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Pétrole et migrations, enjeux franco-italiens après Kadhafi

Juliette Poirson, Sara Prestianni | survie.org | mercredi 5 octobre 2011

mercredi 5 octobre 2011

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Témoignage de Sara Prestianni, membre du réseau Migreurop, un réseau d’une trentaine d’associations provenant de dix pays différents et rassemblant chercheurs et militants.

Billets d’Afrique (BDA) – Pour la France et l’Italie, où en sont leurs relations commerciales avec la Lybie post-Kadhafi ?

Sara Prestianni : Aujourd’hui, il est question des contre-parties au soutien militaire au Conseil National de Transition (CNT). Les négociations concernant le partage post-guerre des ressources du pays sont en cours de façon officieuse même si le CNT remet toute signature d’accord, notamment en matière économique, au gouvernement qui sera élu.

Cependant, dans un courrier publié par Libération (1er septembre), le CNT promettait à la France 35% du pétrole libyen en remerciement de son leadership militaire aux côtés de la rébellion. Total, qui en exploite déjà 15%, a aussitôt nié tout accord sur ces 35% et a tenté de calmer le jeu en indiquant que l’exploitation du pétrole ne pourrait reprendre avant deux ans.

En fait, l’entreprise pétrolière italienne, ENI, pour l’instant la première compagnie productrice d’hydrocarbures en Lybie (28% de l’exploitation), et Total ont annoncé fin septembre la reprise de leur exploitation. Si pour l’Italienne ENI, il était important de reprendre l’exploitation après son accord du 31 août 2011 avec le CNT confirmant sa présence en Libye, Total se place dans une perspective à plus long terme pour récupérer une part du gâteau pétrolier plus conséquente.

BDA - Pour ce qui est des questions migratoires, que se passe-t-il entre la France, l’Italie, l’Union européenne d’un côté et la Libye de l’autre ?

SP : La France a soutenu le CNT avec des arrière-pensées économiques et géostratégiques. Sa position est d’autant plus cynique qu’elle refuse d’être un des pays de réinstallation des migrants qui ne peuvent retourner dans leur pays d’origine et devraient être protégés comme le demandent les organisations internationales, telles que le HCR, la FIDH et Amnesty International. Elle considère que la question doit être résolue « sur place ». Une position irresponsable alors que d’après les derniers chiffres1, 696 000 personnes ont fui vers les pays limitrophes depuis le début de la guerre en Libye, dont 669 000 vers la Tunisie, l’Egypte, le Niger, le Tchad, l’Algérie et le Soudan. Les 27 000 autres ont traversé vers l’Italie ou Malte.

Il reste actuellement 5200 migrants bloqués au camp de Choucha, à la frontière Tuniso-libyenne ou dans le no man’s land de Saloum, à la frontière égypto-libyenne. En réponse à l’appel à évacuer ces personnes vulnérables (Somaliens, Ethiopiens, Erythréens, Soudanais, …), les pays de l’Union européenne ont proposé moins de 1000 réinstallations – les pays historiques d’accueil que sont la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni n’en proposant aucune.

Il faut aussi se rappeler que le fantasme de l’invasion avait été brandi dès le début de la guerre en Libye, or seules 26 000 personnes provenant des côtes libyennes sont arrivées à Lampedusa, entre mai et août 2011. En parallèle, on a comptabilisé plus de 2000 naufragés – sans compter tous ceux que l’on ne retrouvera jamais.

L’UE est restée sourde aux demandes de soutien et l’OTAN a préféré éloigner ses bateaux au passage des embarcations en perdition bafouant ainsi les principes de base du droit maritime (Rfi, 10 mai). Quant à Kadhafi, il est responsable d’avoir fait partir ces migrants sur de vieux rafiots dénués de système de navigation espérant embarrasser l’UE qui soutenait la CNT.

BDA - Quelle est la responsabilité du CNT et sa position sur ces questions migratoires ?

