrimed.org - scinfolex.wordpress.com | lundi 4 & vendredi 8 février 2013

samedi 9 février 2013

sur cette page
 Quand la Bibliothèque nationale de France privatise le domaine public
Jean Pérès | acrimed.org | vendredi 8 février 2013
 Numérisation à la BnF : comment la France est en train de se faire rouler…
| scinfolex.wordpress.com | lundi 4 février 2013



sur le net
 Les œuvres de la Bibliothèque nationale bientôt privatisées ?
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 Privatisation, expropriation, concession, commercialisation du domaine public : les mots ont un sens
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acrimed.org

Quand la Bibliothèque nationale de France privatise le domaine public
Jean Pérès | acrimed.org | vendredi 8 février 2013

« Tu dis : “ Cette pensée est à moi. ” Non mon frère,
Elle est en toi, rien n’est à nous.
Tous l’ont eue ou l’auront. Ravisseur téméraire,
Au domaine commun bien loin de la soustraire,
Rends-la comme un dépôt : Partager est si doux ! »

Henri-Frédéric Amiel, Rien n’est à nous (1880)

C’est le 15 janvier 2013, qu’ Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication, Louis Gallois, commissaire général à l’investissement, et Bruno Racine, président de la Bibliothèque nationale de France, se « félicitent de la conclusion de deux nouveaux accords de numérisation et de diffusion des collections de la BnF, couvrant les livres anciens et les fonds musicaux » [1]. Ils ont été bien avisés de se féliciter eux-mêmes car à ce jour, personne ne s’est précipité pour se joindre à eux ; bien au contraire : de tous côtés, les protestations fusent. Les premières critiques furent émises par le site Actualitté qui suit l’affaire depuis longtemps, suivi de près par Philippe Aigrain sur son blog, et le communiqué commun de La Quadrature du Net, SavoirsCom1, Creative Commons France, L’Open Knowledge Foundation France et Communia, rejoints rapidement par Framasoft, Regards Citoyens, Veni Vidi Libri, Le Parti Pirate, Libre Accès,Vecam, Liber TIC et PiNG, puis par Calimaq, par l’Association des bibliothécaires de France (ABF) et par Interaction Archives, bibliothèques et documentation (IABD), sans oublier Wikimédia (avec quelques nuances), ni les syndicats CGT et FSU de la BnF. Une pétition est en ligne qui a déjà reçu des milliers de signatures.

Nous reprenons ici les principaux arguments de ceux qui contestent les accords passés par la BnF.

Le contenu des accords

Puisque ces accords n’ont pas été publiés, on ne peut en savoir que ce qu’en disent les signataires, notamment à travers le communiqué de presse cité plus haut [2]. Selon ce communiqué, les accords portent sur la numérisation par des sociétés privées de deux séries de documents : les livres anciens, antérieurs à l’année 1700, au nombre de 70 000, et un lot de 200 000 disques en vinyle. Ils ont été conclus par une filiale de la BnF, "BnF Partenariats" (eh oui, une bibliothèque peut avoir une filiale, comme n’importe quelle entreprise capitaliste…), avec les sociétés ProQuest (États-Unis) pour les livres et Believe Digital (France) et Memnon Archiving Service (Belgique), pour les disques. Aux termes des accords, les livres et disques numérisés ne seront accessibles pendant dix ans que dans les murs de la BnF, et soumis aux conditions d’accès de cette institution, à l’exception de 3500 livres (5 %) qui seront accessibles immédiatement et gratuitement sur le portail de la BnF, Gallica. Les sociétés privées contractantes auront l’exclusivité de la commercialisation des versions numérisées des livres et disques pendant dix ans. Pour les autres aspects de ces contrats, notamment la répartition des recettes des ventes entre la BnF et ses « partenaires », rien n’est public.

