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les 22 propositions d’un (autre) ministre de l’Intérieur...

Laurent Mucchielli | insecurite.blog.lemonde.fr | mardi 15 mai 2012

mercredi 16 mai 2012

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Si j’étais nommé ministre de l’Intérieur : mes 22 propositions !
Laurent Mucchielli | insecurite.blog.lemonde.fr | mardi 15 mai 2012

Il y a quelques mois, les éditions Le Muscadier ont eu une idée à la fois originale, très intéressante et plutôt amusante : imaginer qu’en mai 2012, à la surprise générale, un candidat inconnu issu de la société civile (et non du monde des professionnels de la politique) aurait remporté les élections présidentielles et formé un « alter-gouvernement » composé de professionnels, d’intellectuels et de militants (voir la présentation du livre). L’on nous a demandé d’en faire partie en tant que ministre de l’Intérieur, et d’écrire notre discours programmatif en nous plaçant dans la situation de ce milieu du mois de mai, au moment où nous venons d’apprendre notre nomination... La version complète de ce discours est à lire en achetant le livre dans toute bonne librairie. Nous en donnons ici un avant goût par quelques extraits.

* * *

Discours programmatif du nouveau ministre de l’Intérieur

«  En vertu d’une tradition certes longue mais pas forcément vénérable, le ministère de l’Intérieur se trouve être aussi celui de l’Outre-mer, des Collectivités territoriales et – du moins dans le précédent gouvernement – de l’Immigration. C’est en réalité un énorme ministère, qui pilote des administrations n’ayant rien à voir entre elles, qui traite des enjeux de natures tout à fait différentes, et qui gère par ailleurs le corps préfectoral. Or, tout ceci est invisible. Aux yeux de tous, le ministre de l’Intérieur est le ministre de la Police (et maintenant de la Gendarmerie) ; aussitôt nommé, il est affublé par la presse du titre de « premier flic de France ». Cette fonction écrase toutes les autres (elle fait ainsi oublier que ce ministère gère aussi la sécurité civile, c’est-à-dire les pompiers). Or, il n’est pas sain que la fonction préfectorale soit sous l’emprise directe du chef de la police, pas plus que la gestion des collectivités territoriales, de l’outre-mer et de l’immigration. Ces grandes missions nationales et transversales devraient être rattachées au Premier ministre, ce qui permettrait d’ailleurs de donner à celui-ci un peu plus de poids dans une Ve République si outrancièrement présidentielle. Le ministère de l’Intérieur pourrait ainsi se consacrer uniquement à sa mission fondamentale : la sécurité. Et il y a beaucoup à faire pour contribuer à l’améliorer.

Je vais donner dans un instant les idées-forces qui guideront mon action. Mais je ne peux pas terminer ce préambule sans dire aussi qu’il va falloir que le gouvernement auquel j’appartiens fasse des choix. Si la sécurité est une priorité du service public – au même titre que l’éducation, l’emploi, la santé et la justice –, alors, il faut que l’État s’en donne les moyens. Or, ici comme ailleurs, la situation s’est fortement dégradée ces dernières années. Il va falloir remédier à cette situation, en mettant fin au grand écart auquel se sont livrés mes prédécesseurs, qui ont fait de la lutte contre l’insécurité un enjeu de communication politique mais qui, en pratique, n’ont pas donné aux policiers et aux gendarmes les moyens de remplir véritablement leur mission.

CLARIFIER ET VALORISER LES QUATRE GRANDS MÉTIERS DE POLICE

Derrière un même mot, il existe en réalité des besoins et des métiers bien différents. Cette diversité doit être pleinement reconnue, ce qui n’est pas le cas actuellement. Pour simplifier, il existe quatre métiers de police, qui devraient être beaucoup plus clairement distingués et en fonction desquels il nous faut repenser des questions aussi importantes que la formation des personnels, la répartition des effectifs et le partage du pouvoir de décision entre les différents échelons territoriaux.

