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Association de malfaiteurs

Henri de Bodinat | strategies.blogs.challenges.fr | 26 juillet 2011

mardi 23 août 2011

Ancien consultant en stratégie, notamment pour de grands groupes de télécoms, président d’un fonds de capital développement qui investit entre autres dans des sociétés Internet, Henri de Bodinat a du mal à avaler le discours des FAI. Coup de gueule.

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Monsieur Lévy, le patron de Vivendi (SFR), celui de Deutsche Telekom, et celui d’Alcatel ont récemment planché devant la commission européenne, et ont récemment publié dans Le Monde une tribune libre, expliquant onctueusement que pour le bien de tous, pour permettre de financer les investissement épouvantablement lourds en fibre optique, et pour permettre un accès sans problème aux sites Internet consommateurs de bande passante, comme You Tube, il fallait…faire payer les opérateurs de ces sites Internet…

Derrière ces grands démonstrations quasi-humanitaires il n’y a qu’une idée, très simple : essayons de gagner encore plus, en utilisant notre position de monopole pour faire payer non seulement le client final de notre service d’accès Internet, mais aussi les grands sites Internet eux-mêmes. Derrière le rideau du bien commun, la cupidité pure. Quand Nelly Kroes demande à ces dirigeants leur position sur l’Internet du futur, c’est un peu comme demander au renard comment gérer le poulailler…

L’idée de faire payer le transport de données Internet aux sites eux-mêmes est un serpent de mer qui revient périodiquement dans le discours des opérateurs de réseaux télécoms, toujours à l’affut de leviers leur permettant de gonfler leurs profits déjà considérables et parfois injustifiés.

Cette proposition est à la fois indécente et destructrice de valeur.

Elle est indécente car les grands opérateurs télécoms, qui sont essentiellement des opérateurs de réseaux fixes ou mobiles, obtiennent déjà une rentabilité très élevée en facturant le service d’accès Internet aux client final, ménage ou entreprise. Le paiement de l’accès Internet, de 30 à 100 euros par mois voire plus pour les entreprises, a même sauvé les opérateurs de réseaux fixes de la chute brutale de leurs revenus quand les appels sur mobile ont cannibalisés les appels sur le fixe. Cette chute de la voix sur le fixe a été plus que compensée par l’utilisation du fil de cuivre ou de la fibre pour transporter non pas des conversations mais des données. Internet et ses contenus ont sauvé les opérateurs de réseaux fixes et sont aujourd’hui en train, avec les smartphones, de booster les revenus des réseaux mobiles, grâce à l’Internet mobile.

Pourquoi un ménage ou une entreprise s’abonnent t’ils à l’accès Internet de Deutsche Telekom, de SFR ou de Comcast ? Tout simplement pour avoir accès aux contenus ou aux services qui leurs sont apportés gratuitement par les grands fournisseurs de contenu Internet, de Google à Facebook. SFR ou Comcast veulent aujourd’hui faire payer les entreprises Internet qui leur ont permis de réaliser des profits importants en facturant au client final l’accès à ces sites. Mais sans Google, Amazone, You Tube ou Facebook, qui s’abonnerait à Free ou à SFR ?

C’est un peu comme si Canal +, qui fait aussi partie du groupe Vivendi, demandait aux producteurs américains de films et de séries, qui représentent l’essentiel de son offre de fiction, ou à la ligue française de football, de…payer pour être transporté par satellite ou câble jusqu’au consommateur final. J’aimerai voir la tête du patron de Paramount quand Monsieur Lévy lui expliquera pourquoi il doit payer pour monter sur Canal Sat…au lieu d’être payé pour son contenu exclusif…

Si quelqu’un devait payer quelqu’un d’autre, il serait d’ailleurs plus logique que SFR ou Comcast partagent avec You Tube ou Facebook les revenus considérables d’accès Internet payants, qui n’existeraient pas sans ces grands sites, comme Canal + paie les producteurs de contenus permettant de recruter des abonnés payants…

Cette position surréaliste des rentiers des réseaux cherchant à tout prix à augmenter leur rente de monopole est par ailleurs destructrice de valeur. L’Internet s’est développé très rapidement car il a été essentiellement un modèle gratuit. On ne paie pas pour utiliser Google, You Tube ou Facebook, et Google, Facebook et YouTube ne paient pas pour être amenés jusqu’au client final. C’est ce qu’on appelle la « neutralité du net » qui a permis son éclosion et son développement. La floraison des sites Internet, cette économie vibrante et entrepreneuriale, est aujourd’hui l’un principal ressort de croissance et de qualité de vie dans les économies occidentales délabrées par la mondialisation. Faire payer les sites pour la bande passante freinerait cet essor créatif et bénéfique pour tous, qui permet l’accès facile et riche à l’information, aux services, ou même aux produits grâce au e-commerce.

C’est comme si une bande de rentiers riches et peu créateurs de valeur proposaient de faire les poches à un groupe de jeunes entrepreneurs…Transférer des ressources de l’entrepreneuriat du Net aux rentiers des réseaux reviendrait à transformer l’investissement dans de nouvelles entreprises en dividendes pour des actionnaires passifs et serait une colossale erreur qui handicaperait durablement les économies occidentales. Nous avons déjà observé un transfert massif de ressources de l’économie productive vers l’économie financière, qui a plombé les économies occidentales pour permettre de gaver les banquiers de bonus. Un péage permettant aux opérateurs de réseaux de faire payer les producteurs de contenus Internet, en risquant de casser l’essor d’Internet, serait un nouveau clou dans le cercueil de nos économies, dont le seul intérêt serait de gonfler les dividendes et les bonus d’oligopoles déjà riches.

Et l’argument du financement des réseaux de fibre est creux. Un opérateur de réseaux à pour rôle de…financer des réseaux. Et si la fibre optique ou la 4G ne sont pas rentables, eh bien restez à la 3G et au fil de cuivre, messieurs les opérateurs. Dans la réalité, la fibre va permettre une augmentation considérable de la bande passante, donc du trafic, et des facturations différenciés du client final en fonction de son utilisation. La fibre va permettre d’augmenter l’ARPU (Average Revenue Per User) de l’accès Internet, ARPU qui est le graal des opérateurs de réseaux. Le financement de la fibre, rentabilisé par cette augmentation de l’ARPU, et largement aidé par les états, n’est ainsi qu’un prétexte transparent pour tenter d’instituer un péage illégitime sur les contenus.

Monsieur Lévy et ses confrères se comportent comme les avides barons du moyen-âge qui instituaient des péages sur les ponts qui par chance se trouvaient sur leur territoire, ou comme les mafiosi rackettant (oh pardon faisant payer un "forfait de protection ») les commerçants ayant la malchance de se trouver dans leur zone d’influence.

Que la cupidité puisse ainsi de façon quasi institutionnelle menacer un secteur économique entier et s’opposer aussi frontalement à l’intérêt général en dit long sur la dérive du capitalisme actuel, et contribue peut-être à expliquer pourquoi nous sommes entrés en crise durable…Pour aggraver cette crise, rien de plus facile : faisons droit aux demandes des opérateurs télécoms en instituant un péage sur les fournisseurs de contenus Internet, et étouffons ainsi lentement Internet…

Henri de Bodinat, Auteur de “La stratégie de l’offre” (éditions Pearson)

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Trouvé sur Owni
22 juillet 2011


Voir en ligne : Association de malfaiteurs

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