La commercialisation du domaine public

Précisons tout d’abord que ces accords portent sur la numérisation de ce que l’on appelle le domaine public littéraire et artistique. Or ce domaine public, par définition, appartient à tout le monde, ou à personne, comme on voudra, il est en tout cas de libre usage, y compris commercial. Nous achetons depuis longtemps des œuvres d’auteurs classiques qui sont dans le domaine public ; les éditeurs les rééditent régulièrement et les vendent pour couvrir leurs frais de production et un peu plus, avec cet avantage non négligeable qu’ils n’ont pas de droits d’auteur à payer sur ces ventes [3]. Par contre, on peut se demander s’il est dans la vocation des bibliothèques, en l’occurrence de la BnF, de procéder à cette commercialisation qui relève, autant que l’on sache, plutôt des éditeurs et des libraires. Car la vocation première d’une bibliothèque publique est bien la communication au public le plus large possible et dans les meilleures conditions possibles de la documentation culturelle que les créateurs et les contribuables d’un pays lui ont permis d’acquérir et de conserver. À cet égard, la Bibliothèque nationale de France se doit-elle une attitude exemplaire, en tant que première bibliothèque du pays, financée sur fonds publics, et détentrice du dépôt légal de toute œuvre réalisée en France. On peut donc dire que la BnF sort de son rôle lorsqu’elle se lance dans les affaires. C’est sans doute pourquoi elle a créé une filiale spécialisée.

Le partenariat public-privé (PPP)

Quitte à numériser et commercialiser le domaine public, on peut regretter que ces opérations soient sous-traitées à des entreprises privées, c’est-à-dire qu’en l’occurrence l’État ne se donne pas les moyens d’y procéder lui-même. Avec ce risque que les sociétés privées dont l’objectif premier est de gagner de l’argent soient moins à même que l’État ou la BnF de veiller à la qualité de la numérisation et à la modération des prix de vente des documents numérisés. Ce n’est pas, notons-le, que la BnF manque de ressources ; une part importante venant du CNL (Centre national du Livre) [4], une autre du Grand emprunt devenu "Les investissements d’avenir" à raison de 140 millions d’euros pour la numérisation du patrimoine, sans parler du budget annuel propre de la BnF, soit 265 millions d’euros. C’est une partie du Grand emprunt (5 millions d’euros, soit le tiers de la numérisation), qui doit être mobilisée pour les Partenariats Public-Privé (PPP) de la BnF. Mais qui dit grand emprunt dit remboursement : d’où la BnF va-t-elle sortir les millions qu’elle doit à l’État ? Certainement de sa part dans la vente par les sociétés privées du patrimoine numérisé. Et qui va acheter ce patrimoine qui sera probablement vendu sous forme de licence d’accès à des bases de données ? Ce seront très probablement les universités, établissements publics culturels, grandes bibliothèques publiques et de recherche françaises et quelques étrangères. C’est donc l’argent public de ces organismes publics qui va permettre de rembourser l’emprunt public de l’État et de rémunérer les sociétés privées pour la numérisation ! On peut légitimement se demander s’il n’y avait pas de solution moins coûteuse pour le secteur public, surtout si l’on considère la mauvaise affaire financière que représentent pour les acteurs publics les PPP institués en France en 2004 [5]. Mais ce choix économique est en réalité un choix politique : celui d’un dispositif franchement libéral qui consiste à confier à des opérateurs privés ce qui relève de l’action publique. Et qu’il s’agisse de la gestion de l’eau, de la construction de prisons ou de la numérisation du patrimoine culturel, ces partenariats conduisent inéluctablement à un renchérissement des prestations et à un transfert de décision du public vers le privé.

La privatisation du domaine public

Ce transfert du public au privé va, en l’occurrence jusqu’à l’inadmissible : les clauses d’exclusivité de dix ans qui sont incluses dans les accords de commercialisation, et qui constituent une véritable privatisation du domaine public. Si l’on peut reconnaître à la BnF le droit de commercialiser ces livres et disques, ce n’est pas parce qu’ils lui appartiennent, mais parce qu’ils sont dans le domaine public [6] et qu’elle peut les commercialiser à ce titre et à ce seul titre.

