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Rony Brauman : « Comment a-t-on pu oublier l’Irak et l’Afghanistan ? »

Rédaction | mediapart.fr | 24 Mars 2011

vendredi 25 mars 2011

Rony Brauman, ancien président de l’association Médecins sans Frontières (de 1982 à 1994), est professeur associé à l’Institut d’études politiques de Paris. Il a été l’un des premiers intellectuels à critiquer la guerre en Libye décidée par Sarkozy « dans des conditions baroques ».Il détaille les leçons à tirer des interventions et guerres précédentes, s’étonnant que ces expériences soient aussi peu prises encompte.

Comment expliquer cette quasi-unanimité sur l’entrée en guerre de la France, même si on entend maintenant quelques voix dissonantes ? S’explique-t-elle par l’urgence de la situation en Libye ou par une recomposition plus ancienne du champ politique et médiatique ?

Rony Brauman.© (dr)

Je me l’explique mal. Les désastres des guerres d’Irak et d’Afghanistan semblent en dehors des esprits. Pourquoi les échecs sur le terrain – par rapport aux objectifs prévus – ne sont-ils pas davantage présents dans les discours sur la guerre ? Sans doute les notions d’urgence et d’humanitaire font-elles écran et empêchent-elles de se confronter à la réalité.

Je pense que ça ne va pas durer mais, aujourd’hui, il est difficile d’être critique vis-à-vis de cette intervention sans être accusé d’indifférence, de complicité ou de cynisme. C’était le discours de George Bush et de ses soutiens en 2003, je vous le rappelle. Je refuse cette rhétorique d’intimidation qui nous assigne à des rôles préétablis : soit on incarne l’esprit munichois, soit on défend le sauvetage des civils et les droits de l’homme. Je considère cette alternative comme un chantage moral, parce que le sauvetage n’est qu’une illusion de sauvetage.

On n’élimine pas une dictature, on n’arrête pas une guerre civile avec des bombardements, si bien ajustés soient-ils. Mais à l’heure qu’il est, ce travail de critique est difficile, tant l’émotion est forte.

Vous affirmez qu’on n’instaure pas la démocratie à coups de bombardements, mais « protéger les civils » ne signifie pas nécessairement vouloir instaurer la démocratie, ni même la paix ?

A partir du moment où la menace contre les civils c’est la dictature, les protéger, c’est se débarrasser de la dictature. La « responsabilité de protéger », pour reprendre le terme consacré par l’ONU, ça veut concrètement dire changement de régime. Je critique cette position des Nations unies depuis le début, car elle reprend l’esprit du « droit d’ingérence », comme ne cesse de le rappeler à juste titre Bernard Kouchner. C’est la version moderne de la « guerre juste » : il s’agit de chasser un souverain criminel pour le remplacer par un souverain décent, c’est-à-dire qui règne avec des méthodes démocratiques. Cet objectif, auquel je souscris bien sûr, est inatteignable par des bombardements.

Reste que nous ne savons pas quels sont les buts de cette guerre.

Je suis convaincu que le mouvement de contestation des dictatures corrompues et violentes est très profond. Il part des tréfonds des sociétés, de l’évolution démographique, du statut des femmes, de l’alphabétisation et de tout ce qui permet une émancipation individuelle et la possibilité de se dresser contre les pouvoirs en place. C’est ce mouvement de fond-là qui peut mettre à bas les dictatures. Toute intervention extérieure dépouille ces mouvements de leur légitimité démocratique.

L’argument souvent opposé à cela, c’est l’Allemagne et le Japon, deux pays sans tradition démocratique qui sont devenus des démocraties après une intervention militaire. Mais il faut être aveugle aux saccages de la Seconde Guerre mondiale, aux anéantissements par les bombes, y compris atomiques, de villes entières, pour croire à un tel argument. Et, partout ailleurs, ça n’a pas fonctionné. Si un médecin ne dispose que d’un marteau pour pratiquer une intervention à cœur ouvert, il ne la fait pas ! Les marteaux ne sont pas la solution.

