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Retour sur Nafissatou Diallo : pudeur et tremblements

Peggy Sastre | nouvelobs.com | 28 août 2011

jeudi 1er septembre 2011

AFFAIRE DSK/DIALLO. Les commentateurs avaient beaucoup glosé sur la vidéo de Nafissatou Diallo, où elle racontait son viol supposé : pas crédible, surjouée... Peggy Sastre a eu la bonne idée de la regarder à froid, un mois plus tard.

Voici quelques jours, je me suis enfin décidée à regarder la longue interview que Nafissatou Diallo a donnée à ABC News, le mois dernier.

 

nafissatou diallo abc

 

Cela fait peu de temps, évidemment, mais suffisamment pour que le contexte ait changé : aujourd’hui, après l’abandon des charges pénales et les justifications des procureurs quant à sa "crédibilité", je n’ai pas réussi à ne pas faire ma petite enquêtrice de salon, regarder cette femme comme on jauge les gencives d’un cheval sur lequel on a parié et qu’il est encore temps, pour sauver la face, de retirer ses billes, m’arrêter sur des détails, des signes, des hésitations qui en disent long, des intonations, des larmes de crocodile...

 

Ou plus précisément : je n’ai pas réussi à m’en empêcher pendant les toutes premières minutes de cette vidéo. Très rapidement, la partie inspectrice des soupçons finis de ma cervelle s’est tue, et j’ai simplement assisté à un entretien avec une personne forcée d’être là où elle n’a absolument pas envie d’être. Ce qui en fait un entretien extrêmement douloureux, si je puis me permettre cette légère incartade vers les sanglotants territoires de la dictature de l’émotion.

 

(Je ne le referai plus, promis)

 

Voilà donc ce qui passe mal  : un individu parlant une langue qu’il ne maîtrise pas, décrivant un événement qu’il aurait voulu ne jamais avoir à vivre, dans un environnement et selon des codes avec lesquels il pensait ne rien avoir à faire.

 

La victime n’est pas médiatisable, la victime n’est pas vendable, la victime n’est pas crédible. Voici ce que l’on entend aujourd’hui – ou ce que j’entends, aujourd’hui, de mon côté de la "meute".

 

Les moments les plus intéressants (j’ai failli dire poignants, et puis je me suis souvenu de ma promesse faite quelques lignes plus haut) ne sont pas, à tout prendre, ceux où elle détaille le viol et ses circonstances, mais ceux où elle parle de sa joie d’être aux États-Unis, de pouvoir y travailler, de pouvoir jouir d’une assurance santé pour elle et sa fille.

 

De ce bonheur d’avoir pu, peu avant le 14 mai, remplacer une collègue partie en congé maternité et devenir responsable d’un étage unique – de ne plus avoir à monter et redescendre toute la journée au gré des départs des clients de l’hôtel –, un étage de suites, en plus, qui comptent double ou triple sur son programme de nettoyage et sur sa paye qui lui permet, de temps en temps, d’emmener sa fille au cinéma.

 

En négatif, ce sont tous les moments où elle parle de sa peur de perdre son travail, du désœuvrement dans lequel cette affaire l’a mise, parce qu’elle ne peut plus travailler, de tout ce qu’elle ne sait pas, si ce n’est que son existence tourne autour de ce travail de femme de ménage qui l’autorise à vivre aux États-Unis, le pays qu’elle adore parce que tout le monde y est tout le monde.

 

Oui, ben c’est Cosette, diraient en clignant de l’œil les plus fiers résistants à la dictature de l’émotion que compte notre morne pays. Et je les félicite. Ce n’est pas tous les jours dans nos époques de grands récits décrépis, d’idéologies décomposées depuis longtemps et de tout fout le camp qu’on a la chance de s’engager sur des sujets qui comptent. Bravo.

 

En écoutant Nafissatou Diallo, un vieux slogan a commencé à résonner sous mon crâne : vivre dans un pays riche et profiter de ses avantages, ça s’hérite ou ça se mérite. L’accusatrice de Dominique Strauss-Kahn, née dans un endroit où l’on excise les filles à 7 ans, les marie à 15 et où personne ne s’en prend à plus puissant que soi sans signer son arrêt de mort, n’a pas eu la chance d’en hériter, elle a donc cherché à le mériter – une distinction qui, dans le premier pays d’immigration du monde, passe principalement par le travail. Le droit au sol synonyme de droit au travail, l’identité nationale comme insertion à un système de production.

 

Nafissatou Diallo le 22 août 2011 à la sortie du bureau du procureur à New York - Crédit : M. ANTONOV / AFP

Nafissatou Diallo le 22 août 2011 à la sortie du bureau du procureur à New York (M. ANTONOV / AFP)

 

Il y a donc cette histoire de demande d’asile, dans laquelle elle a affirmé avoir subi en Guinée un viol collectif, pour revenir ensuite dessus lors de l’affaire Strauss-Kahn – elle ne déclare pas aujourd’hui avoir menti sur l’existence de ce viol, mais sur ses circonstances, mais passons – et qui est aujourd’hui l’un des éléments les plus à charge de sa non-crédibilité.

 

En regardant Nafissatou Diallo se justifier, encore, de ce mensonge (une "erreur", selon ses termes) devant la caméra d’ABC News, l’écho du vieux slogan s’est fait davantage insistant, et j’ai pensé à toutes ces personnes, proches ou lointaines, passées ou présentes, insérées dans de telles procédures de mérite.

