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À qui profite la sécurité sanitaire des aliments ? Les profits des entreprises contre la santé des populations (3)

| grain.org | mai 2011

vendredi 27 mai 2011

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Walmart en Amérique centrale

Les marchés traditionnels sont en train de disparaître rapidement en Amérique centrale. Déjà plus d’un quart des quetzals servant aux Guatémaltèques pour leur alimentation sont dépensés dans un supermarché appartenant à Walmart, et c’est le cas d’un tiers des colones pour les Costaricains. Et pourtant, presque tous les produits horticoles achetés dans la région par les opérations de Walmart en Amérique centrale proviennent de sa propre filiale, Hortifruti, qui s’approvisionne auprès de quelque 1800 agriculteurs. Au Honduras, Hortifruti se fournit auprès de 395 producteurs horticoles sur un total de 18 000 dans le pays, et la plupart des produits proviennent d’un groupe de 45 producteurs préférés, qui ont au moins 4 ha en irrigation au goutte à goutte et disposent de leurs propres camions, tous formés par Bayer aux « bonnes pratiques agricoles ». i En outre, la moitié des produits vendus par les magasins Walmart en Amérique centrale sont importés, en grande partie de grandes exploitations au Chili. ii

i Pour en savoir plus sur Hortifruti, voir Madelon Meijer, Ivan Rodriguez, Mark Lundy et Jon Hellin, « Supermarkets and small farmers : the case of Fresh Vegetables in Honduras », dans E.B. McCullough et al., The Transformation of Agri-Food Systems, Earthscan, 2008 ; Alvarado et Charmel, « The Rapid Rise of Supermarkets in Costa Rica », 2002 ; Berdegué et al., « The Rise of Supermarkets in Central America », 2003.

ii Thomas Reardon, Spencer Hensen et Julio Berdegué, « ‘Proactive fast-tracking’ diffusion of supermarkets in developing countries : Implications for market institutions and trade », Journal of Economic Geography, Vol. 7, N°. 4, 2007.

Privatisation de la sécurité sanitaire des aliments dans les pays du Sud

En Chine, où les supermarchés se développent à un rythme effréné, cette évolution se fait durement sentir. Les grandes chaînes de supermarchés, à la fois nationales et étrangères, travaillent main dans la main avec les fournisseurs et les gouvernements locaux au développement d’exploitations agricoles pour fournir les fruits et légumes. Dans le cadre d’une campagne visant à améliorer la sécurité des aliments et intégrer ses 700 millions de petits agriculteurs dans des « filières alimentaires à haute valeur ajoutée » avec « des méthodes agronomiques scientifiques », le gouvernement chinois poursuit la mise en place d’une base pour la production de fruits et légumes en partenariat avec le secteur privé. Dans chacune de ces zones affectées à la production, les autorités locales négocient des accords avec des entreprises privées qui permettent à la société de s’installer, de louer des terrains auprès des agriculteurs qui les occupent actuellement ou d’en acquérir les droits d’utilisation, et de mettre alors en place une production à grande échelle, en embauchant les agriculteurs évincés comme travailleurs agricoles ou dans le cadre d’accords de production.

Hong Kong Yue Teng investissement est l’une de ces sociétés. Au cours de ces dernières années, elle est devenue un grand producteur de légumes dans la province du Guizhou, où elle dispose de deux zones de production à grande échelle qui fournissent en légumes les magasins Walmart dans le sud de la Chine. Le fournisseur privilégié de Walmart pour les fruits est la Xingyeyuan Company, qui possède plusieurs milliers d’hectares de vergers au nord de la ville de Dalian. Pour les œufs, Walmart traite avec Dalian Hongjia, un énorme complexe agro-industriel avec 470 000 poules pondeuses et une capacité de production annuelle de 7 400 tonnes d’œufs frais.

Walmart utilise 56 entreprises de ce type pour « l’achat direct » dans 18 provinces et villes de Chine, qui couvrent au total au moins 33 000 ha de terres agricoles. Il appelle son réseau « Programme d’achat direct à la ferme » (« Direct Farm Program ») et affirme que, d’ici à 2011, ces dispositifs apporteront des bénéfices à un million d’agriculteurs. Bien sûr, Walmart ne traite pas directement avec les agriculteurs, mais avec des entreprises qui embauchent et gèrent les agriculteurs pour leurs activités à grande échelle.