Nous sommes soumis à un chantage émotionnel ancré dans une illusion technologique. Nos avions de chasse, nos missiles et nos satellites ne vont pas régler le problème d’une guerre civile et d’une dictature. C’est cette limite qu’il faut aussi avoir en tête si l’on veut rendre service aux mouvements démocratiques.

En quoi ne pas savoir comment la guerre se terminera devrait empêcher de la déclencher ? Est-ce que ça n’a pas été toujours le cas de toutes les guerres de l’histoire ?

Les observateurs des guerres savent qu’une guerre ne se gagne pas avec des avions. Les avions gagnent seulement des batailles. Pour le moment, on est encore dans le moment triomphal où on peut dire qu’on a visé des objectifs militaires et qu’on les a atteints : destruction de blindés, coupure des lignes de ravitaillement, difficultés logistiques extrêmes de l’armée de Kadhafi. Mais ensuite, que se passe-t-il ?

Ou bien, comme on le pressent, il s’agit de tuer Kadhafi par un dégât collatéral, on dégomme le pouvoir, on crée un vide. Mais avec quoi est-ce qu’on le remplit ? Avec des Talabani, des Karzaï, le Conseil de transition de Benghazi ? Même s’il y avait une solution de rechange, elle serait rejetée si elle apparaît comme une solution de l’étranger. On l’a vu en Irak. C’est une règle historique vérifiée depuis Napoléon : on cherche à installer la république de l’extérieur, par les armes, et on ne produit que du nationalisme et de la haine.

Ou alors, on coupe le pays en deux, et que fait-on alors ? Protéger les populations est peut-être un motif de guerre, mais c’est bien trop vague pour être un objectif de guerre. Car qu’est-ce qui permet de dire que le but est atteint ? Encore une fois, regardons l’Afghanistan, où les troupes de la coalition prétendent là aussi protéger la population contre les talibans, avec 200.000 hommes déployés depuis près de dix ans !

Et puis je trouve inquiétant qu’une décision aussi grave que partir en guerre ait été prise dans des conditions aussi baroques. Cela me fait penser à l’aventure pathétique de l’Arche de Zoé, avec Nicolas Sarkozy et BHL à la place d’Eric Breteau.

Avait-on d’autres choix que l’intervention armée sous mandat de l’ONU ou le massacre des rebelles de Benghazi ? Dispose-t-on d’un véritable espace entre volonté de ne pas s’ingérer, même pour des raisons humanitaires, et protection des civils ?

Cet espace est effectivement limité. Je ne prétends pas qu’il existait une bonne solution en face de la mauvaise solution adoptée. Mais nous devons accepter le fait de n’être pas tout-puissants, et qu’il y ait des limites à ce que nous pouvons faire. Cela ne veut pas dire que rien n’est faisable : pressions diplomatiques et financières, mesures de rétorsions (embargo portuaire, blocage des lignes maritimes et aériennes pour empêcher la mobilisation de mercenaires par exemple), et puis également soutien à l’insurrection grâce à des conseils, des transferts d’informations ou des équipements militaires adéquats. Voilà ce qui se trouve entre les mains des amis de l’insurrection, en plus de la légitimation politique apportée par Sarkozy et d’autres chefs d’Etat. Mais, pour le reste, ce sont les insurgés libyens, mêmes aidés techniquement et politiquement, qui ont la main.

Mais les conseillers militaires ou les fournitures d’équipement militaires constituent des méthodes de barbouzes ?

L’aide à une insurrection, quand c’est un Etat qui la met en œuvre, passe effectivement par les services spéciaux. Mais tout dépend alors de l’objectif. Ce n’est pas parce que la CIA a pu utiliser ces méthodes pour déstabiliser des régimes de gauche, par exemple en Amérique latine, que cela délégitime les techniques employées. Soutenir des gens qui combattent une dictature, c’est un choix politique décent, même s’il n’est pas dépourvu de risques. On l’a vu en Afghanistan avec des groupes résistant à l’invasion soviétique qui se sont, plus tard, associés à des groupes radicaux.