 

Les parcours du combattant, les différentes pirouettes, les courbettes, les marche ou crève, les épreuves, les tests, les dossiers à remplir quand on ne sait pas écrire ou lire la langue dans laquelle ils sont formulés. Voilà ce que les héritiers des pays riches demandent à ceux qui désirent les mériter : sauter à cloche-pied dans des cerceaux de feu, tout en faisant les gros yeux si certains songent à mettre des vêtements ignifugés avant de débuter le parcours.

 

Car cela entame leur crédibilité. En refusant à Nafissatou Diallo un procès pénal, le bureau de Cyrus Vance Jr. semble oublier un peu rapidement que cette femme conforte sa crédibilité parce qu’elle a "simplement" tout à perdre en rendant publique l’agression dont elle se dit victime. Mais en tant qu’héritier, il n’en a peut-être pas "simplement" conscience.

 

Néanmoins, ce n’est peut-être pas la chose la plus significative que je retiens de cet entretien, et de cette affaire d’ailleurs, en général. Ou en tous cas : il y en a une autre.

 

Au lendemain de la diffusion de cette vidéo, ses spectateurs ont été nombreux (et leurs commentaires sont toujours visibles, par exemple, sous les extraits Youtube de cette interview) à dire que Nafissatou en faisait trop. Quelle était trop éplorée, trop angoissée, trop détruite, trop bancale. Que la manière de tenir son mouchoir n’était pas la bonne, que les expressions de son visage trahissaient son imposture, etc.

 

En réalité, les commentaires ont été exactement identiques à ceux glosant sur le passage de Tristane Banon chez Ardisson – sauf qu’elle, elle n’en faisait pas assez. Elle était trop détachée, trop rigolarde, trop claire, trop insouciante, trop précise...

 

Le problème, c’est qu’il n’y a pas de bonne façon de parler de viol, et toutes les victimes de violences sexuelles sont a priori louches, tant l’autre problème, le problème surplombant peut-être, c’est qu’il n’y a pas de bonne façon de parler de sexe.

 

Assister à cet entretien, assister à cette affaire, c’est encore une fois prendre conscience que la révolution sexuelle a décidément du mal à passer la seconde. Et sur ce point, les goguenards du troussage de domestique et les féministes irascibles du viol comme pire des crimes en portent, à parts égales, la responsabilité.

 

D’un côté, le sexe fait glousser, pouffer, piailler : pas parce qu’il est une chose futile, mais parce qu’il met mal à l’aise (ça titille) et que c’est finalement le meilleur moyen de s’en sortir – encore une histoire de pirouette. De l’autre, le sexe, et surtout le sexe féminin – ses organes ou sa sexualité – est un sanctuaire identitaire à protéger à tout prix, tant son ravage ne tolère aucune restauration.

 

A défaut d’âme (ou pour celles qui n’y croient plus), le bien à la fois le plus vital et le plus immatériel de la femme est son sexe. Dès lors, le viol devient l’équivalent symbolique de l’ancienne perte de la virginité : le non-retour d’une existence féminine. L’événement irréversible, dont on se se remet pas, quoiqu’on en dise.

 

Qu’on me comprenne bien : je ne critique pas ces positions, je les constate. Au pire, ce sont leurs caractères systématiques et doctrinaux que je déplore. Je n’ai rien contre les libertins du touche-pipi, et autres plaisantins du elle n’avait qu’à serrer les dents, ni contre le double-bind affirmant que la publicité pousse au viol, mais que mettre un mini-jupe n’a aucun caractère sexuel.

 

De même, je n’ai rien contre la pudeur, ni contre Nafissatou Diallo quand elle a du mal à articuler pénis, veut absolument qu’on sache qu’elle n’est pas une prostituée, ou encore lorsqu’elle mentionne ses "parties privées" pour parler de son excision.

 

Et pour cause, car tout cela découle d’une même logique (d’ailleurs, ce n’est pas tant une responsabilité commune que les érotico-badins ou les politico-graves partagent, qu’une assise théorique et symbolique identique) selon laquelle le sexe serait quelque-chose d’exceptionnel, d’à part, de spécifique.

 

Une logique que, pour l’instant, la révolution sexuelle ou la libération des mœurs n’ont pas réussi à combattre – c’est cet échec que je fustige le plus. Car toutes considérations biologiques mises à part, cette logique permet à la fois au viol d’exister et aux victimes d’en être accablées.

 

Je ne sais évidemment pas quelles mesures sont nécessaires, et je n’ai aucune proposition à faire, mais je demeure néanmoins persuadée d’une chose : ce n’est pas le sexe que nous avons le plus besoin de libérer, c’est nous qui devons nous libérer du sexe.

 


Voir en ligne : Retour sur Nafissatou Diallo : pudeur et tremblements

Messages

  • il y a des idées intéressantes ; elles le sont souvent quand elles sortent du lot mais,
    dire que le viol n’existerait pas si on ne sacralisait pas le sexe de la femme me semble être pur sophisme, d’un niveau équivalent à
    " Plus il y a d’emmental, plus il y a de trous.
    Plus il y a de trous, moins il y a d’emmental.
    Donc plus il y a d’emmental, moins il y a d’emmental. "

    Dommage

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