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Ces branchés qui débranchent

Guillemette Faure | Illustrations : Le Creative Sweatshop | lemonde.fr | vendredi 27 avril 2012

vendredi 27 avril 2012


Ces branchés qui débranchent
Guillemette Faure | Illustrations : Le Creative Sweatshop | lemonde.fr | vendredi 27 avril 2012


Selon une enquête Ipsos de février 2011, 11 % des femmes de 18-34 ans dorment avec leur portable dans leur lit et 72 % des personnes du même âge le gardent près d'eux la nuit.

PAS UN ORDINATEUR, pas une télé, pas le moindre petit ou grand écran à la Waldorf School of the Peninsula. En revanche, on a trouvé un four à pain dans le jardin, que les petites classes utilisent chaque semaine, des chaussettes faites main - les cours de tricot, pour filles comme pour garçons, commencent en CP -, des tableaux noirs et des craies de couleur. Mais on n’a pas vu les machines à coudre, sur un autre site, celui du collège, avec lesquelles les sixièmes se sont fait des pyjamas.

Cette école privée - environ 20 000 dollars de frais de scolarité annuels - de la Silicon Valley recommande aux parents de limiter l’exposition aux écrans jusqu’à l’équivalent de la sixième et n’introduit l’outil informatique qu’en quatrième. Un comble pour un établissement qui compte dans son voisinage Google, Apple et une pléiade de start-up hyperconnectées. Surtout quand on sait que les trois quarts des parents d’élèves de cette école travaillent dans les nouvelles technologies.

"Les gens se demandent pourquoi des professionnels de la Silicon Valley, dont certains de Google, qui semblent devoir beaucoup à l’industrie informatique, envoient leurs enfants dans une école qui n’utilise pas d’ordinateurs", s’amuse Lisa Babinet, professeur de maths et cofondatrice de l’école primaire - également titulaire d’un doctorat en éducation à l’informatique -, invitée à présenter l’établissement à la conférence annuelle Google Big Tent, grand raout consacré à... Internet.

Installé aux Etats-Unis depuis 1987, Pierre Laurent est l’un de ces parents. Il a choisi cette école et désapprouve la tendance des établissements à équiper en informatique des classes de plus en plus jeunes. "L’ordinateur n’est qu’un outil. Celui qui n’a qu’un marteau pense que tous les problèmes sont des clous, argumente-t-il. Pour apprendre à écrire, il est important de pouvoir effectuer de grands gestes. Les maths, ça passe par la visualisation dans l’espace. L’écran gêne l’enseignement. Il diminue les expériences physiques et émotionnelles."

A la Waldorf School of the Peninsula, on apprend les multiplications en dessinant, en sautant à la corde. Pierre Laurent s’inquiète-t-il du retard que pourraient prendre ses enfants privés d’écran ? "On ne sait pas comment le monde sera dans quinze ans, les outils auront eu le temps de changer de nombreuses fois. Pour avoir travaillé douze ans chez Microsoft, je sais à quel point les logiciels sont étudiés pour être le plus facile d’accès possible." Et les écrans ne sont jamais très loin. "Tous les élèves ici ont des ordinateurs chez eux. La question, c’est plutôt de savoir à quel moment on enlève le frein." C’est tout le paradoxe. Alors qu’on s’inquiétait hier de la fracture numérique, qui donnerait aux milieux aisés une avance en termes d’équipement et d’accès aux nouvelles technologies, les précurseurs d’hier sont ceux qui peuvent aujourd’hui s’offrir le luxe de décrocher.

Alors que de plus en plus de personnes souffriraient de "nomophobie", la peur de perdre son portable ou son accès à Internet, qui conduit par exemple à garder un filet de connexion (comme un portable de secours), des pionniers du numérique font le choix inverse. Richard Stallman, le gourou du logiciel libre, explique qu’il travaille désormais déconnecté. "La plupart du temps, écrit-il sur son site, je n’ai pas Internet. Une ou deux fois par jour, parfois trois, je me connecte pour envoyer et recevoir mes courriels. Je relis tout avant d’envoyer." Se déconnecter est devenu un acte volontaire. Aujourd’hui chercheur à la Carnegie Mellon University, Fred Stutzman avait pris l’habitude de travailler dans un café pour pouvoir rédiger sans être interrompu. "Il fallait que je m’échappe de la frénésie d’Internet." Sa méthode a pris l’eau quand un voisin s’est équipé d’un routeur qui a arrosé le café de sa connexion Wi-Fi. Voilà qui l’a conduit à développer Freedom, un logiciel, qui, pour 10 dollars, bloque votre accès à Internet jusqu’à huit heures de suite, et vous oblige à redémarrer votre ordinateur pour le réactiver. Son autre appli, Anti-social, permet d’avoir accès à Internet mais pas à toutes ses joyeuses distractions : Facebook, Twitter... "Les ordinateurs sont devenus des machines à distraction. On s’équipe aujourd’hui de fonctionnalités qui les ramènent à un usage de machine à écrire", note-t-il, amusé. Plusieurs navigateurs ont installé des options de ce type. "C’est une façon de s’acheter du temps. Internet est partout, la seule réponse possible maintenant est individuelle."

