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Le développement de l’individu managérial

Valérie Brunel, John Cultiaux | 2002

samedi 13 novembre 2010

LE DEVELOPPEMENT DE L’INDIVIDU MANAGERIAL
Valérie BRUNEL1, John CULTIAUX2

Résumé

Les techniques et pratiques de pouvoir en vigueur dans le système managérial présenté reposent à la fois sur l’appel aux valeurs partagées et sur la promesse de réalisation sociale de la personne. Ce faisant, elles permettent l’intériorisation du contrôle et l’exercice du pouvoir organisationnel par tous et sur tous. Ce sont avant tout des techniques de production de l’individu managérial.

Introduction

Les pratiques managériales actuelles, reposant sur le postulat que l’esprit humain reste l’intégrateur de complexité le plus efficace pour fournir la réponse la plus adaptée face à un environnement mouvant, sont conçues de manière à favoriser l’autonomie, la capacité d’initiative et la responsabilité des acteurs tout en les orientant dans le sens des intérêts de l’organisation. L’attitude et les comportements du salarié seront progressivement orientés dans un sens productif via des pratiques dites de « développement de la personne »3, qui s’apparentent au développement du « savoir-être ». On retrouve ces pratiques dans toutes les actions de gestion qui impliquent une opération de jugement de la personne : recrutement, management de proximité, évaluation, orientation et gestion de carrière, formations comportementales, etc. Cette contradiction apparente entre jugement et développement de la personne est au centre des techniques de pouvoir que nous allons décrire.

Nous présentons ici les modalités de fonctionnement d’un système psycho- organisationnel4 remarquable par la cohérence des processus mis en place pour favoriser l’adhésion du salarié et son investissement maximal. Cette étude s’inscrit dans la lignée des travaux ouverts notamment par Max Pagès5, Eugène Enriquez6, Vincent de Gaulejac et Nicole Aubert7 sur les processus d’adhésion mis en place dans les systèmes managériaux.

Le système que nous décrivons favorise une mobilisation psychique du salarié fondée à la fois sur l’appel aux valeurs partagées et sur la promesse de réalisation sociale faite à l’individu. Il s’appuie notamment sur des processus de développement d’un savoir-être normé chez le salarié. En nous appuyant simultanément sur une vingtaine d’entretiens cliniques avec des salariés de ce système, sur une analyse des textes émanant de ce système (formations, chartes, présentation de l’entreprise, etc.), ainsi que sur une expérience personnelle du métier de conseil, nous nous proposons de décrire les pratiques en vigueur dans ce système, puis de montrer en quoi elles permettent des modalités de contrôle extrêmement efficaces parce qu’intériorisées et/ou détachées de la contrainte hiérarchique. Enfin, nous aborderons les implications individuelles et sociales de ces pratiques de management.

I. Le système psycho-organisationnel

I.1. L’organisation du travail

L’organisation considérée est mondialement reconnue pour la qualité de ses prestations de conseil à ses clients. Elle repose sur un réseau mondial de bureaux au sein desquels les pratiques métiers sont très formalisées et très homogènes. La mobilité des salariés entre les bureaux est d’ailleurs favorisée. La production se fait par petites équipes qui interviennent auprès d’une entreprise cliente, pour une « mission » de 2 à 4 mois. Les consultants changent d’équipe, de collaborateurs et de manager à chaque mission. Aussi, la définition des rôles de chacun et des modalités de coordination sont très formalisées, de manière à favoriser l’efficacité collective dans un contexte de mobilité extrême.

I.2. Les valeurs du système

Le système de valeurs est omniprésent dans l’organisation, il est traduit au quotidien dans les pratiques managériales. Il repose tout d’abord sur une vocation d’entreprise, partagée et acceptée par tous, qui consiste à créer un monde économiquement meilleur, c’est-à-dire un monde dans quel il y a moins de gâchis. La vocation de l’entreprise consiste donc à rationaliser les entreprises clientes pour les rendre plus rentables. Elle repose sur le postulat économique libéral suivant : la maximisation de l’utilité économique des appareils productifs que sont les entreprises permet de maximiser l’utilité collective. Toute perte d’utilité dans l’entreprise est un gaspillage qui ne profite à personne. Cette vocation, fondée sur des lois économiques vues comme rationnelles et universelles, confère une légitimité externe au pouvoir et à la politique d’entreprise. En découlent des méthodes et outils de production (analyse et résolution de problèmes) légitimées et homogénéisées par la logique de rationalité instrumentale et fondées sur une volonté de maîtrise et de rationalisation du monde.