Les initiatives de Walmart dans le domaine de l’agriculture font partie de sa stratégie globale pour s’approvisionner plus directement et réduire les coûts de sa chaîne d’approvisionnement. Les entreprises qui fournissent Walmart doivent veiller à ce que la production se déroule en stricte conformité avec les demandes du grand distributeur et celui-ci gère des programmes de formation pour montrer aux entreprises et aux agriculteurs qui travaillent pour lui les méthodes agronomiques qu’il exige. « En tant que multinationale très consciente de sa responsabilité sociale au niveau local, nous avons aidé les agriculteurs à mieux s’adapter aux conditions du marché, nous les avons encouragés à choisir des méthodes de production standardisées et à plus grande échelle, et nous avons donné des consignes sur les moyens de préserver l’environnement dans les activités de production à travers des programmes d’agriculture durable », explique Ed Chan, PDG de Walmart Chine. 41

Chongqing Cikang Vegetables and Fruits, qui gère les activités Walmart Direct Farm dans la province de Chongqing, affirme que son processus de production est entièrement contrôlé par des inspecteurs extérieurs agréés par Wal-Mart, depuis la sélection des variétés jusqu’à la récolte et au stockage. Il en va de même pour les entreprises chinoises qui fournissent Carrefour, qui gère son propre programme d’achat direct à la ferme, appelé Carrefour Quality Line, ou pour le distributeur national Wumart, qui a un programme d’achat direct à la ferme dans la province de Shandong. 42

Qu’est-ce que ces entreprises entendent par « agriculture durable » ? En ce qui concerne Walmart, du moins ses programmes d’achats directs à la ferme en Inde et au Honduras, cette tâche a été confiée à l’un des plus grands producteurs mondiaux de pesticides et de semences OGM, l’Allemand Bayer CropScience (voir Encadré : « Adieu la biodiversité »). Au Honduras, Bayer, par le biais de son programme de « Partenariat de filière alimentaire », forme 700 producteurs qui assurent à Walmart « des pratiques agricoles responsables ». En Inde, la société exploite 80 de ces projets de Partenariat de filière alimentaire avec Walmart et d’autres distributeurs, qui couvrent une superficie de 28 000 ha. Les agriculteurs participants doivent utiliser un « passeport » Bayer pour garder une trace de leurs pratiques. 43

Bayer affirme qu’il dispose de 250 projets de partenariat de filière alimentaire à travers le monde. En Colombie, il travaille avec Carrefour, tandis qu’au Mexique il a un partenariat direct avec l’autorité de certification nationale, Calidad Suprema, une « association civile sans but lucratif » qui aide le gouvernement mexicain à « renforcer la compétitivité de la campagne » et la « promotion de la marque déposée México Calidad Suprema », qui est la propriété du gouvernement. 44 Bayer forme les représentants de Calidad Suprema aux bonnes pratiques agricoles à l’aide de son outil BAYGAP, et les deux parties effectuent en commun des visites d’exploitations. 45 Pour ne pas être en reste, Syngenta, le deuxième producteur mondial de pesticides, a son propre programme de filière alimentaire, appelé « Fresh Trace », qu’il met en place en Thaïlande, et les deux entreprises sont des membres actifs de GlobalGAP.

Dans la mesure où l’industrie des pesticides est si intimement impliquée dans l’élaboration et la mise en œuvre des normes des supermarchés, il n’est guère surprenant que la contamination par les pesticides reste aussi fréquente dans les fruits et légumes des supermarchés. Des tests effectués par Greenpeace en Chine en 2008 et 2009 sur des fruits et légumes de consommation courante ont fait apparaître une pollution par les pesticides beaucoup plus grave pour les échantillons recueillis chez Walmart et les autres grands supermarchés que pour ceux recueillis sur les marchés flottants. 46

