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Une stratégie, au travers et au-delà de l’ACTA

| laquadrature.net | jeudi 8 mars 2012

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Une stratégie, au travers et au-delà de l’ACTA
| laquadrature.net | jeudi 8 mars 2012


Les événements de ces deux dernières semaines ont radicalement altéré le cours du débat sur ACTA et de sa procédure de ratification, tant au niveau européen que des États membres. La pression citoyenne colossale a eu un effet incontestable et a modifié l’équilibre des forces en présence. De peur qu’ACTA soit rapidement rejeté, le commissaire européen De Gucht a réussi à ralentir la procédure d’un ou deux ans. En gardant à l’esprit des objectifs clairs, il est peut-être temps de penser aussi au-delà d’ACTA pour comprendre comment tenter collectivement de protéger nos libertés en ligne, en repensant un régime du droit d’auteur malade, en guerre contre l’Internet libre.

ACTA est peut-être déjà mort

Nous, citoyens, pouvons être fiers

Lors de l’atelier public sur ACTA, la semaine dernière, en présence du commissaire Karel de Gucht et modéré par l’eurodéputé Vital Moreira, président de la commission INTA1, la tension manifeste l’a clairement démontré : le Parlement et la Commission ont désormais peur des citoyens et de la rue. Nous avons assisté pendant cet atelier à une parodie de débat, où les orateurs étaient soit des membres de la Commission, soit des universitaires, soit faisaient partie des rares pro-ACTA restant (dont l’administrateur d’un lobby pro-ACTA2 ! Aucun représentant des groupes d’auteurs, d’artistes ou de citoyens n’a été invité, malgré la demande de La Quadrature du Net d’y participer.


Néanmoins, le professeur Michael Geist n’a pas été aussi modéré que ce à quoi ses hôtes s’attendaient sans doute. Son intervention acérée a méticuleusement démonté les principaux points qui font d’ACTA un accord totalement inacceptable et illégitime. Lorsque le public a vivement applaudi son analyse, le président Moreira s’est senti si mal à l’aise qu’il a menacé d’expulser quiconque « manifesterait », interdisant de fait d’applaudir dans une rencontre publique au Parlement européen. Le public s’est également vu interdire de laisser des documents à disposition des participants. La plupart des eurodéputés ayant posé des questions étaient opposés à ACTA, tout comme les rares membres du public (qui remplissait deux salles) ayant eu la chance d’arriver suffisamment tôt pour s’inscrire pour des questions, limitées chacune à une minute. Organiser des débats truqués tout en feignant d’écouter la société civile, alors qu’ACTA a déjà été signé, ne changera rien, ni pour Karel de Gucht, ni pour l’eurodéputé Vital Moreira qui tente désespérément de l’aider.

«  Si le vote avait lieu maintenant, ACTA serait rejeté  » Cette phrase a été entendue de nombreuses fois, en privé, dans les couloirs du Parlement européen, par des députés, assistants et membres du personnel de tous les groupes politiques. Pour beaucoup au Parlement, c’est un fait : ACTA est devenu un tel problème politique, a suscité une telle indignation de la part de la société civile, divise tellement le groupe politique majoritaire – le PPE, conservateur –, et le texte final est si ambigu qu’ACTA n’aurait aucune chance s’il était mis au vote dans les prochains mois.

Un enterrement de première classe pour ACTA

La stratégie de De Gucht, Moreira et des derniers pro-ACTA pour repousser la défaite

Face à l’opposition croissante contre ACTA, le commissaire De Gucht, en charge de l’accord, s’est senti obligé de demander l’avis de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur la compatibilité de cet «  accord commercial  » avec les traités de l’UE et les libertés fondamentales. Si la réponse à cette question avait réellement de l’importance à ses yeux, M. De Gucht l’aurait posée avant la signature d’ACTA, et non après. Sa motivation principale est évidemment de gagner du temps et de sauver la face.