Cette vocation partagée surplombe un corpus de valeurs d’entreprises au rang desquelles figurent la notion de service au client (l’intérêt personnel ou organisationnel doit être mis entre parenthèse au profit de celui du client) et celui de « l’excellence » vis-à-vis de soi, de ses collègues et surtout de ses clients. On notera que cette excellence est présentée par l’entreprise – et, souvent, vécue par ses salariés – comme une excellence en soi, absolue, alors qu’elle n’est que l’excellence au regard des utilités sociales requises par le système. Ce double appel à l’excellence et au service maximal au client est l’une des modalités de légitimation et d’intériorisation du pouvoir organisationnel. Pour justifier les émoluments demandés aux clients, qui s’élèvent à trois ou quatre fois les prix du marché, et pour être à la hauteur de la réputation d’excellence de l’entreprise, chaque équipe doit faire plus et mieux que ce qui est attendu par le client. Aussi, la variable d’ajustement de la production devient la capacité de travail maximale que l’on peut demander à l’équipe. Les horaires de travail atteignent fréquemment 12 à 14h par jour, et les clôtures de mission se soldent généralement par des nuits de travail. Si les salaires ne dépendent directement ni du prix facturé au client, ni de sa satisfaction, la pression est implicite : ceux qui ne se conformeraient pas à cette norme de sur-travail risqueraient d’être rejetés rapidement par le système.

Une valeur fondatrice du système est celle du « développement de la personne » dans un processus de progrès soutenu et « harmonieux ». En fait de développement harmonieux de la personne, il s’agit de favoriser une progression professionnelle rapide de chacun sur un certain nombre d’axes précis et normalisés qui correspondent aux valeurs et aux qualités requises par le système : capacité d’action, capacité d’analyse et de résolution de problème, éthique (honneteté intellectuelle, sens du client), capacités à « gérer les interactions » avec l’équipe de travail et le client. L’ « excellence » du système reposant sur l’ « excellence » des individus qui le composent, les pratiques managériales visent faire progresser rapidement le salarié en le mettant systématiquement en « situation d’inconfort » sur des tâches, rôles et missions qu’il ne connaît pas. Cette norme de progression et d’apprentissage constants est reliée à un principe accepté de tous qui consiste à se séparer de ceux qui progressent moins que les autres (« up or out »). C’est là que se situe l’écologie du pouvoir organisationnel : la loi du « up or out » permet de réguler légitimement la quantité de consultants nécessaires au regard du marché et de la demande : il suffit d’ajuster le niveau de licenciement en faisant monter ou descendre la norme minimale de progression individuelle acceptable. En interne, ce principe est légitime, voire nécessaire au regard des valeurs d’excellence et de progression personnelle qui constituent la base de la culture partagée. C’est donc pour le bien de tous que l’on se sépare rapidement de ceux dont on pense qu’ils ne seront pas assez bons, y compris pour leur propre bien : mieux vaut trancher rapidement que les laisser se fatiguer dans un système où ils n’ont pas d’avenir.

Que le système de valeurs (et les pratiques qui en découlent) soit envisagé comme une religion ou comme une simple médiation entre les besoins de l’organisation et les aspirations individuelles, il semble considéré de tous comme la meilleure façon d’obtenir ce qui est attendu des individus à l’intérieur de l’organisation. Cette adhésion minimale au système de valeurs de l’entreprise est une condition nécessaire de maintien du système. Le pouvoir qui s’exerce sur les individus est légitimé par le fait que ceux-ci reconnaissent, acceptent et partagent le bien-fondé de la vocation et des valeurs prônées par l’entreprise. Ce pouvoir s’exerce par tous et sur tous à travers des processus diffus et omniprésents de renforcement des valeurs et des comportements adaptés. Dans ce modèle panoptique d’exercice du pouvoir8, l’autorité interpersonnelle ou hiérarchique devient superflue : il suffit que chacun se mette au service de chacun pour l’aider à être plus conforme aux normes (ou utilités sociales) du système.