Le piège des bonnes pratiques agricoles

En 2002, les États-Unis ont fermé leur frontière aux importations de melons cantaloup provenant du Mexique après la détection de plusieurs cas de salmonellose qui ont été attribués à la consommation de ces fruits mexicains. i Un an plus tard, en vertu d’un accord élaboré entre les autorités américaines et mexicaines, l’interdiction a été levée pour les cantaloups qui faisaient la preuve de leur conformité au « Programme d’exigences de reconnaissance fédérale pour la production, la récolte, le conditionnement, la transformation et le transport des melons cantaloup ». Mais avec la mise en œuvre de ce programme de bonnes pratiques agricoles (GAP), basé sur des normes établies par les distributeurs américains, peu de cultivateurs mexicains ont pu revenir sur le marché.

En application des exigences des GAP, les exploitations doivent disposer de toilettes portables qui seront utilisées pendant la plantation et la récolte. Une enquête auprès des petits producteurs dans l’un des plus importants états producteurs de melon cantaloup a révélé que 94 % n’ont pas de toilettes à proximité, et que pour la plupart elles étaient situées à plus d’une demi-heure de distance des champs. Les normes GAP exigent aussi la réalisation d’analyses périodiques de l’eau qui prennent en compte des numérations microbiennes. Mais 88 % des producteurs interrogés ont déclaré avoir utilisé de l’eau des rivières, une situation où il est difficile de maintenir la qualité de l’eau.

En fin de compte, seules deux grandes exploitations dans l’État où l’enquête a été réalisée ont pu à nouveau accéder au marché américain. Maintenant, tout comme d’autres producteurs mexicains, ils doivent se conformer aux rigoureuses normes GAP, comme des analyses régulières du sol et de l’eau, la tenue de registres sur l’utilisation des terres, l’installation de clôtures autour des zones de plantation et l’utilisation d’eau d’un puits qui est contrôlée chaque mois pendant la production pour établir le niveau de contamination microbienne. Ils ont également investi dans des installations d’osmose inverse pour garantir la qualité de l’eau, et disposent de toilettes sur l’exploitation avec de l’eau courante, des lavabos, du savon et du papier. De plus, ils doivent payer une certification réalisée par vérificateur indépendant, dont le prix s’élève en moyenne à 3 000 dollars par exploitation.

Les États-Unis n’imposent pas ce type d’obligations à leurs propres producteurs de melons. Mais en tout cas, l’efficacité du programme mexicain est discutable. De fin 2006 à début 2007, la FDA américaine a émis six rappels de cantaloups, dont quatre concernaient des melons cultivés au Mexique dans des exploitations approuvées par la FDA. ii À cette date, seuls neuf producteurs au Mexique ont réussi à obtenir l’autorisation d’exportation vers les États-Unis. iii

On trouve de nombreuses histoires similaires à travers le monde. Un récent rapport de la FAO et de l’OMS met en avant des données qui indiquent que le coût réel par exploitation de la certification de petites exploitations pour le programme GlobalGAP est de plus de 1 200 €, ce qui amène les auteurs à conclure : « Le bilan, du point de vue des petits exploitants, c’est que le GlobalGAP n’est pas rentable. » iv

i Ce cas mexicain peut être consulté dans Clare Narrod, Devesh Roy, Belem Avendano et Julias Okello, « Impact of International Food Safety Standards on Smallholders : Evidence from Three Cases », dans E.B. McCullough et al., The Transformation of Agri-Food Systems, Earthscan, 2008.

ii Julie Schmit, « US food imports outrun FDA resources », USA Today, 18 mars 2007, http://www.usatoday.com/money/industries/food/2007-03-18-food-safety-usat_N.htm

iii « Timco issues voluntary cantaloupe recall », The Packer, 20 novembre 2006, http://thepacker.com/Timco-issues-voluntary-cantaloupe-recall/Article.aspx?oid=268606&fid=PACKER-TOP-STORIES

iv Spencer Henson et John Humphrey, « The Impacts of Private Food Safety Standards on the Food Chain and on Public Standard-Setting Processes », document préparé pour la FAO/l’OMS, mai 2009.

