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Benzodiazépines : une overdose française

Florence Rosier | lemonde.fr | jeudi 10 janvier 2013

dimanche 13 janvier 2013

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Benzodiazépines : une overdose française
Florence Rosier | lemonde.fr | jeudi 10 janvier 2013

Il est certains records dont on se passerait. Telle notre consommation nationale de tranquillisants, somnifères et autres "pilules du bonheur" : nous sommes les champions européens de leur utilisation. Pour les hypnotiques (somnifères), nous sommes en deuxième position derrière la Suède. Pour les anxiolytiques (tranquillisants), nous sommes les deuxièmes derrière le Portugal. Pour les deux réunis, les premiers.

Cette overdose française concerne notamment les benzodiazépines. Ces psychotropes, 22 en tout sur le marché national, sont indiqués dans le traitement de l’anxiété, des troubles sévères du sommeil, des épilepsies et des contractures musculaires douloureuses. Un Français sur cinq a consommé au moins une fois une benzodiazépine en 2010. Plus de 25 millions de personnes ont été exposées à l’un de ces médicaments entre mi-2006 et mi-2011, note l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).

Depuis plus de vingt ans, au moins trois rapports ont alerté les pouvoirs publics sur les risques liés à cet abus. "En 2006, nous faisions, comme dans les précédents rapports, des propositions assez simples pour améliorer la situation, indique Bernard Bégaud, pharmaco-épidémiologiste de l’Inserm à l’université de Bordeaux. Rien de notable n’a été fait. Il est difficile de comprendre pourquoi ce problème de santé publique n’a pas été traité plus tôt comme une priorité."

RISQUE DE DÉMENCE

Les autorités sanitaires, après leur longue léthargie, vont-elles se réveiller ? Un nouveau signal résonne dans le paysage sanitaire. Aux risques déjà bien connus liés à la consommation de benzodiazépines s’ajouterait un nouveau risque potentiel de démence due à leur utilisation au long cours. Le 28 septembre 2012, le laboratoire de Bernard Bégaud publiait dans le British Medical Journal, avec deux autres équipes bordelaises, une étude indiquant une association statistique entre la prise prolongée de benzodiazépines et le risque de démence chez les plus de 65 ans. Résultat aujourd’hui conforté par les données préliminaires - non encore publiées - d’une autre étude bordelaise, celle de Christophe Tzourio.

Ces deux études viennent de pousser l’ANSM à envoyer un courrier de mise en garde sur ce risque potentiel à quelque 75 000 médecins généralistes, 2 500 neurologues et 12 000 psychiatres, rappelant les règles de prescription et de bon usage des benzodiazépines. Pour Dominique Maraninchi, directeur général de l’ANSM, "la concordance de ces deux études françaises justifie des actions plus marquées de la part des autorités sanitaires".

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Revirement difficile : dès leur lancement dans les années 1960, les benzodiazépines apparaissent comme des produits miracles, comparées aux barbituriques, très toxiques. Elles procurent une sécurité d’emploi immédiate. Le psychiatre Patrick Lemoine se souvient qu’"à la faculté de médecine de Lyon, les "patrons" nous disaient : "les benzodiazépines, c’est tant que vous voulez, aussi longtemps que vous voulez"".

Mais cette facilité d’utilisation tourne au piège. Enfermant dans la dépendance les patients qui en redemandent, les médecins leur en prescrivent toujours plus. "Les benzodiazépines sont des produits utiles, très utilisés et extrêmement mal utilisés, résume Bernard Bégaud. La moitié des personnes sous benzodiazépines en France sont traitées hors indications ou hors recommandations." La durée médiane de traitement par un anxiolytique ou un hypnotique est de sept mois en France. Mais la durée maximale de prescription recommandée est de douze semaines pour les anxiolytiques, de quatre pour les hypnotiques. "En maisons de retraite, les benzodiazépines sont trop souvent prescrites au long cours, dans des troubles du comportement où elles ne sont pas indiquées", indique Bruno Vellas, responsable du gérontopôle (CHU de Toulouse, Inserm).

SURPRESCRIPTION

La grande majorité (79 %) des primoprescripteurs de benzodiazépines sont des médecins généralistes. Claude Leicher, médecin généraliste et président su syndicat MG France, en témoigne : "Depuis une dizaine d’années, nous constatons que la pression dans le monde du travail a considérablement augmenté du haut en bas de l’échelle sociale. Il n’est pas un jour où nous ne sommes face à un patient en demande de prise en charge d’un trouble anxio-dépressif. Face à une telle plainte, deux modes d’intervention sont possibles avant d’envisager un traitement médicamenteux : l’arrêt de travail ou un accompagnement psychothérapeutique. Mais nous sommes conscients de cette surprescription de psychotropes et de la nécessité de la maîtriser."

