Accueil > 2012 > octobre > Et vogue la galère…

Et vogue la galère…

Alain Accardo | agone.org | jeudi 4 octobre 2012

jeudi 4 octobre 2012

agone.org
   
Et vogue la galère…
Alain Accardo | agone.org | jeudi 4 octobre 2012
    

La rentrée a eu lieu. On nous avait prédit, comme d’habitude, qu’elle serait socialement « chaude ». Comme d’habitude, il ne s’est rien passé. Plus exactement, les choses ont suivi leur cours, celui que leur imprime ce que les médias appellent « LA CRISE ». Une fois de plus, le capitalisme international a réussi à transformer une catastrophe engendrée par son propre fonctionnement en une espèce de fatum transcendantal implacable auquel les peuples ne pourraient espérer échapper qu’au prix de sacrifices redoublés. La vraie droite, déguisée chez nous en fausse gauche, gouverne partout, au détriment des travailleurs et dans l’intérêt des financiers.

Le peuple, ou plutôt la chiourme des petits et moyens salariés, hébétée par
les puissants stupéfiants qu’on lui administre, continue à ramer en cadence,
enchaînée aux bancs de la galère, tandis que ses chefs de nage
vocifèrent : « Gauche-droite, babord-tribord, allons, tas de
feignants, du nerf, souquez ferme si vous ne voulez pas finir sur les
récifs ! » Ça fait des générations que ça dure. Il y a là quantité de gens
dont les aïeuls des bisaïeuls étaient déjà avec Jean Valjean au bagne de
Toulon, c’est vous dire que tout de même, oui monsieur, tout de même, la
situation s’est bien améliorée. Avant, on ne s’évadait du château d’If que
cousu dans un linceul et jeté à la mer. Maintenant, il suffit à un employé de
multinationale de sauter librement par la fenêtre. Avant, le bagnard succombait
au scorbut et à la malaria. Le galérien d’aujourd’hui meurt en parfaite santé
d’un excès de stress au travail, à moins qu’il n’ait le privilège d’abréger sa
carrière avec son arme de service, ou au moyen d’une overdose.

Certains observateurs en infèrent que les choses ont bien changé. Je reste
quant à moi plutôt sensible à la continuité d’un système de domination de
classe où, depuis la mainmise sur la Révolution française de la bourgeoisie
réactionnaire thermidorienne, il ne s’est rien passé de vraiment nouveau, je
veux dire rien qui permette d’affirmer qu’on est vraiment sorti de la
préhistoire humaine, sur le plan des structures objectives s’entend, même si,
sur le plan des mœurs, des manières, des relations interpersonnelles et des
pratiques culturelles, des effets de mode formels ont pu affecter, comme leur
nom l’indique, les modalités des rapports sociaux (dans le sens d’une
libéralisation croissante), à défaut de pouvoir en changer la matérialité.

Je persiste à dire, avec beaucoup d’autres, que si Marx ressuscitait
aujourd’hui, il pourrait, moyennant les corrections nécessaires pour prendre en
compte le degré de développement des forces productives actuelles, écrire de
nouveau Le Capital et Le Manifeste communiste. On ne manquera
pas de me dire que, précisément, l’un des changements les plus considérables
ayant modifié, du moins dans le monde occidental, le rapport des forces, c’est
l’élargissement de l’adhésion, volontaire et involontaire, des masses à un
système qui a su porter à un point de perfection inégalé les technologies de la
manipulation et l’art de faire croire que les choses changent ou qu’elles sont
sur le point de changer dans le bon sens.

Je dois admettre que l’efficacité atteinte par le capitalisme contemporain
dans le processus de domestication inhérent à tous les régimes historiquement
connus de domination de l’homme par l’homme – processus qui fait du travailleur
exploité le complice reconnaissant de sa propre exploitation et le
bourreau-adjoint de ses semblables – demeure de nos jours un obstacle majeur à
la lutte révolutionnaire. Si à quelque chose malheur est bon, l’avantage de la
situation de crise aiguë où nous nous trouvons pourrait être de tirer les
galériens de leur hébétude et de leur faire prendre, avec la juste conscience
de leur situation et de leur force, le commandement de leur vaisseau.

C’est ce que sembleraient indiquer les soubresauts qui ont commencé de
soulever, çà et là en Europe, les masses populaires. Ces mobilisations de
travailleurs inquiets, frustrés, furieux, sont-elles les signes avant-coureurs
d’une rupture prochaine avec le système, comme le croient les plus optimistes,
ou bien semblables à des chiens qui, d’avoir été trop battus, retroussent
parfois en grondant une babine sur leurs crocs avant de s’aplatir en gémissant
aux pieds de leur maître, les galériens vont-ils retourner docilement à leurs
bancs pour ramer en cadence ? On aimerait voir dans le simple fait de se
poser aujourd’hui la question un encouragement nouveau à ne pas désespérer.


Alain Accardo

Chronique parue dans le journal La Décroissance, du mois d’octobre
2012.


Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude
involontaire
(2001), Introduction à une
sociologie critique
(2006), Journalistes
précaires, journalistes au quotidien
(2006), Le Petit Bourgeois
Gentilhomme
(2009), Engagements. Chroniques et autres textes
(2000-2010)
(2011).


Voir en ligne : Et vogue la galère…

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.