Accueil > 2011 > novembre > Quand le mythe néolibéral chilien vacille

Quand le mythe néolibéral chilien vacille

Camila Vallejo | monde-diplomatique.fr | mercredi 2 novembre 2011

mercredi 2 novembre 2011

aaa


Après d’exténuantes occupations de lycées et d’universités, d’innombrables grèves et manifestations, un premier constat s’impose : au-delà de l’avenir du mouvement, ces quelques semaines ont permis de mettre en lumière les profondes contradictions du système politique et économique chilien. Il est temps d’effectuer une première évaluation de ce que nous avons déjà obtenu, et de ce pour quoi il nous faut encore nous battre.

par Camila Vallejo, mercredi 2 novembre 2011




07 octobre 2011
Chili : une manifestation étudiante dégénère
Les protestataires revendiquent l’éducation gratuite pour tous.
Auteur : Florence Turpault-Desroches - La Presse




Le mythe du modèle chilien — fondé sur une croissance économique durable, une baisse de la pauvreté et des institutions stables — s’est brisé lorsque nous, étudiants, sommes descendus dans la rue pour exiger des réformes structurelles dans l’éducation. Si un constat rassemble tous ceux qui ont participé au mouvement, c’est le suivant : notre pays n’était pas préparé pour affronter l’une des mobilisations les plus importantes de notre histoire récente.

D’emblée, le consensus tacite selon lequel nous disposions d’une éducation inclusive favorisant la mobilité sociale — une idée fondamentale en régime néolibéral — s’est effondré. Pendant très longtemps, le système éducatif chilien, jugé « moderne », a été montré en exemple : il permettait, disait-on, de toucher de plus en plus de gens, sans perdre en qualité, de sorte que la majorité de la population pouvait espérer, grâce à lui, améliorer ses revenus. Mais ce qu’on ne disait pas, c’est que ce modèle chilien ne constituait que l’une des composantes du système néolibéral imposé au pays il y a trente ans et que, par conséquent, son développement avait pour objectif principal la consolidation économique et sociale de l’ordre en place.




Chili : manifestation contre un projet de..... par nocommenttv


Sur le plan économique, à travers la soumission de l’enseignement primaire, secondaire et supérieur aux logiques de profit, à travers la fuite vers les banques privées des fonds liés au financement du système et, de manière générale, à travers la marchandisation du processus éducatif. Sur le plan social, également, parce que le mythe de l’éducation offrait une justification au modèle néolibéral : il faisait miroiter la possibilité d’une mobilité sociale au sein même d’un système économique excluant, interdisant toute solidarité.

Pendant trente ans, la légitimation des privatisations, de la pauvreté et des inégalités a été la même : l’espoir individuel d’ascension sociale à travers l’accès à l’éducation supérieure. « Faire des efforts pour arriver jusqu’à l’université » ou « économiser de l’argent pour se payer la fac » : une litanie bien connue de la plupart des Chiliens, qui voyaient dans leurs enfants et dans les infinies possibilités que leur offrait le marché de l’éducation un moyen de cesser d’être ce qu’ils étaient.

Mais il y a une limite à tout, et les faits parlent d’eux-mêmes. Le mythe a commencé à s’effondrer lorsque nous avons cessé de croire que l’éducation assurait la mobilité sociale ; lorsqu’il est devenu évident que, contrairement à leurs prétentions, les collèges privés subventionnés ne garantissaient pas l’accès à l’éducation supérieure ; lorsque l’endettement lié à l’éducation des enfants a commencé à absorber la quasi-totalité des revenus familiaux ; lorsque les diplômes universitaires se sont vus dévalorisés par la dérégulation du marché ; et quand l’obtention d’un bon emploi a cessé d’être le meilleur moyen d’obtenir un bon salaire.

Ce n’est pas un hasard si ce sont des problèmes dans le système éducatif qui ont donné naissance à ces mobilisations : celui-ci cristallise toutes les contradictions du système libéral. Et faut-il vraiment s’étonner que, lorsqu’on commence à interroger l’une des justifications centrales du système politique et économique, tout le reste commence à chanceler ?