"Les gens sentent que ça ne va pas : 90 % de leur temps de travail passe dans les mails, chez eux on envoie des SMS à table", relève Sherry Turkle de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT). Elle observe dans son livre Alone Together (Seuls ensemble, Basic Books, non traduit) qu’une personne qui regarde ses mails ou ses SMS sur son smartphone peut être aussi contagieuse, en groupe, que quelqu’un qui bâille. "Dans les entretiens que j’ai conduits pour mon livre, beaucoup admettent qu’ils se mentent quand ils disent dormir avec leur portable uniquement pour la fonction alarme... Vous allez voir de plus en plus de marketing promettant de résoudre les problèmes de surconnexion."

C’EST DÉJÀ LE CAS. Aux Etats-Unis, un spot très drôle de Windows Phone montre un chirurgien vérifiant ses courriels sur son téléphone en pleine opération, une mariée qui consulte son portable en entrant dans l’église - non, tout de même pas un président français regardant son BlackBerry alors qu’il est avec le pape... "It’s time for a phone to save us from our phones" (Il est temps qu’un téléphone nous sauve de nos téléphones), dit la pub. En Thaïlande, une publicité pour un opérateur téléphonique (DTAC) met en scène des gens dont l’entourage devient invisible quand ils consultent leur téléphone.

"Il y a une aspiration très forte à faire des pauses. Les gens ont l’impression de vivre dans un flux permanent, de ne pas avoir de moment pour recoller les morceaux", note Rémy Oudghiri, qui travaille sur cette tendance chez Ipsos et la voit émerger dans les pays les plus technophiles. "Attention, ce n’est pas encore un phénomène de masse, nuance-t-il. On a repéré cela depuis la fin de l’année 2010. On s’est aperçu, en interrogeant des personnes très technophiles, que beaucoup d’entre elles nous disaient qu’elles avaient l’impression d’être trop connectées. Elles ressentaient cela comme une façon de ne pas vivre au présent, de ne pas être dans la vraie vie, d’être toujours dans le rendez-vous qui va venir." C’est aussi, selon lui, ce qui explique le succès des pèlerinages, des séjours lointains, des retraites.

"Se déconnecter totalement n'est pas plus une réponse que de décider de prendre une année sabbatique", observe Sherry Turkle du MIT. "C'est une expression de frustration."
"Se déconnecter totalement n’est pas plus une réponse que de décider de prendre une année sabbatique", observe Sherry Turkle du MIT. "C’est une expression de frustration." | Le Creative Sweatshop pour M le magazine du Monde

"Se déconnecter totalement n’est pas plus une réponse que de décider de prendre une année sabbatique, observe Sherry Turkle du MIT. C’est une expression de frustration. Mais on voit des gens faire des expériences, décider d’un sabbat Internet du vendredi soir au dimanche ou de bannir téléphone et ordinateur de certaines pièces de la maison."L’écrivain Pico Iyer prévoit dans le New York Times l’émergence de "black hole resorts", comme le Post Ranch Inn à Big Sur en Californie, où l’on paie 2 285 dollars (1 742 euros) la nuit pour une chambre sans télé et où Internet ne passe pas. Une nouvelle idée du luxe, quand les chambres d’hôtes des Gîtes de France ne peuvent encore décrocher cinq épis que si elles sont équipées en télévision à écran plat... Le très élitiste club de golf d’Augusta, en Géorgie (celui qui interdit encore aux femmes d’en être membres), prohibe l’usage du téléphone portable sur ses greens.

Tout comme Pierre Desproges ironisait il y a vingt ans sur l’ouvrier de droite en costard qui croisait son patron de gauche en jean, avoir son téléphone posé sur la table n’est plus un attribut de pouvoir. S’extraire de l’exposition aux écrans est devenu un marqueur du luxe. "Certains ont le pouvoir de se déconnecter et d’autres ont le devoir de rester branchés, écrit le sociologue Francis Jauréguiberry, qui dirige actuellement une recherche sur le sujet. Les nouveaux pauvres des télécommunications sont ceux qui ne peuvent pas échapper à l’obligation de répondre immédiatement, et qui doivent donc vivre dans l’urgence et dans l’interpellation continue. Les nouveaux riches, au contraire, sont ceux qui ont la possibilité de filtrer et d’instaurer de la distance vis-à-vis de cette interpellation."On l’avait déjà observé dans le domaine de la télévision, où la surconsommation (en nombre de chaînes comme de postes) concerne surtout les milieux populaires. Canal+ avait ramé à son lancement, en 1984, parce qu’elle s’adressait aux foyers les plus aisés : une chaîne payante, ce serait pour les riches. C’est après avoir adapté son marketing au grand public qu’elle décolla.

