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La musique contre la musaque

Michel Serres | sudouest.fr | 14 mars 2011

samedi 26 mars 2011

On ne pouvait l’écouter que si l’on savait chanter ou si l’on jouait d’un instrument. On en manquait cruellement. Dans le silence général, que l’on entende une cloche quelconque, et l’on s’écriait : « Maudit sois-tu, carillonneur ! »

La voici, soudain, partout et toujours présente. Elle s’impose, elle règne ; inévitable, elle ne vous lâche pas, vous ne pouvez jamais vous en débarrasser. Lancinante, répétitive, elle vous colle à la peau, souvent vulgaire, presque toujours anglo-saxophone. Sans le trouver, je cherche un bar, un restaurant, un magasin, un colloque, un espace public, une assemblée quelconque dénués de cette musaque (1). Et même, parfois, la salle d’un médecin qui ne soit encombrée de chansons sottes et de rythmes en sourdine. Sur tous les médias du monde, elle coupe la parole, comme si le sens était interdit. Je rêve d’un Guide Michelin qui offrirait en abondance des étoiles d’excellence aux établissements libérés de cette musaque.

Pourquoi donc, me direz-vous, chercher le silence ? Pour vivre libre, pour respirer tranquille, pour me souvenir, rêver, penser ou, par exemple, pouvoir parler à mes voisins. Hélas, ils portent un casque sur les oreilles, ils écoutent la musique.

La musique envahit l’espace sans cesse ; occupant les ondes, le commerce, les boutiques, les réunions, elle paraît indispensable à notre société. Elle a conquis la vie, le travail et même la plus solitaire intimité. Les régimes totalitaires interdisent les réunions de plus de deux ou trois personnes. La musique interdit même de se réunir avec soi. Elle est devenue obligatoire, comme l’air que l’on respire. Nous plongeons, nous nageons, nous baignons dans une immense mer sonore. Cela me fait penser aux crues de Garonne, quand j’étais enfant. Qui nous délivrera de ce déluge ? Nous, qui aimons la Musique, haïssons cette musaque.

Je l’avoue, je viens d’écrire un livre, expressément intitulé Musique, pour tenter de comprendre cet envahissement. Oui, à cette inondation insupportable, il y a des raisons d’une puissance rare, et délicieuses de surcroît. Écoutez. . .

. . . Écoutez les bruits du Monde : le vent qui chante dans les branches, la rumeur de la mer et des marées, le claquement du ressac, la pluie qui tambourine sur la vitre, le tonnerre des orages et, plus rarement, celui des volcans ou des séismes. . . Je me souviens de ce tonnerre géant sous les pieds, du sol qui tremblait, tout le monde tombait, pendant que les maisons se fendillaient sous cette onde formidable. . . Écoutez la clameur des Vivants : l’alouette qui grisolle, la colombe qui roucoule, le rossignol poète, les appels des autres bêtes, le brâme du cerf au printemps dans les forêts des Pyrénées, le mugissement des bœufs qui rentrent à l’étable, le grillon qui stridule, les abois et, du côté des Carpathes, le grand hurlement des loups. . . Écoutez aussi le vrombissement des villes, les vivats dans les stades, les rumeurs du marché, la clameur assassine de la foule en furie. . .

À ces trois bruits de fond, du Monde, des Animaux et des Hommes en nombre, s’ajoutent mille rythmes : la pulsation et le scintillement des étoiles, la ronde régulière de l’année, le cycle des saisons et celui de la journée. . . Sans compter dix autres retours séculaires, millénaires que les astronomes connaissent. . . Et, plus près de nos corps, le pouls du cœur et des veines, le halètement de la respiration, la ponctualité, parfois capricieuse, de la menstruation. . . Plus l’emploi du temps, l’obligation du travail, le retour des fêtes, des anniversaires, des congés scolaires. . .

Associés à ces bruits, ces rythmes composent des partitions sans lesquelles, peut-être, nous ne pourrions pas vivre. Oui, notre existence est plongée dans la Musique de la Biogée, de notre environnement, fait de choses inertes et de vivants. Si nous avions l’oreille assez fine, nous percevrions sans cesse cette Musique universelle, émanée des flux, des plantes, des bêtes et des hommes. Nous nous vantons d’avoir la parole. De chanter, d’improviser, de composer. Mais le Monde, lui aussi, mais la Vie, elle aussi, autour de nous, compose. Mieux, notre Musique ne vient-elle pas, elle-même, de notre environnement ?

À oublier la mauvaise musaque, nous deviendrions les auditeurs raffinés des musiques des choses, des corps et des langues. Auditeurs, oui, exécutants, sans doute, et peut-être, un jour, compositeurs. Nous deviendrions des Couperin, des Messiaen, des chansonniers, des rappeurs d’excellence si nous entendions comment chantent les mésanges, comment se glisse la brise dans les branchages des charmes, si nous entendions les voyelles des bêtes et les consonnes du monde.

Cette musique nous entoure, elle aussi. Peut-être même nous fait-elle vivre.

(1) Musaque (d’après l’anglais « musak ») : nom donné à la musique de fond que l’on entend partout.

Michel serres,

Philosophe et académicien


Transmis par Alain Muraine

Sat, 26 Mar 2011 20:44:55 +0100

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