On ne sait pas encore si le Parlement européen se laissera prendre au piège de cette stratégie en suivant M. De Gucht. Les différents groupes politiques hésitent à s’engager aux cotés du nouveau rapporteur, David Martin, dans sa tentative d’amener le Parlement à adresser également une question à la Cour de Justice de l’UE. En pratique, les traités de l’UE définissent très précisément la seule question qui peut être posée3. Cette action n’aurait donc pour effet que de légitimer la stratégie de M. De Gucht et d’accepter de reporter la décision du Parlement après la décision de la Cour.

David Martin, le rapporteur britannique de la commission commerce international (INTA) semble également prêter main forte au commissaire De Gucht en tentant de désamorcer l’opposition au sein du Parlement, et en s’assurant que celui-ci ne prenne pas de décision définitive. David Martin a annoncé qu’il souhaitait transformer le rapport du Parlement en un «  rapport intermédiaire  »4, tandis que les autres commissions travaillant sur ACTA continueront à se réunir et à élaborer leurs rapports pour avis sur lesquels ils voteront.

Une telle initiative de la part du rapporteur aura évidemment pour effet de complètement neutraliser le rapport intermédiaire lorsqu’il sera finalisé (a priori d’ici six mois, date à laquelle se serait tenu le vote sur ACTA si la Commission n’avait pas décidé de saisir la CJUE). Le rapport pourrait ne se prononcer ni pour l’adoption, ni pour le rejet d’ACTA. Les pro-ACTA sauveraient alors les apparences en évitant que le Parlement ne s’engage fermement à rejeter le texte, et en repoussant à plus tard toute décision.

La Cour pourrait prendre 12 à 24 mois pour rendre son avis sur ACTA. Le commissaire De Gucht préfère gagner du temps, et éviter de voir «  son  » ACTA rejeté au cours des prochains mois. Cette stratégie lui permettra de proposer à nouveau la ratification d’ACTA vers la fin de son mandat, ou même d’accepter un «  enterrement de première classe  » (l’accord ne serait jamais ratifié, ni clairement rejeté). Cependant, si ACTA devait de nouveau être soumis au vote, celui-ci pourrait avoir lieu peu avant les prochaines élections européennes, donnant aux citoyens une réelle occasion de peser sur la décision du Parlement.

Il est par conséquent extrêmement important que nous, citoyens, influencions chacune des étapes du «  rapport intermédiaire  ». Les membres du Parlement européen qui ont exprimé leur opposition à ACTA devront s’assurer que ce rapport soit suffisamment fort et politiquement contraignant, en dépit de la stratégie de David Martin d’aider le Commissaire De Gucht à désamorcer le débat. Le rapport intermédiaire ne doit pas pouvoir être interprété autrement que comme un appel au rejet d’ACTA.

Dans tous les cas, cette modification du calendrier oblige les citoyens à adapter leur stratégie s’ils veulent protéger efficacement leurs libertés en ligne, ainsi que l’Internet libre, contre les attaques des industries du copyright. Nous ne devons pas rester les bras croisés en attendant l’éventuel retour d’ACTA pour un vote final au Parlement Européen. Tout en travaillant à l’élaboration d’un rapport intermédiaire clair, fort et contraignant, nous devons garder à l’esprit qu’ACTA n’est que l’un des nombreux avatars de la «  guerre contre le partage  » que les industries du copyright ont engagée contre nous, le public.

L’ennemi polymorphe

Point stratégique pour les années à venir

Ces 15 dernières années, la politique du droit d’auteur a été un échec cuisant parce qu’elle a refusé une évolution décisive : établir une distinction claire entre ce que les individus font sans intention de profit (notamment le partage d’œuvres numériques entre individus), et les infractions commerciales, avec but de profit, au droit d’auteur. Par conséquent, la politique du droit d’auteur s’est montrée faible et inefficace contre les infractions commerciales, et brutale envers les droits du public. Qui plus est, les ressources destinées à la création ont stagné, alors qu’elles auraient dû progresser parallèlement à l’explosion de la créativité dans l’environnement numérique. Un petit nombre d’intérêts privés nous a empêché de relever le défi de la culture numérique.