La résistance des populations à la sécurité sanitaire alimentaire prônée par les entreprises

Ces dernières années, on a pu assister à l’émergence d’incroyables luttes sociales et à des initiatives très intéressantes pour lutter contre ce détournement dans l’élaboration des politiques et les pratiques de sécurité sanitaire des aliments par les entreprises. Certaines d’entre elles ont été déclenchées par la restructuration du commerce international des denrées alimentaires, telles que la résistance à la viande bovine américaine menée par des mouvements de citoyens à Taiwan, en Australie, au Japon ou en Corée du Sud. D’autres actions ont vu le jour en réaction à des catastrophes sanitaires nationales, comme l’action citoyenne en Chine après la tragédie du lait à la mélamine. De temps à autre, tous les pays sont secoués par des épidémies d’intoxications alimentaires de courte durée. Mais nous assistons de plus en plus souvent à une remise en cause plus structurelle et politique du système alimentaire industriel, du développement capitaliste. Il s’agit de savoir qui décide quoi, parce que la santé et les moyens de subsistance des populations sont directement touchés.

Les luttes autour de l’ESB et des OGM constituent de bons exemples. À de nombreuses reprises, les mouvements sociaux se sont organisés pour empêcher l’entrée de ces produits dans leur pays, non pas tant en raison des problèmes de sécurité pour la santé ou l’alimentation en eux-mêmes, mais en raison des orientations sociales et économiques générales que représentent ces symboles de l’agriculture industrielle, du pouvoir des entreprises ou de l’impérialisme occidental. La résistance du peuple coréen au bœuf américain est devenue l’expression, non pas d’une peur irrationnelle des prions, mais en réalité d’une profonde méfiance par rapport au système de démocratie représentative en Corée du Sud, y compris au niveau des relations du pays avec les États-Unis. 47 En Australie, la campagne a plus porté sur le maintien de l’alimentation australienne dans le giron de l’Australie, une préoccupation que partagent de nombreux peuples à travers le monde en matière de gouvernance et de contrôle de l’approvisionnement alimentaire de leur propre pays. Quant aux luttes anti-OGM, elles sont aussi diversifiées que les campagnes contre le bœuf américain, mais elles ont également porté sur des questions profondes liées à la démocratie, la survie des cultures locales et des systèmes alimentaires face aux assauts des « solutions » occidentales, sur le maintien au sein des communautés des semences et des connaissances et la remise en cause de l’ensemble des modèles de développement.

À un niveau plus profond, les gens s’organisent pour se libérer des coûts sanitaires, environnementaux et sociaux du système alimentaire industriel en pleine expansion. Les mouvements et les campagnes en faveur des aliments biologiques ou de l’achat local, en d’autres termes l’achat de denrées alimentaires produites à proximité et le boycott des produits provenant de très loin, se sont diffusés dans de nombreux pays. L’augmentation alarmante de l’obésité, du diabète de type 2, des cancers et d’autres maladies qui sont directement liées à une mauvaise alimentation incite de nombreuses personnes à changer leurs modes de vie et à travailler avec d’autres pour promouvoir des aliments et des approches agricoles plus saines. Des campagnes et des actions spécifiques visant à empêcher la diabolisation et la destruction des alternatives locales à un système d’alimentation trop aseptisé, comme les marchands ambulants, les aliments crus ou le bétail élevé de façon traditionnelle, gagnent également en popularité. Vía Campesina, le mouvement mondial de défense des droits des paysans et des petits producteurs, a lancé une campagne pour introduire le concept de souveraineté alimentaire : le « droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite par des méthodes écologiquement rigoureuses et durables, et leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles ». 48 Suivant l’exemple de la Vía Campesina, plusieurs comtés de l’État américain du Maine ont récemment déclaré leur « indépendance alimentaire ». 49 La sécurité alimentaire et des aspects plus globaux de la qualité des aliments sont clairement au centre de ces processus.