Assurer la sécurité nationale. Assurer la sécurité de l’État est le rôle de la police du renseignement, qui opère à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire, afin notamment de prévenir des risques d’ampleur nationale comme des attentats, des attaques informatiques, des menaces financières, ou encore des actes d’espionnage industriel sur des secteurs sensibles. Voilà bien un métier de police singulier. Et il est normal qu’il s’agisse d’un service exclusif de l’État, dont les activités sont largement secrètes aux yeux du simple citoyen – mais non à ceux des parlementaires, dont les pouvoirs de contrôle, insuffisants à ce jour, devront être renforcés. Je vais par ailleurs faire cesser une fois pour toutes l’utilisation politique (et notamment présidentielle) des services de renseignement, cet archaïsme qui a été dangereusement réactivé par le précédent président de la République. Les chefs de police qui ont contribué voire encouragé cette dérive seront remerciés dès demain. Chaque fonctionnaire de police et chaque militaire de la gendarmerie doit être fier de servir son pays et exclusivement son pays.

Maintenir l’ordre. Le maintien de l’ordre est également une tâche logiquement impartie à l’État, mais qui est aujourd’hui gérée de façon archaïque. Certes, il fut un temps où la République était menacée par la guerre civile, par des factions armées, par des mouvements séparatistes virulents et des émeutes politiques visant les lieux même du pouvoir. Mais ce temps n’est plus. Dès lors, les effectifs des forces de maintien de l’ordre sont totalement disproportionnés. On compterait près de 11 000 CRS et 16 000 gendarmes mobiles, soit respectivement environ 10 % et 15 % du total des effectifs de la police et de la gendarmerie. Les compétences acquises doivent bien entendu être pérennisées et valorisées (on nous les envie dans beaucoup de pays), mais une partie de ces effectifs va être retirée des forces de maintien de l’ordre et redéployée dans les unités de sécurité publique. Il n’est pas normal que des personnels qui manquent parfois cruellement sur la voie publique s’ennuient au fond de leurs casernes.

lci.tf1.fr

Lutter contre la criminalité. Les formes de criminalité sont multiples, elles se renouvellent et se modernisent au gré de l’évolution d’une société qui se technologise et se mondialise de plus en plus. Un État comme la France se doit d’avoir une police judiciaire digne de ce nom. Ce n’était pas le cas jusqu’à présent. Certes, on élucide assez bien les affaires d’homicide et de viol, mais ce n’est pas bien difficile dans la mesure où l’auteur appartient le plus souvent à l’entourage de la victime. Le problème commence dès lors que l’on sort du champ des violences interpersonnelles privées. Pour simplifier, la police judiciaire court beaucoup après les petits délinquants, mais elle n’a guère les moyens de s’occuper des gros. Cela est vrai par exemple dans la lutte contre le grand banditisme (qui prospère toujours en Île-de-France, à Marseille, en Corse et ailleurs), dans la lutte contre le trafic de drogue (dont les dimensions nationales et internationales semblent souvent rester hors d’atteinte des autorités, sachant que les saisies réalisées par la PJ et par les douanes ne sont que la pointe émergée de l’iceberg), dans la lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains (crimes très largement impunis jusqu’à présent) et dans la lutte contre la délinquance économique et financière (lutte en grande partie abandonnée de nos jours par des polices et une justice qui concentrent l’essentiel de leur attention répressive sur les classes populaires, tandis qu’elles privilégient la négociation de solutions amiables avec les classes supérieures, si tant est qu’elles parviennent à enquêter sans subir des pressions diverses). J’entends donc remettre à plat l’organisation et les objectifs de la police judiciaire et augmenter fortement ses moyens.

