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Nucléaire : incidents en série à la centrale de Paluel

mercredi 22 juin 2011

Fuites à répétition, rejets de gaz
radioactif, déclenchements de balises d’alertes, contaminations de
travailleurs : depuis plus d’un mois, l’une des plus grosses centrales
nucléaires françaises, le site de Paluel, en Haute-Normandie, connaît des dysfonctionnements
en série. La multiplication des incidents crée un vent de panique chez les
agents qui y travaillent, selon
des témoignages et des documents exclusifs recueillis par Mediapart. La
centrale de Paluel produit, à elle seule, environ 7% de l’électricité
nationale.

L’inquiétude collective commence à
se manifester sur Internet : « Centrale de Paluel : EDF sur les
traces de Tepco ? »
Cette formule
provocatrice, qui compare l’électricien français à l’exploitant de la centrale
de Fukushima, n’émane pas d’un groupe antinucléaire. Elle figure en tête d’un
communiqué de la CGT de la région dieppoise (à lire ici),
où se trouve la centrale de Paluel.

Avec quatre réacteurs de 1300 mégawatts
(MW), ce site qui emploie 1250 salariés d’EDF est l’une des trois plus
importantes centrales nucléaires françaises (avec celles de Gravelines et de
Cattenom). Mis en service entre décembre 1985 et juin 1986, le site de Paluel
n’a pas posé de problème particulier pendant les deux premières décennies de
son fonctionnement.

La centrale de Paluel (photo EDF).
La centrale de Paluel (photo EDF).

Mais depuis quelque temps, divers
problèmes techniques se sont accumulés sur le réacteur n°3, que l’un de nos
interlocuteurs qualifie de « tranche la plus poissarde du site » : une fuite d’huile sur l’alternateur, une
fuite d’eau du circuit primaire, une fuite de gaz radioactif dans le bâtiment
réacteur, ainsi qu’une fuite dans une ou plusieurs gaines de combustible.

Jusqu’ici occultés, ces
dysfonctionnements ne sont pas contestés par la direction de la centrale. Mais
l’interprétation de leur gravité diverge radicalement d’une source à l’autre.
Tous s’accordent cependant à décrire une inquiétude grandissante chez les
agents et, pour certains, de l’angoisse et de la panique. L’un de nos
interlocuteurs parle même de « terreur étouffée » !

Il raconte qu’un bâtiment proche du réacteur a dû être évacué
plusieurs fois à cause du déclenchement de l’alarme mesurant la présence de gaz
nocifs dans l’air. Des salariés « ont forcé des coffrets
contenant des pastilles d’iode
 » pour se
prémunir contre une éventuelle contamination. Cette réaction révèle un niveau
élevé de stress chez des personnels pourtant formés à travailler dans le
contexte particulier des installations nucléaires. Inquiétude nourrie par le
fait que « l’alarme se déclenchait tout le temps », selon une autre source. Si bien que les seuils de
détection de ces rejets gazeux ont fini par être relevés pour obtenir le
silence.

 

« Le xénon, c’est comme une cigarette »

Pour remédier à certaines des
fuites, le réacteur n°3 de Paluel a fait l’objet d’un arrêt lors du week-end de la Pentecôte. Un « arrêt à chaud » dans lequel le réacteur tourne au
ralenti sans être complètement arrêté. Seize agents EDF et sous-traitants ont
accidentellement inhalé du xénon, un gaz radioactif, lors de cette
intervention. Ils ont été contaminés : des traces de ce gaz rare ont été
trouvées à l’intérieur de leur organisme.

L’un d’entre eux explique à Mediapart
avoir travaillé sans porter la cagoule et la bouteille d’oxygène permettant de
ne pas respirer l’air environnant. « La réserve de l’appareil respiratoire
individuel est trop limitée par rapport au temps d’intervention, cela nous
aurait obligé à entrer et sortir plusieurs fois du bâtiment, ce qui aurait
prolongé le temps d’intervention
 »,
ajoute-t-il, sous le sceau de l’anonymat.