Adieu à la biodiversité

L’un des projets du Partenariat de filière alimentaire de Bayer en Inde se fait en lien avec le géant des supermarchés indiens ABRL pour la fourniture de gombo de taille standardisée. Une vidéo promotionnelle de Bayer relate l’expérience d’un agriculteur qui est censé avoir participé au projet Bayer :

Dans le temps, nous cultivions notre propre alimentation ici dans de petits champs. Maintenant, sur une superficie d’environ 2,4 ha, je cultive le gombo. Nous, les agriculteurs, apprenons auprès des professionnels comment avoir des cultures durables conformes aux bonnes pratiques agricoles. ... Cela couvre l’utilisation contrôlée et écologique de produits phytosanitaires de pointe issus de la recherche Bayer CropSciences... Ces connaissances sont positives, pas seulement pour mon portefeuille mais aussi pour l’environnement... Avant, je ne cultivais que des variétés locales de gombo. Mais les experts du Partenariat de la filière alimentaire de Bayer CropScience India m’ont convaincu de cultiver la variété Sonal dans mes champs. Cette nouvelle variété de gombo de Nunhems est précisément adaptée aux conditions régionales et aux normes de plus en plus strictes des grands distributeurs alimentaires nationaux. Chaque étape de la culture et toutes les mesures de protection phytosanitaire sont enregistrées en détail dans mon passeport Bayer. Cela sert de preuve pour les distributeurs alimentaires et leur démontre que j’ai cultivé mes légumes correctement. i

i Voir la vidéo à l’adresse http://www.youtube.com/watch?v=oVRMmYTqsCE

Certes, la défense et le développement d’une agriculture paysanne et de systèmes alimentaires non industriels, en particulier dans les pays industrialisés, exigent leurs propres approches de sécurité sanitaire des aliments. Cela ne signifie pas qu’il faut travailler en dehors des institutions au sens de violer des lois ou de créer de dangereuses économies souterraines, même si certains groupes du monde des affaires tentent de dénigrer et d’éliminer les aliments crus et d’autres cultures alimentaires riches en traditions. 50 Le défi consiste à s’assurer que des systèmes de connaissances et des critères différents peuvent exister en dehors de la mainmise du monopole des supermarchés et de leurs chaînes d’approvisionnement. Comme le dit l’agriculteur français Guy Basitanelli, de La Confédération Paysanne :

Pour les petites exploitations qui ont peu de personnel et fonctionnent à un niveau artisanal, la gestion des risques pour la sécurité alimentaire repose sur la formation et le contact humain direct. La gestion des équilibres microbiens, et la protection et la production d’une flore spécifique, sur la base d’un respect des pratiques traditionnelles et locales, sont la meilleure garantie de la sécurité. Vous n’arrivez pas à une sécurité par une « tolérance zéro » en matière de micro-organismes et un matériel de stérilisation qui détruit ces équilibres. 51

De nombreuses organisations de producteurs et des groupes de consommateurs, sans parler de grands mouvements comme Slow Food, sont convaincus que la diversité biologique et de la complexité écologique (par opposition à l’hygiène extrême) sont les clés de systèmes sains et stables. La nature a horreur du vide, après tout. Bien entendu, ces approches plus satisfaisantes de la sécurité sanitaire des aliments s’appuient aussi sur des circuits courts de distribution, en offrant aux populations des produits alimentaires obtenus dans des fermes ou de petites usines de transformation, par le biais de les systèmes de distribution moins complexes, plus directs (groupements d’achat, toutes sortes de systèmes d’AMAP, coopératives, etc.).

Une autre grande partie de la résistance populaire à la prise de contrôle des entreprises sur la sécurité et les cultures alimentaires consiste en des campagnes, un travail d’enquête et des efforts d’éducation du public pour révéler le fonctionnement réel des supermarchés – et des chaînes d’approvisionnement qu’ils dominent quand ils ne les gèrent pas directement – en arrêtant le développement de la grande distribution et en protégeant les vendeurs de rue d’une disparition complète (voir Encadré : « Le lobby qui n’ose pas mettre son nom sur les étiquettes des aliments »). La culture antisyndicale de Walmart est bien connue dans le monde entier, grâce à des décennies d’action citoyenne qui inspirent aujourd’hui des groupes qui tentent de résister à l’entrée de Walmart sur de nouveaux marchés comme l’Inde. En fait, l’Inde a un mouvement dynamique de marchands ambulants et de vendeurs de rue qui risquent de perdre leurs moyens de subsistance si le gouvernement central permet aux distributeurs étrangers de s’installer. Ils ont l’appui d’agriculteurs, d’intellectuels et de groupes de la société civile qui font partie d’un tissu de plus en plus dense de résistance aux sociétés multinationales qui viennent prendre le contrôle de l’approvisionnement alimentaire de l’Inde. L’investigation et le travail politique sur d’autres structures d’entreprises, comme Carrefour ou Tesco, a également joué un rôle important en aidant la société civile, sans parler des législateurs, à mieux comprendre comment fonctionnent la grande distribution et les pressions qu’elle impose à la diversité biologique, aux agriculteurs et aux travailleurs du secteur alimentaire. 52