Accorder une exclusivité de 10 ans aux sociétés qui numérisent les fonds, c’est se comporter en propriétaire de ces fonds alors qu’elle n’en est que le dépositaire, et par cet acte, non seulement elle transfère une propriété qu‘elle n’a pas, mais elle en prive tous les autres, c’est-à-dire, excusez du peu, la communauté humaine à laquelle le domaine public appartient de droit. Oui, la communauté humaine, car le domaine public intellectuel et artistique n’est pas la propriété d’un État ou d’une collectivité publique comme les forêts domaniales, le domaine public maritime, etc., il est directement celle des citoyens. Soulignons que ces clauses d’exclusivité sans mise à disposition gratuite du public sont en contradiction ouverte avec les intentions affirmées de la BnF elle-même. En effet, dans son appel d’offres pour cette numérisation, la BnF précisait qu’elle se conformerait aux recommandations du Comité des Sages créé en avril 2010 par la Commission européenne pour veiller à la bonne tenue de la numérisation du patrimoine dans les différents pays de l’Union européenne : « La BnF invite les partenaires potentiels à tenir compte des recommandations du « Comité des Sages » de l’Union européenne. ». Or, que trouve-t-on parmi les recommandations du Comité des Sages ? Ceci par exemple : « Les œuvres du domaine public ayant fait l’objet d’une numérisation dans le cadre de ce partenariat [il s’agit du partenariat public-privé – ndlr] doivent être accessibles gratuitement dans tous les États membres de l’UE ». Ce qui n’est d’évidence pas le cas ici. Ou encore : « La période d’exclusivité ou d’usage préférentiel des œuvres numérisées dans le cadre d’un partenariat public-privé ne doit pas dépasser une durée de 7 ans ». Ici, nous sommes à 10 ans. Enfin, le Comité des Sages recommande comme une condition « a minima » à respecter dans le cadre de partenariats public-privé : « Le contenu de l’accord entre une institution culturelle publique et son partenaire privé doit nécessairement être rendu public ». Ce qui n’est encore pas le cas ici. Et qui est un véritable scandale en regard des enjeux.

Même les accords passés entre Google et des grandes bibliothèques comme la bibliothèque municipale de Lyon, la deuxième de France, ou la British Library, la première d’Angleterre, accords par ailleurs fort critiquables, ne contiennent pas de clause imposant une telle exclusivité. Les bibliothèques concernées peuvent présenter au public sur leur site tous leurs livres numérisés par Google. C’est d’ailleurs aussi la politique habituelle de ProQuest, le partenaire américain de la BnF pour la numérisation des livres anciens [7]. Ce qui fait de la France, selon Callimaq, le plus mal loti des partenaires de ProQuest. La France, mais pas la BnF qui aurait, selon toute vraisemblance, sacrifié l’accès gratuit du public français contre une participation aux bénéfices de la commercialisation par ProQuest (cf. note 7).

Pour le libre accès

Ce n’est pas un hasard si les protestations contre ces accords de PPP sont d’abord venues des sites et blogs partisans du libre accès à la culture et d’organisations de bibliothécaires et documentalistes qui sont les intermédiaires professionnels de ce libre accès. Car c’est bien de cela qu’il s’agit.

Si la manière dont Internet a envahi la vie sociale est contestable par bien des aspects, il en est un que l’on peut difficilement regretter. C’est le formidable esprit de communication et de partage dont il a permis l’expression et le développement dans de nombreuses sphères de la société. La promotion des logiciels libres, la revendication du libre accès aux textes scientifiques, les archives ouvertes, les formes d’édition ouvertes ou « creative commons » développées par les internautes, etc. sont autant d’expressions de la revendication d’une culture libre et partagée. Parmi les enjeux qui ont émergé de cette nouvelle dimension du lien social, celui du gratuit et du payant figure parmi les plus importants. Et la question du domaine public est au cœur de cet enjeu. Car si le domaine public existe depuis longtemps, ce n’est que récemment qu’il est devenu véritablement accessible grâce aux possibilités de communication générées par le Net. À la condition que de nouvelles barrières, financières par exemple, ne soient pas érigées à l’encontre de cet accès, nouvelles barrières qui rétablissent l’ancienne pénurie puisque, dans le cas que nous évoquons, le citoyen intéressé par les livres du XVIIe siècle ou les disques de la deuxième moitié du XXe devra se rendre dans les locaux de la BnF, comme dans le bon vieux temps, pour y avoir accès. C’est pourquoi il est plus que choquant, et contraire aux potentialités émancipatrices d’Internet, de voir la première bibliothèque de France priver la communauté mondiale du libre accès à son patrimoine.