SP : Depuis septembre 2011, les arrivées à Lampedusa en provenance de Libye ont stoppé. Cela coïncide avec la prise de Tripoli et confirme que Kadhafi orchestrait les départs (de nombreux témoignages existent également). Néanmoins, il est à craindre que la CNT applique la même politique que celle de Kadhafi avant la guerre. Un journal italien révélait que, dès le 17 juin 2011, la CNT et l’Italie signaient un accord secret et illégal, puisque non ratifié par la Chambre italienne ni par aucune instance légitime libyenne. Un accord qui tient en deux phrases dans la droite ligne de la relation italo-libyenne des années 2000 : la gestion des flux migratoires par la Libye et l’ouverture aux intérêts économiques et pétroliers italiens contre le soutien de l’Italie à la CNT. Il s’agit d’assurer « la gestion conjointe des flux migratoires » et comme par le passé, la Libye s’engage à récupérer les personnes parties clandestinement de ses côtes vers l’Italie. A court terme, le risque, c’est que les personnes qui sont arrivées en Italie et ont déposé une demande d’asile soient déboutées puis expulsées à nouveau vers la Libye.

Finalement, on se demande aujourd’hui ce qui peut changer par rapport à l’ère Kadhafi. Avec le CNT, la Libye est aujourd’hui un pays éclaté, dirigé par des fonctionnaires du régime précédent appliquant, les mêmes méthodes. On peut craindre que les personnes ne changent pas si vite leurs pratiques et mentalités sur l’immigration. Pour reconstruire le pays, on fera appel à de la main d’œuvre étrangère, qui comme par le passé sera facilement exploitable et utilisable comme une menace en direction de l’Europe. De plus, la Libye reste toujours un point de transit stratégique pour des centaines de migrants de la Corne d’Afrique en quête de protection en Europe.

BDA - Du côté de la Tunisie, la politique du gouvernement de transition sur les migrations est peu lisible. Quels ont sont les éléments clef ?

SP : Avec la révolution et la baisse du tourisme qui s’en est suivie, le chômage en Tunisie a cru ces derniers mois, poussant les gens à partir. Le passage était facilité, surtout pendant les premiers mois de 2011, par la baisse du niveau de contrôle des côtes par la police tunisienne. La première posture de la Haute Autorité de Transition vis-à-vis de l’Italie a été de créer un rapport de force : un premier accord a été passé selon lequel toutes les personnes arrivées en Italie avant le 5 avril 2011 obtiendraient un titre de séjour, et que celles arrivées par la suite seraient rapatriées à hauteur de deux vols de trente personnes par semaine. A partir de là, le gouvernement italien a mis en place un système de répression, a augmenté le temps de rétention des migrants à 18 mois et a essayé de les expulser directement, en les faisant reconnaître par le consul de la Tunisie en Sicile.

Le gouvernement italien a profité, le 20 septembre, d’une révolte dans un centre de rétention de Lampedusa pour renégocier avec son homologue tunisien une accélération des procédures d’expulsion à 500 personnes par semaine. Alors que les élections ont lieu dans un mois, on retrouve d’un côté une politique italienne répressive et de l’autre, un gouvernement à la faible capacité de négociation, qui a accepté les règles dictées par l’Italie, alors que la situation économique reste très dure.

BDA - Quelle conclusion à tirer sur le rôle de l’Union européenne ?

SP : Dans le cas des migrants tunisiens ou venus des côtes libyennes, l’Union européenne a détourné les yeux et a laissé l’Italie, en première ligne, gérer la question. Avec un gouvernement, qui compte un parti se déclarant xénophobe, elle pouvait être certaine que l’Italie assumerait cette basse besogne avec fermeté.

D’ailleurs, bien que l’Italie agisse dans le cadre de FRONTEX, la brigade financière et les gardes-côtes italiens sont seuls sur le terrain, FRONTEX se contentant d’octroyer des moyens financiers. L’Union européenne a totalement refusé d’assumer son devoir de protection des personnes vulnérables venues des côtes tunisiennes ou libyennes, en vertu des Directives relatives à l’asile ou à la protection temporaire pour le cas des personnes en provenance de Libye durant la guerre.

Propos recueillis par Juliette Poirson


Voir en ligne : Libye : pétrole et migrations, enjeux franco-italiens après Kadhafi

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