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« L’Internet est libre »… mais pas notre pays. -> Lettre ouverte au président de l’Azerbaïdjan

Jean-Marc Manach | bugbrother.blog.lemonde.fr | vendredi 9 novembre 2012

vendredi 9 novembre 2012

 Jean-Marc Manach | bugbrother.blog.lemonde.fr
   
« L’Internet est libre »… mais pas notre pays.

Lettre ouverte au président de l’Azerbaïdjan

Jean-Marc Manach | bugbrother.blog.lemonde.fr | vendredi 9 novembre 2012
    
Emin Milli (Facebook / Twitter) a décidé de devenir écrivain en prison, après avoir découvert, dans un livre de Vaclav Havel, la notion de "dissident involontaire". En 2009, un ami avec qui il organisait régulièrement des débats publics pour parler de politique lui proposa d’enfiler un déguisement d’âne, et de jouer du violon. Les autorités avaient en effet acheté (fort cher) une ribambelle d’ânes, et les deux compères, plutôt que de comptabiliser tout ce à quoi aurait probablement pu servir bien plus utilement cet argent en Azerbaïdjan, décidèrent de s’en moquer de façon potache.

Quelques jours plus tard, ils étaient violemment agressés dans un restaurant. Au commissariat où ils vinrent porter plainte, les policiers décidèrent de laisser partir leurs agresseurs, et d’incarcérer les agressés, accusés d’"hooliganisme". Au terme d’une parodie de procès, ils furent condamnés à 2 ans 1/2 de prison. Du fait de la pression internationale, ils furent finalement libérés 16 mois plus tard, mais restent toujours coupables de ce pour quoi ils ont été condamnés.

A l’occasion du Forum sur la gouvernance de l’Internet, qui se déroulait du 6 au 9 novembre 2012 à Bakou et où je m’étais rendu pour tourner un documentaire pour Arte sur l’histoire de l’Internet, du point de vue des défenseurs des droits de l’homme et des libertés (voir mon reportage, Derrière les palissades azerbaïdjanaises - Fuck you ! This is my culture !), Emin Milli a publié une lettre ouverte dans The Independent, que je lui avais proposé de traduire en français, et de la publier sur ce blog.

Mais au lendemain de notre rencontre, un agent du gouvernement nous attendait dans le hall de notre hôtel. Puis, un policier en civil a menacé de saisir notre matériel de tournage. L’Internet est peut-être libre en Azerbaïdjan, et on peut certes s’y exprimer, mais les barbouzeries dont ont été victimes nombre de journalistes, blogueurs et défenseurs des droits de l’homme m’ont poussé à m’auto-censurer, momentanément, et à attendre d’être de retour en France pour pouvoir en parler, et publier sa lettre en français. Il était hors de question que je risque de voir saisies les nombreuses interviews j’ai pu faire à Bakou.


Cher Président,

en tant que citoyen et ancien prisonnier de conscience, je suis ravi de voir que l’Azerbaïdjan accueille le Forum de la gouvernance de l’Internet ces jours-ci. La liberté d’expression étant l’un des enjeux majeurs de ce forum, je me permets de profiter de cette opportunité pour m’adresser à vous.

Vous avez un jour déclaré dans un discours que l’Internet est libre en Azerbaïdjan. Je suis sûr que vous le répéterez lors de ce forum sur la gouvernance de l’Internet. Les gens peuvent, de fait, librement se connecter à l’Internet en Azerbaïdjan, mais ils peuvent également être sévèrement punis pour l’avoir fait. Plusieurs rapports indiquent que le gouvernement surveille en effet toutes nos communications Internet, sans mandat judiciaire, et sans que les citoyens, non plus que leurs fournisseurs d’accès, n’en soient tenus informés. Ce pour quoi nombreux sont les citoyens qui n’osent pas s’exprimer, en ligne ou hors ligne. Vous avez réussi à faire qu’ils se taisent.

Les gens vivent dans la peur en Azerbaïdjan. Nous avons peur pour nos vies, pour nos emplois, nous avons également peur pour la vie et le travail de nos pères et mères, frères et soeurs, nous avons peur pour nos amis. Nous avons peur chaque fois que quelqu’un dont nous sommes proches ose exprimer un désaccord avec vous. Nous payons cher, également, quand nous osons ne pas avoir peur. Avant 2009, je vous avais surtout critiqué sur Internet. Et puis j’ai été attaqué dans le centre de Bakou. J’ai été arrêté puis, plus tard, condamné dans un procès spectacle basé sur de fausses accusations de hooliganisme. Mon père est mort pendant que j’étais en prison, sa santé se détériorait depuis le jour de mon arrestation et je n’ai pas pu être à ses côtés lorsqu’il a été conduit à l’hopital, ni quand il est mort. Plusieurs de mes proches et amis ont perdu leurs emplois. On leur expliqua qu’ils étaient trop proches d’un "ennemi de l’Etat". Aujourd’hui, nombreux sont ceux que je connais et qui ont peur de communiquer avec moi, en ligne ou hors ligne, et je les comprends.