Dans la typologie établie par Beauvois9, la légitimation du pouvoir par l’appel aux valeurs partagées correspond à une forme de pouvoir totalitaire. Ce terme nous semble cependant un peu fort pour décrire une organisation que les individus sont libres de rejoindre et dans laquelle ils gardent un certain degré de liberté de pensée. Nous verrons plus loin que la légitimité du pouvoir s’appuie également sur un idéal de développement personnel et professionnel, ce qui le rapproche davantage d’une forme de pouvoir libéral.

I.3. Les pratiques d’exercice du pouvoir managérial

I.3.A. Le recrutement

Les pratiques managériales qui permettent d’assurer un « développement » du salarié en conformité avec les qualités attendues de lui et dans le respect des valeurs de l’entreprise commencent au recrutement. Forte de sa réputation d’excellence et d’exigence, l’entreprise ne reçoit que les candidats issus des meilleures formations (en France, Polytechnique ou HEC principalement). Le mode de recrutement vise à intégrer des personnalités-type pouvant se conformer rapidement aux exigences du modèle organisationnel. Pour assurer l’homogénéité du jugement sur les candidats, le processus de recrutement est mené par des pairs qui sont formés par compagnonnage et munis d’une grille d’évaluation standard. Il nous semble que les personnalités-type jugées compatibles avec le système possèdent les caractéristiques suivantes : - avant tout, un esprit vif et analytique, orienté vers l’analyse logique et rationnelle des faits. Le consultant modèle doit être capable d’opérer rapidement une analyse des situations qui séquence celles-ci en problèmes à résoudre de manière rationnelle. - une personnalité tournée vers la réussite (scolaire puis sociale) et la rentabilisation (appelée ici « développement ») maximale de soi-même. Le parcours des candidats semble dirigé par un principe d’opportunité au regard de l’échelle des valeurs dominantes : tout se passe comme s’ils avaient choisi à chaque fois ce qu’ils pouvaient faire de mieux au regard de cette échelle de valeur. Cet aspect semble d’ailleurs lié à une estime de soi marquée par le besoin de reconnaissance et la fixation permanente d’objectifs de plus en plus ambitieux. Il s’agit d’un élément important dans le maintien du système : le contrat implicite qui va lier l’individu à l’organisation repose sur la promesse d’une progression substantielle en matière de reconnaissance sociale (propulsion rapide dans les classes dominantes) en échange d’un investissement massif de la personne. Pour que ce contrat soit durable en dépit des sacrifices demandés aux salariés, il est nécessaire que la volonté de réussite et d’expansion de soi en termes de pouvoir et de capital symbolique et financier prévale sur la volonté d’équilibre ou de bien-être. - une capacité à fournir des efforts intensifs par goût du « challenge » - une éthique du travail marquée par le goût du travail bien fait, le dévouement au client et à l’entreprise, la capacité à travailler en équipe et à faire passer l’intérêt général avant le sien. Les francs-tireurs et ceux dont l’ambition est trop manifestement personnelle sont significativement éliminés du processus de recrutement.

Au niveau groupal, ce processus de recrutement représente un acte mythique fondateur qui intègre le candidat (par cooptation de ses pairs et sur des critères précis en matière de formation, de capacité intellectuelles et personnelles) au sein d’un groupe fondé sur l’endogamie et l’élitisme. Sur le plan symbolique, le groupe est porteur d’un pouvoir identificatoire très puissant. La légitimation du pouvoir organisationnel s’appuie ici sur une logique libérale d’accomplissement individuel selon les normes du système dominant. C’est un certain modèle de l’homme accompli intellectuellement et humainement qui tient lieu d’idéal à atteindre, et qui soutient le système d’aspiration sur lequel est fondé le pouvoir organisationnel. Ces critères d’accomplissement de soi au sein de l’entreprise vont déterminer les critères d’utilité sociale qui vont être présentés comme des qualités intrinsèques de la personne10. Une fois entré dans l’organisation, le candidat va être soumis à un faisceau de processus managériaux permettant le renforcement des valeurs et la conformisation au modèle par renforcement des utilités sociales, ce par un double processus d’incitations à l’action et d’évaluations permanentes.