Une enquête menée auprès de médecins généralistes, à Nantes, en 2010-1012, a révélé deux facteurs intervenant dans cette surprescription de benzodiazépines : "La difficulté d’accompagner le sevrage pour les généralistes, et leur volonté revendiquée de répondre aux plaintes des patients dans une logique compassionnelle, explique le professeur Vincent Renard, président du Collège national des généralistes enseignants. Dans le même temps, ils s’efforcent de diminuer les doses." Pour Patrick Lemoine, "les médecins français ne sont pas formés à la gestion du refus. Et ils croient plus à la chimie qu’à des prises en charge physiques ou psychothérapeutiques. Mais la raison profonde de cette surprescription tient à la non-prise en charge financière des psychothérapies par les psychologues".

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"Il y a en France une frilosité pour parler des inconvénients des benzodiazépines qui frise l’inconscience, se désole le psychiatre. Le conservatisme de l’Afssaps, aujourd’hui ANSM, est énorme. L’Afssaps a ainsi été très longue à réagir pour retirer ou restreindre l’utilisation de divers psychotropes aux effets indésirables importants. Par exemple, le Noctran, un hypnotique associant trois molécules dont une benzodiazépine, n’a été retiré du marché qu’en octobre 2011. Membre de la commission de transparence "Sommeil" de l’Afssaps, je m’étais pourtant battu depuis le début des années 2000 pour son retrait." Il cite d’autres exemples de cet immobilisme, notamment à propos du Rohypnol, hypnotique exposant à un fort risque de dépendance, de soumission chimique et d’usage détourné par des toxicomanes.

LA VOIE DE L’ORDONNANCE SÉCURISÉE

Des mesures éparses ont pourtant été prises. En 1991, la durée maximale de prescription a été limitée pour les anxiolytiques et les hypnotiques. En 2001, elle a été restreinte à quatorze jours pour le Rohypnol ; en 2010, à douze semaines pour le Rivotril. Cet antiépileptique, surnommé "drogue du viol", était détourné à des fins de soumission chimique. "Son usage flambait", observe Dominique Maraninchi. Pour plusieurs benzodiazépines particulièrement détournées par les toxicomanes, la prescription sur ordonnance sécurisée a été rendue obligatoire. Et en 2012, la prescription du Rivotril a été restreinte aux neurologues et aux pédiatres.

Il y a eu aussi les recommandations répétées de la Haute Autorité de santé sur le bon usage de ces molécules maintes fois adressées aux prescripteurs. Avec un effet dérisoire, en regard des enjeux : les chiffres de l’assurance-maladie montrent, pour 2011, des montants de vente et de remboursement des benzodiazépines désespérément stables par rapport à 2010 et 2009. "La HAS a certes émis des recommandations sur le bon usage de ces médicaments. Mais elles sont difficiles à mettre en pratique. Face à leurs patients qui réclament des benzodiazépines, les médecins généralistes restent en difficulté. La réponse doit être collective", estime le professeur Régis Bordet, neuropharmacologue au CHU de Lille.

En plus du nouveau risque potentiel de démence, les risques liés aux benzodiazépines sont connus et répertoriés dans le Vidal, bible des médicaments. Interactions médicamenteuses, dépendance, risque de chutes notamment chez les personnes âgées, pertes de mémoire, troubles cognitif et comportemental... "Un sevrage brutal peut entraîner une confusion, une épilepsie et des bouffées délirantes. Certains cas sont mortels", dit Patrick Lemoine. "Ce qui m’inquiète le plus avec les benzodiazépines, c’est le risque de somnolence au volant, relève le professeur Pierre-Louis Druais, président du Collège de la médecine générale. En parler est au moins aussi important qu’informer sur le risque potentiel de démence." Le risque d’accidents de la route sous benzodiazépines apparaît accru de 20 %, selon une étude française publiée dans PLoS Medicine en 2010.

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"Les pouvoirs publics doivent prendre à bras-le-corps l’objectif de diminuer ostensiblement la consommation de benzodiazépines", affirme Régis Bordet. Mais comme pour les pilules de troisième génération, Dominique Maraninchi parle de "numéro d’équilibriste". D’où cette impression de louvoiement ? Un bord tiré pour mettre en garde sur les risques. Un bord pour rassurer sur l’intérêt de ces molécules, bien utilisées. "Nous devons faire attention aux usagers, justifie le directeur de l’ANSM. Des millions de personnes sont aujourd’hui sous benzodiazépines. Ce sont aussi de très bons médicaments, quand ils sont prescrits à bon escient et sur de courtes périodes." Créer un vent de panique serait nocif. Il ne s’agit pas de causer une flambée d’arrêts de traitement brutaux avec syndrome de sevrage. Ou des reports massifs vers des psychotropes plus à risque. Ou des refus de traitement par des patients qui en ont vraiment besoin.

Les autorités se saisiront-elles de ce risque possible de démence pour se mobiliser ? Parmi les différentes solutions évoquées : faciliter l’accès aux psychothérapies. Des remèdes que la littérature aurait privilégiés s’ils avaient été disponibles du temps de Baudelaire : "L’angoisse atroce, despotique,/Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir". Sous benzodiazépines au long cours, que serait devenue la créativité du poète ?




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Transmis par Anne & Ahmid
Sun, 13 Jan 2013 10:16:56 -0800


PAMF


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