Le problème local mute alors en problème structurel, tandis que l’enracinement politique des revendications étudiantes s’approfondit. On nous accuse d’être « trop idéologisés » — et de tout un tas de défauts similaires. Mais ni le gouvernement ni le Parlement ne proposent de solutions pour sortir du conflit. De sorte que le problème touche désormais aux fondements de la démocratie chilienne.

En vingt ans de Concertation (1), les institutions politiques chiliennes n’avaient jamais été placées dans une telle situation. La nécessité de la réconciliation nationale (2), la politique du consensus et le mode de scrutin binominal ont longtemps empêché de discuter des problèmes de fond. Un statu quo confortable se maintenait ainsi au pouvoir. Et tout était fait pour que, surtout, rien ne change (3).





Ce modèle a permis de maintenir un calme artificiel, au prétexte de protéger notre transition vers la démocratie. Mais il n’a pu faire face à la nécessité de transformations politico-sociales, laissant la voie libre à la droite et à M. Sebastián Piñera.

La suite, on la connaît. Le mythe de la démocratie chilienne a commencé à s’effriter lorsque le Chili s’est aperçu que, pas plus que vingt années de Concertation, la droite au pouvoir n’allait parvenir à résoudre les difficultés les plus urgentes de notre pays. Il ne s’agissait plus de se demander qui prendrait la tête des institutions démocratiques, mais de constater que ces dernières constituaient, dans les faits, le cœur du problème.

Les mobilisations ont démontré une chose que beaucoup de secteurs signalaient depuis le retour de la démocratie : le contrat qu’on nous a imposé pour réguler les rapports sociaux n’a pratiquement laissé aucun pouvoir à la population (4). En effet, si le Chili était réellement un pays démocratique, il n’aurait pas été nécessaire de mener plus de six mois de mobilisation pour que les revendications des étudiants — soutenus par 75 % de la population — soient entendues.





La classe politique dans son ensemble se voit remise en question. Le Parlement n’offre pas les garanties nécessaires pour permettre un débat représentatif sur les préoccupations populaires. Le pouvoir exécutif a perdu toute légitimité, avec un président si bas dans les sondages que, dans d’autres pays, il aurait déjà remis sa démission. Le secteur patronal observe avec désespoir que ses combines et ses sources de profit facile sont menacées. Pendant ce temps, un peuple se réveille et se mobilise de façon unitaire en prenant conscience que ses droits sont inaliénables.

Jour après jour, manifestation après manifestation, cacerolazo après cacerolazo (5), le mythe du Chili tombe en ruines. Les grands consensus nationaux vacillent et le peuple se rend compte qu’un Chili différent de celui qu’on lui a imposé durant des années de tyrannie et de Concertation est possible. Le peuple chilien a compris que ce qu’on lui présentait comme une vérité n’était qu’un mythe, et s’aperçoit que ce mythe porte un nom : néolibéralisme.

Nous continuerons à nous battre pour satisfaire les demandes légitimes de la majorité. Nous savons qu’il nous reste encore un long chemin pour atteindre nos objectifs. Mais nous pouvons au moins nous réjouir d’avoir réussi à ébranler le pays, d’avoir contribué, en tant qu’étudiants, à casser les mythes qui nous interdisaient de penser un pays différent. Et d’avoir contribué à initier le printemps du peuple chilien.



Camila Vallejo est présidente de la Fédération d’étudiants de l’Université du Chili (Fech). Article publié dans l’édition chilienne du Monde diplomatique, novembre 2011.




(1) NDLR : une alliance de centre-gauche entre démocrates-chrétiens, socialistes et socio-démocrates au pouvoir de la fin de la dictature, en 1990, jusqu’à l’élection de M. Sebastián Piñera, en 2010.

(2) NDLR : après dix-sept ans de dictature.

(3) Lire Hervé Kempf, « Au Chili, le printemps des étudiants », Le Monde diplomatique, octobre 2011.