I.3.B. Le feed-back

Tout d’abord, au sein de l’équipe de travail, chacun est incité à donner à ses collègues à chaque fois que de besoin un « feed-back » (en fait, une critique constructive) sur la manière dont il perçoit son travail et sur les moyens grâce auxquels ils pourraient s’améliorer. Pour éviter les réactions défensives de celui qui reçoit le feed-back, chacun est formé à administrer celui-ci d’une manière codifiée qui le débarrasse de tout ce qui ressemblerait à une interprétation des faits, à un processus d’attribution ou à un jugement, pour centrer le propos sur la perception que l’on a des actes de l’autre, censément « neutre et objective ». La forme codifiée du feed-back est la suivante « Voici ce que j’ai perçu/ressenti quand tu as fait cela. Voici l’effet que cela a produit sur moi. Voici ce que je te propose de faire pour t’améliorer ». Dans la culture organisationnelle le feed-back est considéré comme un don : il est pour celui qui le reçoit l’occasion de progresser dans un système où le but est la progression maximale, tandis que celui qui le donne agit de manière « gratuite et désintéressée ». Cette forme de « critique-don » est encouragée dans toute l’organisation, par tous et sur tous. Elle possède un double rôle : d’une part la régulation interindividuelle, le désamorçage immédiat des conflits et leur transformation en interaction constructive, d’autre part l’intériorisation des normes par surveillance de tous sur tous.

I.3.C. Les évaluations

Le premier type d’évaluation a lieu en fin de mission, lorsque le manager de cette mission évalue la contribution du consultant à sa réussite, ainsi que sa capacité à progresser par l’intégration des feed-back qui lui auront été donnés. On voit que, bien que censément gratuits et désintéressés, les feed-back sont reliés à un système évaluatif puissant puisqu’il peut aboutir au rejet de la personne hors du système. C’est tout le système de pouvoir qui repose sur cette dialectique entre coaching et jugement, entraide et rivalité, progression personnelle dans la confiance et risque de rejet.

Cette évaluation a toutes les apparences de l’objectivité. Elle se fonde d’abord sur des faits, des actions factuelles réalisées par l’individu, ensuite sur une grille précise des qualités attendues. Ceci permet de limiter en apparence la subjectivité de l’évaluateur et d’aboutir rapidement à un consensus entre évaluateur et évalué. L’individu ne peut qu’entériner le portrait en apparence objectif qu’on fait de lui. Mais ce qui est mesuré, c’est l’utilité sociale de l’individu au regard des valeurs collectives. Elle permet donc de présenter comme des qualités dans l’absolu ce qui ne sont que des utilités dans un système donné (naturalisation des utilités sociales).

Le second type d’évaluation est bi-annuel et reprend les évaluations de fin de mission pour mesurer les progrès réalisés par la personne au cours du semestre. La encore, cette évaluation est vécue comme relativement objective et incontestable puisqu’elle se fonde sur un faisceau de témoignages. Elle est réalisée par un coach non hiérarchique, qui assume le triple rôle d’évaluation neutre des contributions de la personne à des projets où lui-même n’est pas impliqué, d’accompagnement de la personne dans son développement professionnel, de coaching et orientation de carrière. Cette seconde évaluation est transmise à un collège d’évaluateurs composé d’associés auprès duquel le coach du consultant sera son avocat – ou son juge. Le jugement évaluatif ne sera pas attribué à la personne avec laquelle on procède à l’évaluation mais à ce collège, lui- même garant des valeurs du système. Ceci contribue à la dépersonnalisation du pouvoir et à son hypostase dans le fonctionnement et les valeurs du système. L’existence de lieux d’évaluation des managers par les managés renforce encore le sentiment d’égalité, de neutralité, de dépersonnalisation du pouvoir au profit de valeurs partagées.

De ce fait, la relation entre évaluateur et évalué peut être débarrassée de toute autorité interpersonnelle et de tout pouvoir coercitif au profit d’une sorte de coaching centré sur le développement de la personne. L’aspect « contrôle de rendement » de l’acte évaluatif est minimisé par rapport à l’aspect de coaching, marqué par un dialogue ouvert au cours duquel le salarié pourra faire état de ses aspirations, de ses faiblesses, et se voir conseillé. Ce principe quasi-confessionnal s’apparente à un pouvoir pastoral11 de direction de conscience, qui permet une implication affective plus grande du salarié et renforce sa soumission aux objectifs de l’organisation et sa conformisation au modèle attendu. La production par le sujet de sa vérité aux regard des utilités de l’organisation naturalisées en valeurs absolues est l’une des conditions majeures de son obéissance.