Pour toutes les raisons que nous avons évoquées ci-dessus, Acrimed s’associe pleinement à la revendication qui exige, a minima, la suppression des clauses d’exclusivité des accords de partenariat conclus par la BnF.

Jean Pérès

Notes

[1] Communiqué de Presse.

[2] Quelques compléments, parfois contradictoires, sont apparus par la suite, d’une part dans la réponse d’Aurélie Filippetti à un parlementaire, et d’autre part dans une tribune de Bruno Racine dans Le Monde où il essaie de répondre aux critiques évoquées ci-dessus

[3] Rappelons ici que les droits d’auteur sont dus, d’une manière générale, jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur.

[4] Comme le souligne Calimaq, « Il faut savoir que la BnF est très mal placée pour pleurer sur les moyens dont elle est dotée en matière de numérisation. C’est même sans doute un des établissements les mieux lotis dans le monde. Car en effet, les fonds qu’elle utilise pour la numérisation de ses collections ne proviennent pas de son budget propre ou de dotations du Ministère de la Culture. Ils lui proviennent essentiellement du Centre national du Livre, qui alloue à la BnF chaque année une part substantielle de la redevance pour copie privée (203 millions d’euros sur 255 en 2013 - NDLR) qu’il collecte et redistribue pour le secteur de l’édition. Cette manne a permis à la BnF de conduire depuis 2007 deux marchés de numérisation de masse successifs, qui ont porté Gallica, à plus de 2 millions de documents numérisés, soit l’une des plus grandes bibliothèques numériques en Europe et dans le monde. » (Extrait de "La privatisation du domaine public à la BnF, symptôme d’un désarroi stratégique").

[5] Voir par exemple dans Le Monde « Les mauvaises affaires des partenariats public-privé ».

[6] D’ailleurs, un problème peut se poser pour un certain nombre de disques qui ne sont certainement pas dans le domaine public, c’est-à-dire qu’ils sont encore protégés par des droits d’auteur. Les disques vinyles ont commencé à être commercialisés en 1948, ce qui porte la date de leur entrée dans le domaine public à 2018 (70 ans après la mort de l’auteur et du compositeur), pour les malheureux auteurs et compositeurs qui seraient décédés l’année de l’enregistrement de leurs œuvres, plus tard pour les autres. Sans parler des disques « orphelins », ceux dont les auteurs et compositeurs sont inconnus ou introuvables, et dont l’autorisation est nécessaire pour numériser leurs disques.

[7] « En effet, le modèle de ProQuest consistait jusqu’à présent à numériser à ses frais des ouvrages récupérés dans les fonds d’une bibliothèque partenaire, en offrant en contrepartie un accès gratuit aux versions numériques pour le pays d’origine. Afin de rentabiliser ses investissements, la firme vend par ailleurs l’accès à sa base pour les pays étrangers, sous la forme d’abonnements proposés aux universités. » explique Calimaq dans un article du 4 février.



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Numérisation à la BnF : comment la France est en train de se faire rouler…
| scinfolex.wordpress.com | lundi 4 février 2013

Pour accélérer la numérisation de ses collections patrimoniales, la Bibliothèque nationale de France a noué des partenariats public-privé avec plusieurs firmes dans le cadre des Investissements d’avenir : ProQuest pour la numérisation des livres anciens, Believe et Memnon pour celle des fonds de 78 tours. Alors que ces accords ont soulevé une vague de protestations, Bruno Racine, le président de la BnF, défendait ces projets la semaine dernière dans les colonnes du Monde, en mettant en avant des arguments d’efficacité économique. Il avait reçu la veille le soutien du Ministère de la Culture, manifesté à l’occasion d’une réponse à la question parlementaire posée par le député Marcel Rogemont en octobre dernier.