Le remède de l’intervention armée est-il forcément pire que le mal d’un Kadhafi menaçant de mort une bonne fraction du peuple libyen ?

Oui, si l’on regarde les résultats d’interventions équivalentes dans le passé récent. En Somalie, l’ONU intervient en 1992 dans un contexte de guerre civile pour protéger les populations. On y est toujours, avec des victimes civiles toujours plus nombreuses, et aucune issue en vue. On commence triomphalement, comme à Srebrenica en 1993, en déclarant qu’on va protéger la population, et on connaît la suite. Créer une illusion de protection alors qu’on ne peut pas l’assurer, c’est accroître le danger. Là où des interventions militaires ont eu lieu, il y a eu des milliers, des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de morts, comme en Irak.

Il y a une guerre civile en Libye, comme en Afghanistan et en Somalie, et on plonge dans cette guerre civile sans réfléchir à ce qu’on va y faire. La recette pour le chaos est écrite. Ou alors on pense qu’on pourra suivre un modèle Kosovo, c’est-à-dire la mise sous tutelle. Mais le Kosovo était caractérisé par trois attributs qui n’existent pas dans le contexte libyen : un territoire petit, une force rebelle militairement bien organisée qui a fait le travail au sol et un pays qui se situe en Europe, dont la mise sous tutelle pouvait donc s’organiser à l’échelle européenne. Et le Kosovo, si ce n’est pas un échec total, est loin d’être une réussite. On a vu la voyoucratie qui a émergé de la rébellion militaire et qui gouverne aujourd’hui le pays après en avoir chassé les Serbes.

Il y a bientôt 17 ans commençait au Rwanda le génocide de centaines de milliers de Tutsis : que fait-on de cette expérience-là ? Ne peut-on, pour une fois, se réjouir que la communauté internationale n’ait pas été impuissante ?

Sur le Rwanda, il me semble que l’erreur politique a d’abord été commise en octobre 1990, même s’il y a aussi eu une faute en avril 1994. La première erreur a été d’envoyer nos troupes défendre le président rwandais Habyarimana contre l’offensive du Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame. À partir du moment où on veut modifier le cours de l’histoire, il faut posséder les outils pour en orienter le cours ultérieur et modeler la forme politique que tout cela pourrait prendre.

Or, cette intervention a été l’occasion pour les radicaux des deux camps de prendre le pas sur leurs troupes respectives. Tout le processus politique mis en œuvre – les accords d’Arusha – a été utilisé par les radicaux à leur profit. Je ne dis pas que la suite était inéluctable ou que c’est l’intervention qui a créé les conditions du génocide. Si le FPR avait pris le pouvoir en 1990, il y aurait eu de nombreux morts, car le FPR est un parti dictatorial, mais le génocide n’aurait sans doute pas eu lieu.

La première erreur, pour le dire de manière apparemment paradoxale, n’a donc pas été une insuffisance mais un excès d’interventionnisme. Le mal étant fait, la boucherie démarrant en avril, alors, en effet, le retrait des Casques Bleus est honteux. On ne peut pas voir des soldats se retirer quand des civils sont massacrés. Il aurait fallu au moins renforcer le contingent de Casques Bleus, qui n’aurait sans doute pas pu empêcher la boucherie, mais peut-être sécuriser une partie de Kigali et permettre à des gens de partir.

Mais cela aurait été un sauvetage seulement ponctuel, parce que les forces de l’ONU étaient impuissantes, comme elles le sont aujourd’hui en Côte d’Ivoire, à construire un appareil d’orthopédie démocratique et à mener un pays sur les chemins radieux de l’Etat de droit. Je suis atterré par l’absence de toute considération accordée à l’expérience des interventions antérieures.

Propos recueillis par Joseph Confavreux


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