Chaque évaluation représente donc une médiation entre l’individu et le système de valeurs de l’organisation. Elle permet la conciliation des objectifs de l’individu (se développer, progresser) et de ceux de l’organisation et marque la fin du conflit entre individu et organisation.

I.3.D. Les formations comportementales : typologies de personnalité et techniques d’influence

A leur arrivée dans l’organisation, les consultants suivent une formation destinée appréhender quels vont être les modes de réflexion, de relations aux autres et de travail qui vont leur convenir le mieux. La formation se fonde sur le classement de chaque participant dans une typologie de personnalité à 16 cases, en fonction des 4 axes suivants : l’orientation de la libido (introverti ou extraverti), l’origine des jugements (sur des analyses logiques ou sur des valeurs), les préférences en matière d’organisation du travail (spontanéité ou planification), les préférences en matière de production intellectuelle (échange ou réflexion solitaire).

Cette typologie, qui est assortie d’une formation aux techniques d’influence les plus efficaces en fonction des personnalités et des situations, a pour but de maximiser l’utilité de chacun et de tous au travail : dans quel mode de travail suis-je le plus productif ? quelle est la meilleure manière de me manager ? Il s’agit de donner des clés d’appréhension du réel qui permettent d’en réduire la complexité et de fournir des outils simples de maîtrise de soi, des autres et des situations.

Le corrélaire de cet effort de classification est de « ranger les personnes dans des cases ». En identifiant les personnes qui nous entourent au travers de la typologie, on leur attribue de facto un ensemble de traits corrélés qui ne lui appartiennent pas forcément, ce qui peut jouer le rôle d’une prophétie auto-réalisatrice. D’une part, ce jugement fondé sur une théorie implicite de la personnalité influence ce que l’on perçoit des comportements effectifs de la personne. D’autre part, il peut aussi influencer la manière dont la personne se vit et ce qu’elle donne à voir d’elle.

Dans la mesure où ces pratiques de classification comportementale s’inscrivent dans un système de feed-back et d’évaluations permanents, où chaque évaluation repart de ce qui a été dit et écrit précédemment, on comprend à quel point la personne est prise dans un faisceau de jugements normatifs qui peuvent se nourrir et s’influencer réciproquement. Celui-ci est plutôt bien accepté par les personnes dans la mesure où il est censé être fondé sur des faits, ce qui rend l’argumentation possible, et où le regard porté sur l’individu est perçu comme « globalement bienveillant » car tourné vers le développement de la personne plus que vers la sanction. Le fait que ce développement s’apparente en fait à l’intégration du modèle organisationnel et à une exigence de performance de plus en plus élevée, sous peine de se voir éjecté du système, n’est pas une remise en cause car il correspond à un idéal de développement de l’homme managérial et est en conformité avec la légitimité du pouvoir libéral.

II. Production de l’individu managérial

II.1. L’intériorisation du contrôle

L’individu est profondément lié à l’organisation par le sentiment qu’il a d’oeuvrer pour son développement personnel à travers son investissement professionnel. Le modèle d’homme managérial regroupe toutes les qualités dont l’organisation a besoin : l’autonomie, la flexibilité, l’investissement dans le travail, l’attention aux autres et l’écoute, la capacité de leadership, etc. Pour l’individu, il représente un idéal dans le système de valeurs proposé par la société libérale. Il permet donc la mise en cohérence des objectifs organisationnels et individuels.

La légitimation du pouvoir par l’accomplissement individuel repose nécessairement sur la double conviction que chacun est libre et est la cause de ce qui lui arrive (norme d’internalité, Beauvois, 1994). Paradoxalement, cette double conviction implicite est nécessaire à la non remise en cause du système organisationnel.