Faux, conteste Claire Delebarre,
chargée en communication de la centrale de Paluel : « Ils n’ont pas
porté leur appareil respiratoire car ils n’en avaient pas besoin.
 » Et d’ajouter : « Il ne s’agit pas de
contaminations internes car le xénon ne se fixe pas dans l’organisme, il est
rejeté au bout de quelques expirations, c’est comme une cigarette
. »

La quantité de gaz inhalé par ces
agents est minime et sans danger, assure un militant CGT de la centrale qui a
étudié le cas de ces personnes. « C’est en dessous des seuils acceptables
reconnus par l’Autorité de sûreté du nucléaire
 »,
confirme le salarié contaminé. Mais « seize personnes contaminées, c’est
énorme !
 » commente un autre agent. Et cela
prouve, d’après lui, la présence d’une grande quantité de gaz radioactif dans
la salle où ont travaillé les volontaires de la Pentecôte. L’un des
travailleurs pressentis aurait refusé de participer à l’intervention, jugeant
les conditions trop peu sûres.

Schéma de principe d'un réacteur nucléaire du parc français
Schéma de principe d’un réacteur nucléaire du parc français

 

Le 21 juin, l’incident de la
Pentecôte n’avait pas été signalé par l’Autorité de sûreté du nucléaire (ASN)

sur son site internet. Au demeurant, il ne lui a même pas été notifié. « C’est
normal, ce n’est pas un événement, on est dans le ressenti
 », répond le service communication de la
centrale. « Les faits sont dissimulés », veut croire un agent de Paluel. Au local d’un syndicat de la
centrale, contacté par téléphone, la première réaction est lapidaire : « Seize
contaminations ? Mais c’est un roman que vous écrivez ! »

Il ne s’agit pas d’une fiction,
mais bien de la réalité. Qui plus est, l’intervention de la Pentecôte n’a
résolu qu’une partie du problème : la fuite gazeuse est aujourd’hui
réparée, mais l’eau du circuit primaire, elle, s’échappe toujours. La réparation
est reportée. Les ennuis de l’alternateur avaient été traités précédemment.
Mais il reste la fuite qui affecte une ou plusieurs gaines de combustible. Là,
pas de réparation possible : il faut arrêter le réacteur et remplacer les
éléments de combustible défaillants. Or, cela ne se fera qu’au prochain arrêt
de tranche programmé, dans environ un an.

De toutes les difficultés qui
affectent Paluel, la plus inquiétante est la défectuosité de certaines gaines
de combustible, estime l’une de nos sources. Pourquoi ? Parce que ces
gaines en alliage métallique constituent la première des barrières qui isolent
la matière radioactive de l’environnement extérieur. Elles ont la forme de
longs cylindres dans lesquels sont empilées de petites pastilles d’uranium
radioactif. Ces « crayons » sont réunis en « assemblages » qui forment le cœur du
réacteur.

 

« C’est comme du vin, parfois, il est bouchonné »

Le réacteur est une sorte de
chaudière : les réactions nucléaires qui se produisent dans le combustible
radioactif font chauffer l’eau du circuit primaire, qui à son tour transfère sa
chaleur au circuit secondaire ; l’eau du circuit secondaire est vaporisée
et la vapeur fait tourner la turbine qui produit l’électricité.

Le combustible radioactif,
contrairement au charbon d’une chaudière classique, ne doit jamais être en
contact avec l’environnement extérieur. A cette fin, les autorités nucléaires
françaises ont élaboré une « doctrine de la sûreté » dont un principe de base
consiste à enfermer la matière radioactive derrière trois « barrières » : d’abord
la gaine du combustible ; ensuite la cuve et le circuit primaire ;
enfin, l’enceinte de confinement du réacteur.

 

Les trois barrières de protection du combustible radioactif.
Les trois barrières de protection du combustible radioactif.

Or, à la centrale de Paluel, il est avéré, par les
témoignages que nous avons recueillis et les documents que nous avons pu
consulter, qu’au moins un assemblage du cœur de la tranche 3 contient un ou
plusieurs crayons défectueux. Autrement dit, dont la gaine est fissurée. Comme
il y a toujours une fuite dans le circuit primaire, cela signifie que deux des
trois fameuses barrières ne sont plus étanches. Le ou les assemblages en cause
sont neufs et ont été placés dans le cœur lors du dernier rechargement, survenu
en mars 2011. D’après la direction de la centrale, les éléments concernés ont
été fabriqués par Westinghouse.

« On est en train de pourrir tout
le bâtiment réacteur ! »
s’inquiète un
agent, qui considère que la fuite actuelle de combustible à Paluel « peut
basculer sur des phénomènes incontrôlables
 ».
Or EDF a pour l’instant décidé de laisser tourner le réacteur en l’état,
potentiellement jusqu’à la fin du cycle (autrement dit le prochain arrêt pour
rechargement du combustible), dans un an environ. « Je ne comprends
pas qu’on ne décide pas d’arrêter
 », insiste
l’une de nos sources.