Les travailleurs de l’industrie alimentaire – cueilleurs saisonniers ou femmes et hommes participant à l’abattage ou à la transformation – jouent un rôle tout aussi central dans ce qu’est la sécurité sanitaire des aliments ou ce qu’elle devrait être. Après tout, ils sont aux avant-postes du travail, et ils sont généralement payés aussi peu que possible. Ils sont souvent confrontés à des conditions d’organisation difficiles, en particulier pour les travailleurs migrants, les enfants ou les immigrants illégaux. Quand ils réussissent à s’organiser et à obtenir le soutien d’autres groupes, leur capacité à obtenir des changements peuvent être énormes. La lutte des travailleurs agricoles migrants d’Immokalee, en Floride, par exemple, a été phénoménale. Outre qu’elle a obtenu des hausses de salaires pour les cueilleurs de tomates, la Coalition des travailleurs d’Immokalee a permis de démontrer que le système alimentaire industriel, qui a été mis en place pour fournir de la nourriture bon marché, est en fait le problème – social, environnemental et en termes de sécurité et de santé. 53 Il y a aujourd’hui une dynamique importante aux États-Unis pour changer la manière dont les aliments sont produits, notamment les normes de sécurité alimentaire, en réactivant l’utilisation de la législation anti-trust. Elle peut se révéler une bonne façon de briser le système alimentaire industriel et de rendre le pouvoir aux petits agriculteurs, aux transformateurs locaux, aux marchés régionaux, et à d’autres structures plus démocratiques.

Les agriculteurs ougandais sur la touche

En 2000, des investisseurs islandais ont créé une entreprise en Ouganda appelée Icemark Africa, pour assurer des opérations logistiques vers des marchés européens pour les exportations de poisson frais, avec une activité parallèle complémentaire pour les exportations de fruits et de légumes. Icemark est maintenant le plus grand exportateur de fruits et légumes frais en provenance d’Ouganda, avec trois vols par semaine assurant l’exportation des produits vers l’Europe. Il y a encore quelques années, 90 % des produits Icemark étaient achetés auprès de petits producteurs indépendants. Mais ensuite la société a commencé à créer ses propres exploitations agricoles, dans lesquelles la certification GlobalGAP est plus facile à obtenir. Elle achète maintenant 40 % de ses produits auprès de ses trois propres exploitations disposant de 270 ha dans le centre de l’Ouganda. i

i Thomas Pere, « Mashamba : the identity of quality fruits, vegetables », The New Vision, http://www.enteruganda.com/brochures/manifesto_7.html

 

Le lobby qui n’ose pas mettre son nom sur les étiquettes

Les intérêts des grandes entreprises peuvent parfois échapper à l’attention du public pendant que gouvernements et législateurs marchandent ce qui semble être une politique publique. Prenons par exemple la lutte sur l’étiquetage alimentaire dans l’UE : la mondialisation dictée par les grandes entreprises et les changements de modes de vie entraînés par l’urbanisation et les nouvelles technologies sont en train de créer un nouvel ensemble de problèmes de santé liés à l’alimentation, en particulier l’obésité et le diabète de l’adulte. Ces problèmes ne sont pas limités à notre riche société occidentale ; ils progressent dans toutes les régions du monde, notamment en Chine et en Afrique, qui connaissent une évolution rapide. Ces maladies sont non seulement pénibles et handicapantes pour les familles affectées, mais elles entraînent aussi des coûts énormes pour la société.