Assurer la sécurité quotidienne des citoyens. La sécurité est un sujet qui préoccupe nos concitoyens dans leur vie quotidienne et qui nécessite de profondes réformes compte tenu de tout ce qui a été abimé ces dernières années. Tout d’abord, ce sont l’état d’esprit et la doctrine globale qu’il s’agit de changer. La police de la vie quotidienne doit être un service public, c’est-à-dire une police au service des citoyens et de leurs besoins, et non au service de l’État et de ses politiques du moment. Les Français réclament des policiers et des gendarmes avec lesquels ils puissent dialoguer, à qui ils puissent s’adresser pour faire état de leurs problèmes et par qui ils puissent être réellement entendus, compris et aidés. Dans la réalité, tous les policiers et gendarmes de terrain le savent : la partie la plus importante de leur temps est consacrée non pas à des missions répressives, mais à ce qu’ils appellent le social. De 2002 à 2012, cette réalité a été déniée ou dévalorisée par le pouvoir politique pour des raisons idéologiques. Cette idéologie surannée sera jetée aux oubliettes. Une police de proximité (ou quel que soit son nom) sera rétablie, bien plus forte et volontaire encore qu’elle ne le fut à la fin des années 1990. Chacun comprendra que son rôle ne consiste pas à jouer au football avec les jeunes ni à la pétanque avec les vieux (comme voudrait le faire croire une caricature politicienne malveillante). Il consiste à rechercher en permanence la connaissance la plus fine du territoire et le contact le plus étroit avec la population, dans le but de faire le plus intelligemment et efficacement possible tous les aspects du travail policier, y compris la répression des infractions. Ce quatrième grand métier de police va être fortement valorisé comme tel. A l’inverse, je vais supprimer les BAC (brigades anti-criminalité), ces unités purement répressives créées au début des années 1990 pour faire du « flag » (flagrant délit), intervenant en civil et principalement la nuit. N’en déplaise aux partisans de la police façon flash-ball et course-poursuite, ces unités ont fait la preuve de leur inefficacité globale. Contribuant en réalité très peu à la lutte contre la délinquance, elles ont surtout pour effet de dégrader l’image de la police auprès de nos concitoyens, voire d’entretenir un climat et des pratiques propices à la survenance de « bavures policières » et au déclenchement d’émeutes dans les quartiers populaires. Il est temps d’en finir avec cette façon de faire la police et d’encourager les jeunes policiers qui veulent avant tout « arrêter les voyous » à rejoindre les rangs de la police judiciaire pour apprendre à y faire intelligemment le travail répressif.

enfants-victimes.blogspot.com

Enfin, pour bien faire ce quatrième grand métier, la police ne peut pas et ne doit pas agir seule, mais au contraire en réseau et en partenariat. Les modalités d’une collaboration permanente avec les collectivités territoriales et les Conseils généraux seront précisées, le partage des missions avec les polices municipales sera clairement établi dans un cadre fixé par la loi. Les responsables locaux de police et de gendarmerie auront beaucoup plus d’autonomie dans la détermination des politiques locales de sécurité et de prévention. En effet, ce type de police doit clairement être décentralisé. C’est bien autour du territoire local que l’ensemble des intervenants doivent s’unir pour offrir à la population la meilleure protection possible. Cette réaffectation des missions inclura naturellement les questions de sécurité routière – ainsi que la sécurité civile, les pompiers étant trop souvent tenus à l’écart de partenariats locaux où ils ont aussi leur place, notamment en matière de prévention.