Defeat ACTA!Un tel aveuglement fait écho à l’obstination du commissaire De Gucht et sa défense idéologique d’ACTA, qui relaie le lobbying de l’industrie du divertissement s’opposant à l’Internet libre. L’argument de base de M. De Gucht est que «  copier un fichier sur Internet équivaut à un vol  »5, ce qui est absurde, tant d’un point de vue technique que d’un point de vue juridique. Cela revient à dire que «  multiplier équivaut à soustraire  ».

Il ne peut pas simplement s’agir ignorance ou d’incompétence de la part de M. De Gucht, qui est par ailleurs avocat. Dans une déclaration au sujet de la saisine de la CJUE, il a également déclaré que les libertés fondamentales protégées en Europe comprenaient «  la liberté d’expression et d’information, la protection des données et le droit à la propriété dans le cas de la propriété intellectuelle  ». Cela aussi est complètement faux6, trompeur et dangereux, comme cela a été rappelé par le Conseil économique et social des Nations unies7. Ses tentatives d’imposer en catimini l’idée que le droit d’auteur puisse être invoqué pour réduire la liberté d’expression ou au droit à la vie privée justifient à elles-seules la démission de M. De Gucht.

Une telle obstination illustre la manière dont les lois répressives ont été constamment conçues et empilés, les unes après les autres durant les quinze dernières années8, sans en étudier suffisamment l’impact et en constante déconnexion des pratiques sociales et culturelles ou la technologie.

À ce jour, ACTA est la tentative la plus impressionnante et dangereuse, car dès le départ, il a été conçu par les gouvernements pour contourner les processus démocratiques et les institutions internationales.De nombreuses autres initiatives sont en cours9 et devraient être considérées comme autant d’occasions pour les citoyens de s’exprimer. Au niveau européen, plusieurs débats cruciaux sont en cours :

  • La révision prochaine de la directive anti-partage IPRED est déjà planifiée par la Commission européenne comme une application répressive d’ACTA. Cette révision devrait au contraire être considérée comme une occasion de définir des frontières plus justes à l’application du droit d’auteur, en se concentrant sur les infractions à but lucratif10, et en protégeant les citoyens réalisant ou utilisant des copies sans but de profit.
  • Le plan d’action de la Commission européenne sur la directive services en ligne peut aussi être utilisé par les extrémistes du droit d’auteur pour transformer les acteurs de l’Internet en police et justice privées du copyright, les obligeant à contrôler et à censurer leurs réseaux11. La directive doit au contraire interdire toute procédure automatisée mise en œuvre par des acteurs privés qui pourrait avoir un impact sur la liberté d’expression, et apporter des sanctions effectives contre ceux qui abusent des demandes de retrait et autres mesures répressives.
  • Ces questions doivent faire l’objet d’un débat public et démocratique. Les élus doivent aller de l’avant en exigeant un nouveau régime du droit d’auteur qui soit plus juste, en légalisant des pratiques répandues réalisées sans but de profit – comme le partage de fichiers, le remix, le mash-up et autres modifications d’œuvres utilisées comme formes d’expression – par les exceptions au droit d’auteur12. Ceci pourrait être mis en place en modifiant la très controversée directive EUCD 2001/29, qui doit toujours faire l’objet d’une étude d’impact de la part de la Commission européenne, plus de dix ans après son adoption.

Le droit d’auteur est malade, s’étend tel un cancer, met en danger nos libertés et l’Internet libre. Les eurodéputés commencent à comprendre à quel point nos préoccupations sont légitimes et importantes. Il en reste cependant encore beaucoup à convaincre, et tous doivent être soumis à la surveillance, voire à la pression citoyenne, jusqu’à ce que nos demandes légitimes soient prises en compte. La Commission européenne et les gouvernements doivent suivre.

Nous avons une responsabilité historique, qui va au-delà d’ACTA et concerne notre façon de vivre, de travailler, d’apprendre, et de partager la culture. Collectivement, nous construisons, possédons et partageons l’Internet libre comme un bien commun, et l’utilisons pour tenter de rendre notre monde meilleur.