« Ce sont des micro-fuites,
elles n’ont pas de conséquences directes sur le personnel : elles sont
mesurées, analysées, contrôlées, maîtrisées
 »,
explique un militant de la CGT de Paluel. « Nos investigations
indiquent qu’il y a un défaut de gainage, mais ce n’est pas une rupture, c’est
légèrement poreux, et cela ne concerne qu’un seul assemblage
 », assure Claire Delebarre, la chargée de la
communication de la centrale de Paluel. Rappelons qu’un assemblage contient 264
crayons, soit 264 possibles sources de fuite. Mais « fonctionner avec
une légère fuite, ce n’est pas grave en soi. C’est comme du vin, parfois, il
est bouchonné ! »
assure la
communicante du site de Paluel.

La radioactivité occasionnée par la
fuite est estimée à 30.000 MBq/t (mégabecquerels par tonne d’eau), sachant qu’à
partir de 100.000 Mbq/t par jour pendant sept jours consécutifs, un réacteur
doit impérativement être mis à l’arrêt. Les problèmes techniques de Paluel
révèlent ainsi le secret le mieux caché au grand public mais le plus connu du
monde du nucléaire : en contradiction flagrante avec la doctrine de sûreté
martelée par l’autorité de sûreté, des centrales fuient, et en toute
légalité !

« Des fuites, il y en a, c’est normal, ce sont des incidents
d’exploitation tout à fait classiques
 »,
poursuit Claire Delebarre. Sollicitée par Mediapart, l’ASN ne nous a pas répondu
à l’heure où nous mettons en ligne cet article.

« Les fuites, c’est normal »

« Les fuites, c’est normal, il y
en a toujours eu dans le nucléaire
 »,
explique un spécialiste de la radioprotection. C’est si vrai que Mediapart a pu
reconstituer un long historique des fuites de gaines de combustibles dans les
centrales françaises. Une chronologie qui ne date pas d’hier puisqu’elle
remonte à... il y a douze ans.

Le premier événement date d’octobre 1999 : à
la centrale de Cattenom, en Lorraine, on détecte un taux élevé de radioactivité
sur le circuit primaire et la présence de xénon 133. En août 2000, des mesures
révèlent la dissémination de combustible dans le circuit primaire, et en
septembre, de l’activité alpha qui témoigne d’une rupture de gaine sérieuse. Le
15 mars 2001, EDF découvre 28 assemblages de combustibles présentant des
défauts d’étanchéité. L’incident est classé au niveau 1.

Après Cattenom, des pertes
d’étanchéité de crayons de combustible ont affecté la centrale de
Nogent-sur-Seine, à 50 km de Troyes. Cette fois, le problème était lié à un
élément nouveau : les crayons défectueux étaient fabriqués dans un nouvel
alliage au zirconium appelé « M5 », différent du zircaloy 4 utilisé
habituellement. L’alliage M5, produit par Areva, a été introduit par EDF afin
d’améliorer la rentabilité du combustible : il s’agit d’augmenter le « taux
de combustion », ce qui permet de réduire le nombre d’arrêts pour rechargement
du cœur.

Mais ce M5 entraîne une complication imprévue : le taux de
défaillances des crayons est, d’après une étude

de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), « quatre à
cinq fois supérieur à celui des crayons à gainage en zircaloy 4
 ». En 2002, le premier cycle réalisé avec une
recharge complète de M5 dans un réacteur, la tranche 2 de Nogent, « a
dû être arrêté suite à une contamination du circuit primaire après un record de
39 ruptures de gaines sur 23 assemblages
 »,
d’après une étude du cabinet indépendant Global Chance (Cahiers de Global
Chance
, n°25, septembre 2008
). 

Exemples de fissures de gaines observées à Cattenom (Photo DSIN).
Exemples de fissures de gaines observées à Cattenom (Photo DSIN).

Au total, entre 2001 et 2008, une
trentaine de fuites d’assemblages de combustible en alliage M5 ont été
détectées, d’après l’IRSN. En 2006, l’ASN a estimé qu’il était nécessaire « d’adopter
une démarche prudente »
quant à
l’introduction du M5. EDF a fait des efforts pour améliorer la fabrication des
assemblages et éliminer les défauts, mais ils n’ont pas disparu.

