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Victoire des chercheurs dans l’Opinion Gate

Jérôme VALLUY | mediapart.fr | 21 Février 2011

mardi 22 février 2011

Dans un jugement du 16 février 2011 qui fera date pour la liberté de la recherche et de la presse, le Tribunal de Grande Instance de Paris vient de débouter Patrick Buisson, conseiller de Nicolas Sarkozy, de son action en diffamation contre Alain Garrigou, Professeur de science politique à l’Université Paris Ouest - La Défense (Paris X) qui avait déclaré dans un entretien à Libération, à propos du conseiller (et des finances) de l’Élysée : « Soit c’est un escroc, soit c’est un petit soldat qui constitue un trésor de guerre... ».

Cet échange entre Lilian Alemagna, journaliste à Libération et Alain Garrigou, chercheur spécialiste des sondages d’opinion, publié le 6 novembre 2009, avait été attaqué en diffamation quelques jours après par le conseiller élyséen et, quelques jours plus tard, l’Élysée bloquait toute possibilité de commission d’enquête parlementaire sur cette partie là de ses propres finances :

« L.A. : Quelles observations faites-vous sur les listings de l’Elysée ?

A.G. : Tous les prix sont faramineux... Par exemple, 8 000 euros pour un simple verbatim qui est censé faire une seule page ! C’est une vraie pompe à finances. L’Élysée défend le choix d’OpinionWay par Patrick Buisson [directeur de Publifact et conseiller du Président, ndlr] pour la rapidité des études Internet. Or, ils oublient de préciser que les sondages en ligne sont surtout réputés pour être moins chers ! Pourquoi l’Elysée paie beaucoup plus cher en passant par lui au lieu de les acheter à moindre prix directement ? Et pourquoi laisser Buisson se faire une marge de 900 000 euros sur son dos ? Soit c’est un escroc, soit c’est un petit soldat qui constitue un trésor de guerre pour payer des sondages durant la prochaine campagne électorale sans que ce soit visible dans les comptes de campagne du futur candidat Sarkozy. » (extrait de « Les sondeurs violent tous les principes déontologiques qu’ils défendent », Libération 6 novembre 2009)

Le juge rappelle tout d’abord que la diffamation se différencie juridiquement de l’injure (qui n’est pas ici en cause) puis écarte dans l’alternative attaquée la première option ("Soit c’est un escroc") en indiquant que personne, par même l’auteur, n’a supposé que Patrick Buisson aurait escroqué Nicolas Sarkozy en agissant sans le consentement du Président et contre les intérêts de l’Élysée aux seuls fins d’un bénéfice pécuniaire du conseiller.

C’est donc bien la deuxième option ("soit c’est un petit soldat") qui est considérée par l’auteur et par le juge. Elle est effectivement diffamatoire puisqu’elle met en cause l’honneur de Patrick Buisson accusé d’avoir surfacturé des sondages d’opinion à la Présidence de la République - avec l’assentiment de l’Élysée - pour mettre de côté cet argent public à des fins de financement illégal (détournement de fonds publics) de sondages illégaux (non déclaré dans les dépenses de campagne) dans une campagne électorale future, par exemple en 2012.

La preuve de cette hypothèse d’interprétation prospective ne pouvant pas être apportée, les défendeurs arguent et le juge considère la "bonne foi" de l’auteur c’est à dire son but légitime, l’absence d’animosité personnelle, la prudence dans l’expression et l’existence d’une enquête sérieuse. Ce concept juridique de "bonne foi" ne relève pas d’une appréciation morale ou psychologique mais permet, notamment aux journalistes et aux chercheurs d’aller au-delà de ce qu’ils pourraient prouver, stricto sensus, dans l’énoncé de leurs interprétations. Les quatre critères distinctifs de la bonne foi telle qu’elle est conçue dans le cadre du contentieux de la diffamation sont ici réunis : le but est celui de la recherche et de l’information ; aucune animosité personnelle n’apparaît ; l’hypothèse est prudemment envisagée ; et, surtout, elle se fonde sur un travail approfondi de recherche.

