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Fukushima, un accident de civilisation

Stéphane Foucart | lemonde.fr | 09.04.11 |

lundi 11 avril 2011

Les médias en font-ils trop ? Ici ou là se lèvent quelques voix pour relativiser le désastre en cours dans la centrale de Fukushima 1. Certains rappellent quelques vérités de bon sens. D’abord, le nombre de décès directement imputables au dégagement de particules radioactives est, jusqu’à présent, nul. Quant aux dommages économiques, ils sont très limités - comparés à l’impact global du séisme et du tsunami du 11 mars -, même s’ils s’inscrivent dans la durée. Ensuite, force est de reconnaître que d’autres sources d’énergie sont bien plus dangereuses que l’atome.

Le charbon, par exemple. Plusieurs milliers de mineurs meurent chaque année dans les coups de grisou, sous les galeries effondrées ; les mines de houille à ciel ouvert ravagent les paysages, exproprient les paysans, étêtent les montagnes, consomment et détruisent les terres arables... Ce n’est bien sûr pas tout : une fois sorti de terre, le charbon aggrave le changement climatique en cours, dont l’inertie rendra irréversibles - aux échelles de temps humaines - les dégâts qu’il occasionnera sur l’ensemble de la biosphère et sur les sociétés... Pourtant, les voix sont rares qui demandent de "sortir du charbon", quand il n’est question que du désastre nucléaire japonais.

Malgré leur bon sens apparent, les tentatives d’objectiver la réelle portée de cette catastrophe sont hors de propos. Car ce qui se joue dans la centrale nippone n’est pas seulement un accident industriel de première grandeur. C’est, aussi, un accident de civilisation.

Depuis la fin du XIXe siècle, l’Occident s’est affirmé comme la civilisation techno-scientifique par excellence, proposant ou imposant au reste du monde un mode de développement fondé sur l’innovation technologique comme principal moteur de croissance économique. Parce que nous l’assimilons de manière univoque au progrès humain, le progrès technique prime sur toute autre considération - politique, sociale, morale -, exception faite, parfois, des situations dans lesquelles l’humain lui-même devient en quelque sorte un matériau expérimental (cellules souches, procréation assistée, etc.).

Cette prééminence de la techno-science repose sur un contrat tacite : la promesse de domination de la nature et de maîtrise du monde. Ce contrat tacite, passé entre les élites techno-scientifiques et la société, fonde, en somme, une large part de notre vision du monde et de l’avenir souhaitable. La place occupée par la question nucléaire dans la couverture médiatique du drame japonais ne tient pas à des données objectives ; elle tient à la rupture de cette promesse.

Car, dans les opinions occidentales, la technophobie, minoritaire mais émergente depuis quelques années, tient surtout à la crainte de voir cette promesse non tenue, à la crainte que les créations techno-scientifiques n’échappent à leurs maîtres.

De fait, le rejet de la techno-science apparaît surtout lorsqu’une technologie agit de manière invisible, qu’elle porte en elle le risque de devenir ubiquitaire et qu’elle semble pouvoir s’émanciper de son créateur ou échapper au contrôle du tout-venant. La technophobie récente concerne surtout l’ingénierie génétique et les nanotechnologies : ce sont, à chaque fois, les mêmes ressorts qui sont à l’oeuvre. Dans le cas des organismes génétiquement modifiés (OGM), par exemple, des constructions génétiques sont introduites dans la matière vivante : on redoute qu’elles se propagent de manière incontrôlable dans la nature, on craint une toxicité indécelable lors de leur introduction dans la chaîne alimentaire... On s’inquiète aussi d’une perte de contrôle des individus sur cette matière vivante modifiée, qui devient par la grâce des brevets la propriété de grands groupes industriels.

A Fukushima 1, que voit-on ? La matérialisation de toutes ces craintes, la preuve tangible qu’elles sont fondées : les événements échappent non seulement à la perception de tout un chacun, mais aussi au contrôle des élites techno-scientifiques. Dans le nord du Japon se compose le sidérant tableau d’une technologie qui menace l’intégrité de vastes régions par le biais de particules infimes et incontrôlables, émettrices de rayonnements toxiques et invisibles, dispersées au gré des masses d’air et des courants marins. Une technologie qui supplante son créateur jusqu’à lui interdire de venir l’observer. C’est un constat inouï : les maîtres de l’atome ignorent ce qui se déroule précisément dans les lieux-clés de la centrale - les réacteurs - puisque nul ne peut s’en approcher sans périr aussitôt.

Les coeurs des réacteurs, partiellement fondus, semblent avoir acquis une sorte de vie autonome. Les réactions de désintégration des radioéléments qui les constituent donnent à ces fauves de magma assez d’énergie pour se maintenir pendant plusieurs mois à plus de 2 000 0C, sans la moindre intervention extérieure. Un chercheur du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) parle de la nécessaire "reconquête" de ces réacteurs, qui se fera au terme d’une "guerre de tranchées". Les mots le disent : nous sommes entrés en conflit armé avec notre créature. Et la désespérante image des hélicoptères larguant de l’eau de mer sur les réacteurs bouillonnants résume à elle seule l’ampleur du désarroi des hommes dans cette bataille.

Dans la centrale japonaise, c’est la promesse de maîtrise du monde et de contrôle de la nature qui part en fumée. Un coup de grisou, un cyclone, un séisme, un accident industriel classique, font partie de l’aléa. Le désastre de Fukushima, lui, nous donne à voir, dans le pays le plus avancé en la matière, une technologie cessant d’être l’alliée inconditionnelle et servile de son créateur pour se rendre maître d’elle-même, lui devenir hostile et s’emparer d’un territoire d’où il sera durablement banni. C’est toute la notion occidentale du progrès humain comme fonction linéaire du progrès technique que cette catastrophe nous invite à repenser.

Service Planète
Stéphane Foucart Article paru dans l’édition du 10.04.11


Voir en ligne : Fukushima, un accident de civilisation

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