REMETTRE L’ACTION POLICIÈRE A SA JUSTE PLACE DANS L’ENSEMBLE DE L’ACTION PUBLIQUE

Le discours sécuritaire dominant depuis 2002 a institué la police dans le rôle de principal agent de lutte contre la délinquance. On a même entendu ces dernières années plusieurs ministres de l’Intérieur dire aux gendarmes et aux policiers que la sécurité est une guerre qu’ils doivent gagner. Or, ceci est faux. Tout policier ou gendarme expérimenté sait qu’il ne résoudra pas à lui seul le problème. Exemple classique : on dénonce un trafic de drogue au bas de tel immeuble, la police ouvre une enquête, elle planque, écoute les téléphones, photographie, interroge, etc. Lorsque suffisamment de preuves ont été réunies, on fait une descente matinale et on interpelle les revendeurs et leurs principaux complices. Le problème est que d’autres prendront leur place dans les mois qui suivent, puisqu’on n’a pas démantelé la filière du trafic en remontant jusqu’aux grossistes et qu’on n’a rien fait pour améliorer les problèmes d’inactivité et de précarité qui poussent certains jeunes à se lancer dans le trafic. La politique sécuritaire s’est satisfaite ces dernières années de ces opérations coup de poing qui n’ont d’impact qu’à court terme. Les problèmes de fond ne sont jamais réglés. À compter de ce jour, je proscris ce discours aussi martial qu’inefficace, qui endoctrine les jeunes gendarmes et policiers pour finalement les mener dans une impasse. Constatant au bout d’un moment que la politique du tout-répressif à laquelle on les astreint ne règle rien, une partie d’entre eux sont gagnés par le sentiment d’impuissance ou la colère. Certains se désinvestissent de leur travail. D’autres entrent même dans un engrenage de violence qui renforce les tensions et fait dégénérer des situations qui pourraient être gérés autrement. On le voit bien dans les zones urbaines sensibles.

Il faut donc remettre l’action policière à sa juste place. Outre une amélioration de leur fonctionnement interne, pour être vraiment performantes, la police et la gendarmerie ont besoin d’autres acteurs publics et parapublics (notamment associatifs) : des acteurs judiciaires naturellement, mais aussi des acteurs éducatifs, des acteurs sociaux, des acteurs médicaux. Policiers et gendarmes doivent donc travailler en réseau. Ils doivent prendre toute leur place dans les partenariats locaux de prévention et de sécurité où, plutôt que de voir la hiérarchie de bureau distribuer quelques statistiques, on doit voir les cadres de terrain expliquer leurs logiques d’action et les confronter avec celles de leurs partenaires, dans la volonté de dégager une action publique globale cohérente sur le territoire.  »

 

éditions Le Muscadier, 2012

Dans le détail, voici mes 22 propositions :

1. Réduire le périmètre administratif du ministère de l’Intérieur.

2. Renforcer le contrôle des services de renseignement.

3. Réduire les effectifs du maintien de l’ordre au profit des unités généralistes.

4. Donner à la police judiciaire les moyens de lutter contre la délinquance organisée.

5. Inventer une nouvelle police de proximité, au rôle renforcé.

6. Supprimer les brigades anti-criminalité (BAC)

7. Décentraliser le commandement de cette nouvelle police de la vie quotidienne.

8. Dépolitiser la hiérarchie policière.

9. Normaliser l’administration de la police de Paris et de l’Île-de-France.

10. Revaloriser la gendarmerie.

11. Faire travailler policiers et gendarmes main dans la main.

12. Cantonner les polices municipales dans un rôle de police de proximité.

13. Arrêter le recrutement de sous-policiers tels que les ADS ou les gendarmes-adjoints.

14. Repenser la formation en fonction des quatre grands métiers de police.

15. Abolir la culture du chiffre, transformer l’évaluation, inventer des indicateurs pour le travail non répressif.

16. Renforcer le contrôle de la déontologie : lutter contre les violences illégitimes, le racisme et la corruption.

17. Abolir la doctrine mensongère de la guerre à la délinquance.

18. Faire pleinement travailler les policiers et les gendarmes en réseau à l’échelle locale.

19. Abroger une série de lois liberticides qui ne renforcent pas réellement la sécurité.

20. Dépénaliser et réglementer l’usage des drogues.

21. Assurer l’égalité de tous les citoyens devant le service public de la sécurité.

22. Arrêter le financement étatique de la vidéosurveillance dans l’espace public, reverser ces moyens pour l’équipement des commissariats et des brigades de proximité ainsi que pour les unités de police judiciaire.

 

Pour aller plus loin

* Voir la présentation et le dossier de presse du livre Altergouvernement sur le site de l’éditeur


Voir en ligne : Si j’étais nommé ministre de l’Intérieur : mes 22 propositions !

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