(4) Lire Victor de la Fuente, « En finir (vraiment) avec l’ère Pinochet », La valise diplomatique, 24 août 2011.

(5) Manifestation au cours de laquelle chacun frappe sur des casseroles.

Dans « Le Monde diplomatique » :

  • « Au Chili, le printemps des étudiants » (aperçu), Hervé Kempf, octobre 2011.
    Le Chili, pays le plus avancé sur la voie néolibérale, chancelle : aiguillonnée par les étudiants, la population exige une autre politique. Et n’hésiterait plus, dit-on, à évoquer le souvenir d’un certain Salvador Allende.
  • « En finir (vraiment) avec l’ère Pinochet », Victor de La Fuente, La valise diplomatique, 24 août.
    Des centaines de milliers de personnes dans les rues des grandes villes du pays, et ce depuis plusieurs mois. Jamais, depuis la fin de la dictature en 1990, le Chili n’avait connu d’aussi importantes mobilisations. Jamais, depuis 1956, un gouvernement démocratique n’avait fait face à une telle contestation populaire.
  • « Au Chili, les vieilles lunes de la nouvelle droite », Franck Gaudichaud, mai 2011.
    Le président chilien, M. Sebastián Piñera, avait promis le changement. Dans un premier temps, la formule a séduit. Un an après le début de la reconstruction du littoral, ravagé par un séisme en janvier 2010, certains commencent à douter.
  • « Ce plan Z qui a épouvanté le Chili », Jorge Magasich, décembre 2009.
    Au Chili, une campagne médiatique mensongère, menée en particulier par le quotidien El Mercurio, a préparé puis justifié le coup d’Etat du 11 septembre 1973 contre Salvador Allende.
  • « L’ex-président chilien Eduardo Frei a bien été assassiné », La valise diplomatique, 8 décembre 2009.
    Le 22 janvier 1982, Eduardo Frei, président du Chili de 1964 à 1970, mourait d’une septicémie dans une clinique de Santiago. L’hypothèse d’un assassinat commis par la police secrète du général Augusto Pinochet avait alors été évoquée. Le 7 décembre 2009, le juge Alejandro Madrid a confirmé cette thèse.
  • « Pinochet sans peine ni gloire », Luis Sepúlveda, janvier 2007.
    Emblème et synthèse des autocrates militaires qui gouvernèrent l’Amérique latine, le général Augusto Pinochet fut l’expression de la frayeur que le peuple inspirait aux catégories privilégiées. Et il fut aussi, en ces années de guerre froide, le symbole du général latino-américain instrumentalisé par Washington.
  • « Le linge sale de la dictature chilienne », José Maldavsky, avril 2005.
    On connaissait la responsabilité du général Pinochet dans les ordres donnés pour réprimer ses opposants. En 2004, le gouvernement chilien a ajouté à l’horreur en rendant public un document accablant, révélant l’ampleur de l’utilisation de la torture pendant la dictature.
  • « Le rêve brisé de Salvador Allende », Tomás Moulian, septembre 2003.
    C’est une des dates les plus noires de l’histoire de la gauche au XXe siècle : le 11 septembre 1973, le putsch de la junte présidée par le général Augusto Pinochet mettait un terme, dans un bain de sang, à une expérience sans précédent, le rêve de Salvador Allende et de l’Unité populaire - une transition pacifique vers un socialisme démocratique.

  • Héros fragiles, un documentaire de Emilio Pacull.
    Le 11 septembre 1973, quelques minutes avant le suicide de Salvador Allende, Augusto Olivares, très proche collaborateur du président chilien, s’est lui aussi donné la mort. En 2006, le réalisateur Emilio Pacull revient au pays pour essayer de trouver des réponses au sacrifice de son beau-père. Une enquête constituée d’archives, d’extraits de films de fiction et de témoignages des victimes comme des acteurs du coup d’Etat.

Voir en ligne : Quand le mythe néolibéral chilien vacille

Un message, un commentaire ?

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.