D’une part, une fois que l’individu a eu le sentiment de choisir librement de rejoindre cette organisation (peu importe la pression sociale qui l’y a poussé), il se sent engagé par son choix et accepte non seulement d’être corvéable à merci, mais aussi de faire les actes les plus contraires à son éthique personnelle - la rationalisation des entreprises ne va pas sans heurs (théorie de l’engagement, Beauvois & Joule, 1981). Il juge devoir être cohérent avec son choix de rejoindre cette organisation, c’est-à-dire partager ses valeurs et accepter ses pratiques. Il modifiera même son propre système de valeur pour être en cohérence avec les actions que l’organisation le pousse à accomplir (réduction de la dissonance cognitive, Beauvois & Joule, 1981).

D’autre part, l’individu porte seul la responsabilité de ce qui lui arrive, et notamment de son devenir professionnel. Tout se passe comme s’il jugeait avoir accepté et donc devoir se conformer aux règles de l’organisation, notamment celle qui consiste à devoir soit progresser autant ou plus que la moyenne, soit partir. S’il devait être contraint à partir, ce serait la preuve de son incapacité à être à la hauteur.

L’ensemble de ces pratiques permet de situer le contrôle à l’intérieur de la personne : l’individu fait siens les objectifs et les valeurs organisationnels, se conforme à un modèle de pensée et de comportement, adopte une vision du monde normée et fondée sur la rationalité instrumentale, y compris au niveau de la représentation de soi schématisée dans un objectif de mesure de l’utilité sociale.

Enfin, nous avons vu que le désir de reconnaissance sociale était un élément structurant pour rejoindre ce système. C’est aussi un élément structurant dans le maintien des techniques de pouvoir que nous venons de décrire. Les individus ont le sentiment d’avoir été accepté dans le cercle restreint de ceux qui incarnent l’excellence et l’idéal de réussite libéral. Leur formidable dépendance à reconnaissance sociale (financière, symbolique, etc.) dont ils bénéficient par leur appartenance à ce système limite leur capacité à remettre en cause le fonctionnement de celui-ci.

II.2. L’instrumentalisation du développement de soi

Le pouvoir organisationnel est ici intimement lié à des techniques de production de l’individu. Les techniques de pouvoir, qui constituent un ensemble si cohérent, sont aussi des techniques de soi : elles vont jouer sur la manière dont l’individu se connaît, s’envisage, agit et interagit. Il ne s’agit pas ici simplement, comme pour toute activité de travail, d’une codification des modalités de socialisation, mais d’une accession à un savoir sur soi que l’on pourra qualifier d’instrumental (car schématisé au profit d’un objectif de maîtrise et d’efficacité).

En effet, l’accession au savoir sur soi s’opère par une description normalisée reposant sur des outils rationnels (typologies de personnalité, grilles d’évaluations) qui naturalisent les utilités sociales proposées par l’entreprise. Autrement dit, l’image qui est donnée de chacun, c’est son positionnement par rapport à une grille de qualités attendues par l’organisation, lesquelles finissent par être vues comme des qualités absolues, « naturelles ». Le regard sur soi s’origine dans une visée instrumentale de conformisation à un modèle organisationnel. C’est non seulement le rapport à soi, mais aussi le rapport aux autres et au réel qui est marqué par une conformisation et une volonté de maîtrise : il s’agit de gérer les interactions pour étendre sa sphère d’influence. Nous avons vu que l’activité évaluative, clé de voûte de l’exercice du pouvoir organisationnel, reposait sur une apparence d’objectivité (principes de la grille d’évaluation, du jugement sur des faits, du consensus) qui permettait d’accepter une vérité (organisationnelle) sur soi vue comme neutre et incontestable.

Par ailleurs, à travers le feed-back, l’incitation à l’action « utile » relève d’un regard panoptique de tous sur tous qui facilite la conformisation de chacun au modèle d’homme libéral éclairé auquel chacun aspire.

Enfin, l’activité de "coaching" ou de "mentoring", autorisant chacun à faire l’aveu de ses aspirations ou de ses fragilités à un représentant de l’autorité organisationnelle, agit comme un pouvoir pastoral [12], de direction de conscience. Ce type de pouvoir est renforcé par l’intrication des activités de coaching et d’évaluation.

A mesure que l’individu intériorise les règles sociales et comportementales exigées par le système, que la maîtrise interne prend le pas sur le contrôle externe, la contrainte semble s’alléger. Plus l’individu est conforme, plus il se sent libre.