On nous dit que les accords de numérisation conclus par la BnF sont justifiés par des arguments économiques et qu’ils sont profitables aux finances publiques. Mais comment expliquer que le partenariat signé avec ProQuest soit l’un des plus défavorales dans toute l’Europe ? (Pay Day. Par 401(K) 2013. CC-BY-SA. Source : Flickr)

Pourtant lorsque l’on examine dans le détail le partenariat avec ProQuest, on se rend compte qu’il est beaucoup plus restrictif que ceux que cette firme américaine a déjà noué avec des bibliothèques patrimoniales au Danemark, en Italie, aux Pays-Bas et en Angleterre. En effet, le modèle de ProQuest consistait jusqu’à présent à numériser à ses frais des ouvrages récupérés dans les fonds d’une bibliothèque partenaire, en offrant en contrepartie un accès gratuit aux versions numériques pour le pays d’origine. Afin de rentabiliser ses investissements, la firme vend par ailleurs l’accès à sa base pour les pays étrangers, sous la forme d’abonnements proposés aux universités.

Or le modèle mis en oeuvre pour la France ne fait aucune place à l’accès gratuit, si ce n’est dans les emprises de la seule bibliothèque nationale : il s’agit bien de vendre des accès payants sous forme d’abonnement, y compris aux bibliothèques et universités françaises, et c’est précisément ce qui a soulevé un tollé de la part de toutes les grandes associations professionnelles du secteur (ABF, ADBU, IABD, etc). Par ailleurs, ce modèle économique a été vivement critiqué, dans la mesure où il revient non pas à un usage avisé des crédits publics, mais à un simple transfert des dépenses de la BnF, répercutées sur d’autres collectivités et établissements publics.

Une exception qui dérange

Ce traitement « spécial » que ProQuest réserve à l’hexagone soulève des questions troublantes et on peut se demander si la France n’est tout simplement pas en train de se faire littéralement rouler dans la farine.

En effet, dans les autres pays européens où ProQuest est en affaire avec des bibliothèques patrimoniales, il lui a été possible de ménager un accès gratuit pour le pays d’origine, alors même que la firme assumait l’intégralité des coûts de numérisation. Comment se fait-il alors que la BnF n’ait pas pu obtenir au minimum un niveau d’ouverture similaire, alors que les Investissements d’avenir ont été mobilisés pour prendre en charge une partie des coûts liés aux opérations ?

Bruno Racine rappelle lui-même que les crédits de l’emprunt national avaient vocation à exercer un « effet de levier sur l’investissement privé« . Mais comment comprendre que cette mobilisation d’argent public ait pu aboutir à la mise en oeuvre d’un modèle plus fermé que dans les pays où ProQuest ne pouvait bénéficier de ce soutien ?

Pourtant, il est aisé de prouver que Bruno Racine n’ignorait pas la nature du modèle de ProQuest dans les autres pays européens. En 2009, il était en effet auditionné par la Commission des affaires culturelles du Sénat. La BnF se débattait alors déjà dans un scandale, soulevé à propos de la révélation de tractations secrètes entre l’établissement et Google au sujet de projets de numérisation. Lors de cette audition, Bruno Racine avait très clairement évoqué le modèle de ProQuest :

M. Bruno Racine, président de la BNF, a rappelé les réflexions relatives à l’inscription d’un projet de numérisation, notamment de la presse, dans le cadre du grand emprunt, sachant que la numérisation et la conservation (presque aussi coûteuse) de 20 % des collections concernées (couvrant la période 1870 – 1939) sont estimées à 40 millions d’euros.

Il a souligné ensuite, hormis la Norvège, qu’aucun autre État européen n’avait l’intention de lancer un tel programme, les autres bibliothèques nationales ayant conclu un partenariat avec une entreprise privée ou étant en pourparlers. Il a donné l’exemple du Danemark et de la Belgique, à qui la société américaine ProQuest propose, à titre de contrepartie, un accès gratuit aux œuvres numérisées par ses soins pendant dix ans et un accès payant dans les autres pays pendant cette période.

La France, bonnet d’âne en Europe ?

La BnF n’ignorait donc pas la formule d’accès gratuit dans le pays d’origine proposée par ProQuest. On la retrouve mentionnée en toutes lettres sur le site de la firme pour chacun des partenariats noués avec de grandes bibliothèques européennes.

The Royal Library, Copenhagen and ProQuest have entered into a partnership to digitise early printed books from the Danish national collection and make them freely accessible to members of academic institutions, public libraries, schools and other institutions in Denmark.