AUJOURD’HUI, LES FOYERS SANS TÉLÉVISION sont plutôt aisés (51 % sont des CSP+, 19,4% des CSP-) tandis que les foyers qui possèdent plus de deux télés sont surtout des CSP- (43 % sont des CSP- et 30 % des CSP+). L’accès à Internet et le smartphone prennent-ils la même direction ?

"Quand nous nous posons la question, entre profs, de mettre des informations sur Internet, certains craignent l’exclusion de ceux qui n’y ont pas accès. Mais nous avons davantage d’élèves qui ne mangent pas à leur faim que d’élèves qui n’ont pas Internet", raconte une prof de Notre- Dame-Immaculée à Tourcoing. "Nous travaillons dans des zones d’éducation prioritaire, pourtant les gens sont plutôt suréquipés", confirme Serge Hygen d’Eco-Conseil, qui a initié les premiers "dix jours sans écran" dans des établissements de Strasbourg, en 2008. Car aujourd’hui, on éduque à la déconnexion. "Si vous lisez ce message, c’est que vous ne faites pas la journée sans écran." C’est le message qui s’affichait, le 25 novembre dernier, sur le site Web du collège du Moulin-des-Prés. Dans le couloir de cet établissement du 13e arrondissement de Paris sont affichés des dessins de télés et d’ordinateurs qui viennent siphonner les cerveaux. Ce jour-là, les profs ont éteint les ordinateurs et fait l’appel sur papier. "En éteignant les écrans, on voudrait essayer de comprendre de quoi on a exactement besoin", explique Dominique Eve, la directrice. Au collège Notre-Dame-Immaculée de Tourcoing, dans le Nord, une centaine de familles (sur 600) s’étaient engagées à se déconnecter le week-end des 14 et 15 janvier. Certains élèves ont craqué. "Ma mère voulait pas", "On devait le faire en famille mais en fait on a regardé deux films", se justifient-ils. Un collège de Saint-Malo s’est à son tour mis au régime sans écran pendant dix jours.

"L'idée de fracture numérique a beaucoup évolué, analyse le psychiatre Serge Tisseron, l'un des consultants de la galaxie d'associations et d'entreprises qui vient animer des conférences de sensibilisation dans les écoles.
"L’idée de fracture numérique a beaucoup évolué, analyse le psychiatre Serge Tisseron, l’un des consultants de la galaxie d’associations et d’entreprises qui vient animer des conférences de sensibilisation dans les écoles. | Le Creative Sweatshop pour M le magazine du Monde

"L’idée de fracture numérique a beaucoup évolué, analyse le psychiatre Serge Tisseron, l’un des consultants de la galaxie d’associations et d’entreprises qui vient animer des conférences de sensibilisation dans les écoles. Il y a une quinzaine d’années, on pensait la fracture en terme social, entre les bien et les mal équipés. Aujourd’hui, elle oppose plutôt ceux qui savent ou non les utiliser." Il s’agace d’ailleurs quand on parle de "journée sans écran" : "Il ne s’agit pas d’opposer le "avec écran" au "sans écran" mais de niveau d’apprentissage." Au Mans, les expériences de dix jours ont été rebaptisées "dix jours pour apprivoiser les écrans". Les enfants doivent tenir un cahier de leur consommation d’écran. Pour la même raison, au collège du Moulin-des-Prés, la directrice ne voit pas de contradiction dans le fait de renouveler l’expérience l’an prochain et d’ouvrir une classe d’éducation aux médias. Jérôme Gaillard, directeur de l’école Saint-Martin au Mans (Sarthe), classée en ZEP, coordonne les fameux dix jours dans l’enseignement catholique. Il a aussi mis sur pied un festival de films réalisés avec des téléphones mobiles. "Si on accompagne les élèves pour produire des films et des images, ils arriveront mieux à décoder ce dont ils sont témoins."A Strasbourg, Serge Hygen s’inquiète : "Cette petite porte ouverte semble sympathique à tout le monde mais notre combat est un peu perdu d’avance, il y a tellement d’enjeux financiers... Ce questionnement commence à être médiatisé, les classes moyennes ont les moyens de prendre un peu de recul. Mais les autres ?"


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