Conclusion

De plus en plus d’organisations s’attachent à développer ce modèle comportemental de l’homme managérial ; responsable, autonome, doté d’une forte estime de soi et d’habiletés relationnelles, capable de gérer efficacement l’interaction avec autrui, impliqué mais dans la juste distance, etc. Or, ce modèle est fortement lié aux positions dominantes dans la société. Le mode de relation à soi et à l’autre qu’il implique est la marque du pouvoir : on l’attend de celui qui le possède, et il est le signe qu’on le possède. On peut se demander dans quelle mesure ces pratiques managériales fondées sur le savoir-être ne participent pas d’un mouvement de dichotomisation de la société : il y aurait ceux qui auraient le potentiel (issu du capital culturel et symbolique) pour adopter le modèle comportemental de l’homme managérial, et les autres, voués à des positions subalternes, voire à l’exclusion.


Bibliographie

- Livres :

Aubert, N., et de Gaulejac, V. (1991). Le coût de l’excellence. Seuil.

Beauvois J.L., & Joule R. (1981). Soumission et idéologies : psychosociologie de la rationalisation, PUF.

Beauvois J.L. (1994). Traité de la servitude libérale, Dunod.

Enriquez, E. (1992). L’organisation en analyse, PUF.

Foucault, M. (1975). Surveiller et Punir. Gallimard.

Foucault, M. (2001). L’Hermeneutique du sujet : Cours au Collège de France (1981-1982) ; Hautes études Gallimard - Seuil.

Pages, M., Bonetti, M., de Gaulejac, V., Descendre, D. (1979) L’emprise de
l’organisation, PUF. Réed. Desclée de Brouwer, 1998.

- Chapitres de livres :

Aubert, N. (1994) Du système disciplinaire au système managinaire, l’émergence du management psychique. In Bouilloud, J.P. & B.P. Lécuyer (eds.), L’invention de la gestion, Editions L’Harmattan, p. 119-134.

Eraly, A. (1994) L’usage de la psychologie dans le management : l’inflation de la réflexivité professionnelle. In Bouilloud, J.P. & B.P. Lécuyer (eds.), L’invention de la gestion, Editions L’Harmattan, p. 119-134.

Gaulejac V. de (2002). Critique des fondements de l’idéologie gestionnaire, in Pratiques de consultation, coll. Changement Social, L’Harmattan.

Palmade, J. (1987) Le management postmoderne ou la technocratisation des sciences de l’homme, in Management et organisation en question(s), L’Harmattan.

- Articles :

Palmade, J. (1990). Postmodernité et fragilité identitaire, Malaise dans l’identification,
Connexions n°55, p.7-28.

- Communications :

Eraly, A. (1994) L’idéologie dans le discours managérial, communication présentée au
séminaire Condor, Paris, ESCP.


Notes
 1 Chercheure au Laboratoire de Changement Social, Université Denis-Diderot (Paris VII), 105, rue de Tolbiac, 75013 Paris. Conseil en management dans le cabinet Sustainable, 11, rue de Rome, 75008 Paris. valerie.brunel@noos.fr
 2 Assistant d’enseignement et de recherche en Analyse des organisations (Université Catholique de Louvain, Belgique/Institut d’administration et de gestion) – 1, place des Doyens – 1348 Louvain-la-Neuve, cultiaux@rehu.ucl.ac.be
 3 Les expressions entre guillemets font partie du vocabulaire courant dans le système organisationnel que nous présentons.
 4 Ensemble des bouclages entre processus psychiques et processus organisationnels.
 5 L’emprise de l’organisation, 1979, Réed. Desclée de Brouwer, 1998.
 6 L’organisation en analyse, 1992, PUF
 7 Le coût de l’excellence, 1991, Seuil. Développement de l’individu managérial
 8 Foucault, M., 1975
 9 Traité de la servitude libérale, 1994
 10 Il s’agit ici du processus de naturalisation des utilités sociales décrit par Beauvois et Joule in « Soumission et idéologies » (1981)
 11 Pouvoir du chef et du guide d’une communauté, de celui qui a la charge de guider la spiritualité d’un ensemble de personnes.
 12 Pouvoir spirituel de direction de conscience auprès d’une communauté, par référence aux pasteurs spirituels.

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Mis sur la piste de ce texte par Desbabas qui est intervenu le 8 novembre 2010 dans les commentaires...


Voir en ligne : Le développement de l’individu managérial

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