En 2008, selon
l’IRSN, « du combustible à gainage en alliage M5 (était) présent dans
17 des réacteurs de 900 MW, trois réacteurs de 1300 MW et les quatre réacteurs
de 1450 MW
 », ce qui représente environ la
moitié du parc. Depuis, le déploiement de l’alliage M5 s’est poursuivi et en
particulier, il est présent dans les nouveaux assemblages de Paluel (voir
l’onglet Prolonger).

« Les liquidateurs de tous les jours »

En fait, dès 2006, les gaines de
combustibles ont connu des défaillances à Paluel. Cette année-là, un arrêt de
tranche se prépare sur le réacteur n°4. Les agents sont prévenus qu’il risque
d’être « dosant », c’est-à-dire de les exposer à de fortes doses de rayonnements
ionisants. « L’indice de radioactivité de la tranche était 50 fois supérieur
à celui de la tranche d’à côté
 », se
souvient Philippe Billard, alors décontaminateur du site, et militant CGT.

Ce
haut niveau d’activité l’inquiète. Il dépose un droit d’alerte et s’affronte
au staff EDF de la radioprotection qui lui reproche d’exagérer. L’intervention
est maintenue. Lors d’une opération de décontamination du matériel, des
salariés de Framatome – l’ancien
nom d’Areva – expertisent l’état du combustible à l’aide d’une caméra placée
sous l’eau : « J’ai vu les films, j’ai vu les gaines de
combustible : sur 15 cm, il y avait plus rien,
raconte Philippe Billard. La gaine était ouverte, il y avait
une fente, et derrière, il n’y avait plus rien. Les pastilles de combustible
avaient dégagé. Elles étaient passées dans le circuit primaire.
 »

Au cours de cet arrêt de tranche de
30 jours, certains agents reçoivent la moitié de la dose annuelle autorisée de
radioactivité. Parmi eux, un agent de conduite EDF a fait examiner ses selles.
Mediapart a eu accès au résultat de son examen médical (voir ci-dessous) :
son organisme recèle des traces de césium, d’uranium et de plutonium. Tous
cancérigènes à partir d’une certaine dose.

Traces d'uranium dans le résultat d'analyse médicale de l'agent contaminé.
Traces d’uranium dans le résultat d’analyse médicale de l’agent contaminé.

 

 

Traces de plutonium dans le résultat d'analyse médicale de l'agent contaminé
Traces de plutonium dans le résultat d’analyse médicale de l’agent contaminé

« Il avait avalé des poussières
radioactives
 », explique Philippe Billard.
Des microdoses, chaque fois en dessous des normes, qui ne s’en accumulent pas
moins dans l’organisme. Le syndicaliste adresse alors un courrier à la
direction de la centrale (voir ci-dessous) pour l’alerter sur la présence de
rayonnement alpha, très dangereux pour la santé, sur la tranche n°4. L’homme
contaminé a depuis quitté le nucléaire.

Courrier d'alerte de 2006 sur les rayonnements alpha
Courrier d’alerte de 2006 sur les rayonnements alpha

Philippe Billard, lui, a fondé une
association, « Santé-sous-traitance ». Pour défendre la santé des sous-traitants
qui représentent aujourd’hui environ la moitié des travailleurs du
nucléaire. « La peur aujourd’hui
de la population dans un accident nucléaire, c’est d’être contaminée et
d’attraper un cancer. Eh bien nous, nous sommes contaminés régulièrement dans
les centrales. Et on attrape des cancers. L’accident est déjà arrivé chez nous.
Nous sommes les liquidateurs de tous les jours. »

Des liquidateurs en France ?
Ne nous a-t-on pas dit et répété que la catastrophe, c’était pour les autres, ceux qui n’appliquent
pas nos principes de sûreté, qui n’ont pas la chance de posséder notre
organisation d’expertise et notre autorité nucléaire « indépendante » ?

Ni
franchement catastrophique ni vraiment rassurante, la situation de Paluel
illustre au quotidien le fait que le système est vulnérable. Qu’il fonctionne
avec des défaillances permanentes techniques et humaines, qui alimentent un
climat général de méfiance, sinon de paranoïa. Que les grands principes de la
sûreté ne sont pas respectés dans la dure réalité. Que la course à la
productivité tend à prendre le pas sur l’exigence de sécurité. Et que la
multiplication des contraintes à respecter pour que ce système continue à
fonctionner le rend de plus en plus inhumain.


Transmis par erual
Wed, 22 Jun 2011 12:32:46 +0200 (CEST)

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