ProQuest will digitize BNCF’s rich primary sources from the 16th and 17th centuries and make them fully searchable in Early European Books Online™, its recently released archive of rare works. The content will be made freely available to everyone within Italy, enabling all those users to explore the materials.

ProQuest will digitize more than 30,000 rare early books from the Koninklijke Bibliotheek (KB), the National Library of the Netherlands, capturing every volume in high-resolution color scans. This is the third major European national library to participate in ProQuest’s Early European Books project after the Danish Royal Library, Copenhagen and the Biblioteca Nazionale Centrale di Firenze in Italy. As with the agreements in Denmark and Italy, the material will be free to access in the host country.

As part of its Early European Books digitization program ProQuest will be digitizing the Library’s entire holdings of European books printed before 1700, comprising more than 15,500 volumes, and will be making the collection available for free throughout the U.K. and the developing world.

Par raz1940 et Charlotte. CC-BY.. Source : Flickr.

Entendons-nous bien : concernant des ouvrages appartenant au domaine public, cet accès mixte (gratuit dans le pays d’origine et payant dans le reste du monde) constituerait encore une atteinte trop forte à l’intégrité du domaine public et une forme d’expropriation du patrimoine commun. Ce modèle proposé par ProQuest violerait en outre toujours les recommandations du rapport des Sages européens sur la numérisation du patrimoine européens :

Les oeuvres du domaine public ayant fait l’objet d’une numérisation dans le cadre de ce partenariat doivent être accessibles gratuitement dans tousles Etats membres de l’Union européenne.

Il ne s’agit ici en aucune façon de demander à ce qu’un accès gratuit soit ouvert uniquement pour la France.

Mais il est crucial de se demander comment la BnF, qui met tant en avant les arguments économiques pour justifier ces partenariats, a pu en arriver à un tel ratage : obtenir un modèle plus fermé que partout ailleurs en Europe, alors que la France est le seul pays à avoir offert le soutien de crédits publics à ProQuest !

Qui profite ?

Si l’on raisonne mutadis mutandis, il n’est pas difficile de trouver le seul paramètre qui varie par rapport aux autres partenariats conclus par ProQuest avec des bibliothèques : La BnF est la seule bibliothèque financièrement intéressée à la vente de la base de données. La BnF a en effet créé une filiale pour mener ces opérations qui récupérera une part des recettes générés par les abonnements vendus à d’autres établissements publics. Bruno Racine a même mis en avant cet aspect lorsqu’il a été interviewé par France Culture :

Les termes financiers prévoient que la BNF percevra une quote-part des copies numériques vendues par ProQuest pendant la période de dix années et B. Racine affirmait que ces revenus seraient entièrement réaffectés au développement par l’institution de sa propre numérisation.

Est-il vraiment nécessaire d’aller chercher plus loin ? Intéressée par la commercialisation de la base de données, la BnF ne l’était plus tellement à ce qu’un accès gratuit soit proposé pour la France. Cela n’aurait conduit qu’à diminuer les retours financiers qu’elle pouvait attendre de ce montage.

On nous a vanté ces accords comme « équilibrés« . On nous a expliqué que le contexte économique rendait nécessaire le recours aux partenariats public-privé. « La volonté d’élargir toujours plus l’accès à ses richesses et de toucher de nouveaux publics est, conformément à ses valeurs, ce qui guide l’action de la BnF« , nous dit Bruno Racine, avec l’appui du Ministère de la Culture. Fort bien…

Pourtant ce que personne ne nous dit, c’est que la France, avec ces accords BnF, n’a réussi qu’à faire pire que tous les autres pays qui ont choisi de conclure des partenariats avec Google pour la numérisation de leur patrimoine écrit. Et elle a également réussi à faire pire que tous les pays d’Europe qui avaient déjà conclu des accords avec ProQuest…

La vérité, c’est que le partenariat noué avec ProQuest profite à l’évidence à la BnF et à elle seule. La France est littéralement en train de se faire rouler. Le Ministère semble s’en laver les mains, mais n’y aura-t-il personne à l’Assemblée ou au Sénat pour dénoncer cela ?



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