Au vu de l’ensemble des sources d’informations utilisées par le chercheur et en raison de sa compétence spécialisée, c’est à dire du vaste travail de recherche réalisé pendant plusieurs années par lui sur ce domaine, notamment dans le cadre de L’observatoire des sondages, le juge conclu que "compte tenu du sujet d’intérêt public alors abordé du contexte politique à forte tonalité polémique dans lequel elle a été proférée, l’hypothèse envisagée n’a pas excédée les limites de la liberté d’opinion volontairement polémique (...)".

Par suite, le journaliste et le journal Libération bénéficient également de cette reconnaissance de la bonne foi. Mais contrairement à la présentation rapide qu’en fait Jean-Marc Morandini sur son site ("Patrick Buisson débouté d’une action contre Libération", 17.02.2011) ce n’est pas tant le journal Libération qui était visé par l’attaque élyséenne qu’un chercheur en tant qu’il s’exprimait dans un organe de presse grand public. En pleine année 2009, du mouvement de défense libertés universitaires, l’attaque visait le travail même de la recherche en sciences sociales, sa valorisation publique sur les sujets d’actualités, l’esprit critique qu’elle diffuse par le système éducatif et la liberté de parole dont elle procède dans l’espace public. C’est bien ainsi que l’on compris le Conseil d’administration de l’Université Paris Ouest - La Défense (Paris X) en prenant la défense d’Alain Garrigou, mais aussi les nombreuses organisations professionnelles et syndicales qui se sont mobilisées pour dénoncer cette énième attaque élyséenne contre la liberté des chercheurs.

Comme l’observe Jacques Le Bohec, universitaire spécialiste du domaine, "Lors de l’audience, le plaignant n’était même pas physiquement présent, ce qui laisse penser que la poursuite n’était pas totalement sincère et qu’il ne se sentait pas suffisamment solide dans son argumentaire face à un savant aguerri (...) En fait, le verdict importait peu, l’important étant d’intimider les importuns et les médias, de faire taire ceux qui ont le courage de critiquer certaines pratiques douteuses." (« Golias-Hebdo », 21 février 2011)

Dans cette politique d’intimidation que mène le pouvoir, l’attaque en diffamation est utilisée indépendamment de ce que sera le résultat de la procédure. De fait, on peut constater, dans cette affaire comme dans beaucoup d’autres, que la médiatisation initiale de l’attaque judiciaire demeure, à ce jour, très supérieure à celle de son échec. Le différentiel sert l’attaquant c’est à dire le pouvoir et son intérêt à faire taire les esprits critiques. Pour contrebalancer ce phénomène, il faut donc assurer la plus grande audience possible à cette victoire de la liberté du chercheur contre le conseiller du prince .

La décision de justice non seulement déboute l’attaquant mais lui fait porter l’intégralité des frais supportés par la victime de cette attaque... et il est possible que si Laurent Joffrin avait été plus courageux dans la stratégie de défense de son journal, en restant solidaire du chercheur (et du journaliste) devant le tribunal, celui-ci n’aurait pas rejeté la demande de Libération de prise en charge de ses frais de justice.

Autre enseignement à destination des chercheurs : en période de dérive autoritaire quand un chercheur est attaqué par une autorité alors qu’il s’exprime sur son domaine de spécialité, à partir de recherches approfondies, sans attaques personnelles et sans dérapage vers des propos délirants... il faut, sans attendre une perfection de l’injustice subodorée et sans perdre de temps en hésitations oiseuses, le défendre tout de suite, complètement tant sur le plan médiatique et judiciaire que par un soutien matériel et psychologique.

La nouvelle association "Chercheurs sans frontières" qui vient d’être créée dans la dynamique cette affaire devrait favoriser la diffusion d’une culture de résistance à l’égard des tentations autoritaires qui sont celles de tous les pouvoirs, de tous les régimes sans exception, mais qui se radicalisent aujourd’hui en Europe notamment. La rencontre inaugurale de "Chercheurs sans frontières" aura lieu ce vendredi 25 février à l’Assemblée Nationale.

Club Médiapart - Jérôme Valluy (21 février 2011).


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