Alors célébrons nos victoires à venir, tout en continuant à travailler dur pour les rendre inéluctables !

  • 1. INTA est la commission menant les travaux sur ACTA au Parlement
  • 2. Olivier Vrins est «  également membre de la commission anti-contrefaçon de l’ECTA, de l’INTA et de l’AIPPI  ». Traduction par nos soins. Source : http://conference.ecta.org/IMG/pdf/vrins_cv.pdf
  • 3. Voir art 218.11 du TFEU : http://euwiki.org/TFEU#Article_218
  • 4. Un rapport intermédiaire équivaut à une résolution. Voir la règle 81(3) du règlement du Parlement européen : «  Lorsque l’approbation du Parlement est requise pour une proposition d’acte législatif ou pour un traité international envisagé, la commission compétente peut décider, en vue de favoriser une issue positive de la procédure, de présenter au Parlement un rapport intérimaire sur la proposition, qui contient une proposition de résolution comprenant des recommandations concernant la modification ou la mise en œuvre de l’acte proposé.  » (emphase par nos soins). Source : http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+RULES-EP+20120110+RULE-081+DOC+XML+V0//FR&navigationBar=YES
  • 5. Voir son intervention lors du premier échange de vue de la commission INTA : «  Il me semble probablement juste d’affirmer que chacun dans cette salle connaît quelqu’un qui, sans payer pour, a téléchargé une chanson, un album ou un épisode d’une série télévisée sur son ordinateur.
    Je ne peux pas, en toute conscience, tolérer cette action. Je sais que certaines personnes voient les choses différemment, en particulier les jeunes. Mais pour moi, il n’y a aucune différence morale entre prendre quelque chose qui ne vous appartient pas dans le monde physique et le faire dans le monde virtuel. À cause du partage illégal, certaines des personnes les plus créatives de notre société ne reçoivent pas l’argent qu’elles devraient recevoir, et sont démotivées.
      ». Source : http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=SPEECH/12/136&fo... (traduction par nos soins)
  • 6. Il est stipulé dans l’article 17.2 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne que «  La propriété intellectuelle est protégée.  », mais cela n’en fait pas un droit fondamental en soi, équivalent à la liberté d’expression ou au droit à la vie privée.
  • 7. Pour le Conseil économique et social des Nations unies, les droits des auteurs relatifs à leur travail ne sont pas équivalent au droit à la propriété : «  Il est par conséquent important de ne pas assimiler les droits de propriété intellectuelle avec le droit protégé dans l’article 15, paragraphe 1 (c)  » du Pacte international relatif aux droits sociaux, économiques et culturels, qui protège «  le droit de bénéficier de la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur  ».
  • 8. Les accords TRIPS de l’OMC en 1994, le Traité sur le Copyright de l’OMPI en 1996, les tentatives répétées d’un «  Broadcast Treaty  », l’EUCD en 2001, l’IPRED en 2004, l’IPRED2 en 2005, Hadopi en 2007, les tentatives de dévoyer le Paquet Télécom européen en 2009 et SOPA/PIPA en 2011 pour n’en citer que quelques-unes.
  • 9. Le fait que SOPA et PIPA aient été remisées après les impressionnantes manifestations en ligne est en grande partie dû à l’approche des élections américaines, mais les deux lois pourraient être réexaminées par la suite. Le Trans-Pacific Partnership est un autre exemple.
  • 10. Concernant les infractions à but lucratif, comme dans tous les autres cas, les mesures répressives doivent être décidées par l’autorité judiciaire et non par des acteurs privés.
  • 11. Voir la réponse de La Quadrature du Net à la consultation de la Commission : http://www.laquadrature.net/fr/traduction-de-la-reponse-a-la-consultation-sur-la-directive-services-en-ligne
  • 12. «  Les exceptions et limitations du droit d’auteur  » protègent le droit du public en ce qui concerne l’utilisation d’œuvres protégées




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