Dans notre monde interconnecté, la société civile, les Etats et les entreprises du monde entier doivent travailler ensemble pour que prospère notre société de l’information. Et c’est tout le sens et l’esprit de ce Forum sur la gouvernance de l’Internet. La gouvernance de l’Internet ne peut pas servir correctement son objectif de développement économique, social et durable sans la liberté d’expression, le respect de la loi et une réelle gouvernance démocratique.

Aujourd’hui, un rapport du Conseil de l’Europe a dénombré plus de 80 prisonniers politiques en Azerbaïdjan. Le meurtre, en 2005, du journaliste Elmar Huseynow, n’a jamais fait l’objet d’une véritable enquête. Le Tax Justice Network a estimé que plus de 48 milliards de dollars ont été transférés d’Azerbaïdjan vers des comptes off-shore. Notre économie dépend quasi-exclusivement du pétrole et du gaz, et n’est donc pas durable, sauf à ce que nous parvenions à développer d’autres industries. Les taux actuels de corruption et de monopolisation, ainsi que le gaspillage des fonds publics, nous pousse vers un désastre économique et social. Mais plutôt que de changer la donne, vous avez dépensé 5 millions de dollars pour rénover un parc dans la capitale du Mexique afin d’y installer une statue de votre père, l’ancien général-président -et agent du KGB- Heydar Aliyev, aux côtés des statues de Martin Luther King et de Gandhi. Votre gouvernement a dépensé des centaines de millions de dollars pour accueillir l’Eurovision à Bakou. Dans le même temps, de nombreux Azeris n’ont toujours pas accès à l’eau, au gaz ni à l’électricité. Et récemment, nous avons découvert -sur Internet- que l’un des membres éminents de votre parti avait tenté de vendre un siège au parlement pour un million de dollars. Et personne n’a été puni pour cela.

L’Azerbaïdjan a besoin de réformes réelles, profondes et urgentes. Nous devons changer, passer d’une société de la peur à une société d’opportunités. Ayant été incarcéré pour avoir utiliser Internet pour vous critiquer, ainsi que votre politique, j’ai pu expérimenté une vérité dérangeante : Internet n’est pas libre en Azerbaïdjan, puisque nous y avons peur. Aujourd’hui, notre peur est l’une des principales sources de votre pouvoir, et cette peur est envahissante. Ses conséquences sont dramatiques. La peur mine le développement économique, et décourage la créativité et la curiosité, mais sa principale victime, c’est notre dignité humaine. Nos concitoyens ne peuvent pas réfléchir au-delà de la survie physique, ce qui ne peut que les cantonner dans la pauvreté. Ils méritent mieux que de vivre dans la peur. Ce pays fut le premier à instaurer une république parlementaire démocratique dans le monde musulman de 1918. Depuis 2001, il fait partie du plus vieux club des démocraties en Europe, le Conseil de l’Europe.

Vous avez été le président de l’Azerbaïdjan depuis 2003 et la Constitution vous interdit de vous postuler pour un troisième mandant l’an prochain. Un référendum sur la Constitution a été organisé en mars 2009, après que vous ayez prêté serment sur l’ancienne Constitution. La loi n’est pas rétroactive et cet amendement ne pourra s’appliquer qu’au prochain président. Vous êtes donc limité à deux mandats au terme de l’ancienne Constitution. Il est temps de penser à préparer une transition légitime du pouvoir dans ce pays.

Je n’ai rien contre vous à titre personnel, malgré mon injuste détention. Ceci n’est qu’une humble tentative de vous rappeler, simplement, vos responsabilités, de sorte d’éviter tout changement violent ou imprévisible, comme cela arrive dans les pays où les voix critiques sont ignorées pendant trop longtemps. Contrôler l’Internet, et semer la peur, n’a jamais aidé les autocrates du monde entier à rester au pouvoir, ni transformer de façon responsable leurs sociétés.

Vous pourrez ignorer cette lettre. Vous avez derrière vous une armée importante, et une police puissante. Je n’ai que mes mots, et l’Internet. Mais je persisterai, cela dit, à me rappeler à vous et à notre société au sujet de la vie en Azerbaïdjan, parce que c’est mon devoir civique. Je crois que ce pays sera encore plus agréable à vivre si nous acceptons la vérité sur notre situation, et que nous agirons ensemble pour le faire changer. Alors, nous pourrons enfin espérer pouvoir disposer d’un Internet réellement libre, et annoncer un pays vraiment libre.

Emin Milli, écrivain
Le 5 novembre 21012, à Bakou.


jean.marc.manach (sur Facebook & Google+) @manhack (sur Twitter)
Et pour me contacter, de façon sécurisée (#oupas /-), c’est par là.




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