Dans le cadre des efforts de l’UE visant à s’attaquer à ces problèmes de santé croissants et à leurs causes en Europe, la difficile tâche de l’harmonisation des étiquettes alimentaires pour informer les consommateurs sur ce qu’ils achètent s’est naturellement présentée. En 2010, on a pu assister à une guerre entre deux options : d’un côté, une étiquette avec un graphisme de type « feux de signalisation » pour montrer sur les emballages de produits alimentaires ou les menus des restaurants les teneurs de certains ingrédients représentant un risque potentiel (graisses, graisses saturées, sucre et sel) contenus dans un article ; d’autre part, une liste écrite rigoureuse des ingrédients avec un calcul de la ration quotidienne consommée par portion. Le feu tricolore est utilisé dans divers pays européens, tels que le Royaume-Uni, et il est extrêmement direct et favorable aux consommateurs. La liste des rations s’est avérée peu compréhensible pour la plupart des consommateurs (la question de savoir à quoi correspond une portion peut être très trompeuse) et pour cette raison, elle a la préférence de l’industrie.

Selon le travail d’investigation mené par Corporate Europe Observatory, une organisation de la société civile, l’industrie de l’alimentation et des boissons dans l’UE – le troisième secteur économique de l’Union, après l’agriculture et les produits chimiques - a dépensé pas moins de 1 milliard d’euros pour faire échouer l’étiquetage « feux tricolores » et maintenir les consommateurs dans l’ignorance. Ceci a constitué l’exercice de lobbying le plus coûteux de toute l’histoire de l’UE. i

i Voir CEO, « A red light for consumer information », Bruxelles, 11 juin 2010, http://www.corporateeurope.org/lobbycracy/content/2010/06/red-light-consumer-information
Dans la mesure où les décisions de l’UE sont maintenant prises dans le cadre du Traité de Lisbonne, un groupe allemand appelé Foodwatch (http://www.foodwatch.de) propose de lancer une initiative citoyenne qui, si elle obtient le nombre de signatures requis, pourrait obliger la Commission européenne à revoir la question de l’étiquetage alimentaire en raison des préoccupations de citoyens ordinaires. Bien sûr, l’obligation pour la Commission consiste seulement à en prendre note et à examiner le document, pas vraiment à changer quelque chose, mais certains groupes pourraient profiter de cette dynamique pour faire un travail de sensibilisation sur le contrôle exercé par les grandes entreprises sur le système alimentaire européen et montrer comment cela affecte directement la santé et la qualité de vie des gens.

Conclusion

Dans la plupart des pays du monde, les secteurs agricoles sont rapidement restructurés pour laisser la place à un secteur agro-industriel en expansion. Les normes de sécurité sanitaire des aliments jouant un rôle essentiel dans la justification de nouvelles formes de contrôle des entreprises, il est grand temps de réévaluer ce que signifie la sécurité alimentaire. À l’heure actuelle, elle se traduit par une « culture d’audit », qui s’accompagne d’un transfert de pouvoir des populations (les consommateurs, les petits agriculteurs, les magasins d’alimentation, les marchés, les restaurants) vers le secteur privé (Cargill, Nestlé, Unilever, Walmart ... la liste est longue). Elle peut au contraire consister en un contrôle local et des systèmes agricoles et alimentaires plus communautaires. En fait, elle peut être beaucoup plus vigoureusement et explicitement intégrée dans des campagnes et initiatives populaires sur la souveraineté alimentaire. Dans ce processus, on pourrait complètement arrêter de parler de sécurité sanitaire des aliments et affirmer à la place nos propres exigences de qualité des aliments, ou quelque chose de global du même type.

La salubrité des aliments, ou la qualité des aliments en termes plus généraux, est un terrain sur lequel la grande agriculture industrielle et les cultures de supermarché ne peuvent pas surpasser les petits producteurs et les marchés locaux. Le défi est de faire en sorte que les petits acteurs locaux puissent survivre et tourner à notre profit les préoccupations qui se manifestent de plus en plus aujourd’hui vis-à-vis de la sécurité sanitaire des aliments.

La suite


Voir en ligne : À qui profite la sécurité sanitaire des aliments ? Les profits des entreprises contre la santé des populations

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