Vu de France, leur succès est une énigme. Leur logo ressemble à s’y méprendre à une croix gammée. Ils traquent, tabassent ou défigurent jeunes, vieux et femmes sous prétexte qu’ils sont immigrés, musulmans ou « rouges ». Africains, Albanais, Afghans ou Pakistanais ? « Des espèces de sous-hommes qui ont envahi notre patrie en nous ramenant toutes sortes de maladies », explique l’une de leur députée, Eleni Zaroulia, au Parlement grec. Leurs élus exhibent des armes à feu, intimident d’autres députés ou font le salut nazi en plein hémicycle. Mi-mai, l’un de leur député pénètre au sein du Parlement avec un revolver. Il aurait déclaré au policier en faction : « Je préfère avoir quelqu’un en premier, avant qu’ils me choppent. » Des lettres de menaces de mort, arborant leur logo, sont adressées à des journalistes ou à l’Association des musulmans de Grèce. Des images montrent leurs militants aux côtés de la police anti-émeute, participant à la répression des manifestations de gauche anti-austérité…
Aux élections législatives de 2009, Aube dorée [1] recueillait 0,29% des voix. Trois ans plus tard, le parti d’extrême droite envoie 18 députés au Parlement, avec 7% des suffrages. Aujourd’hui, les sondages le créditent d’environ 13% des intentions de votes, ce qui en ferait la 3ème force politique du pays, derrière Nouvelle démocratie (droite) et Syriza, la « coalition de la gauche radicale ». Pour obtenir ce résultat, nul besoin de « relooker » son image, comme l’a fait le Front national en France. « Nous ne sommes pas en train de parler d’un parti de droite extrême classique », résume Dimitris Psarras, journaliste grec dont « Le livre noir d’Aube dorée » est en cours de traduction aux éditions Syllepse. Loin de s’être assagie, au moins en apparence, « l’organisation, après son succès électoral, est devenue plus provocatrice et plus agressive ». « Pour eux, pas de distinction, toute la gauche doit aller dans des chambres à gaz », commente Moisis Litsis, l’un des fondateurs du Comité grec contre la dette et responsable syndical, lui-même est pointé du doigt par la presse d’extrême droite comme « trésorier [de son syndicat] et juif ».
La crise n’explique pas tout
Comment en est-on arrivé là ? Comment un parti clairement néo-nazi, qui multiplie les agressions de rue et les discours racistes assumés, est-il désormais en mesure de négocier une place au sein de la coalition gouvernementale d’un pays membre de l’Union européenne ? Pour les prochaines élections législatives, prévues en 2016, « nous ne pouvons pas exclure une alliance entre Nouvelle démocratie et Aube dorée, même si ce n’est pas le scénario le plus probable », estime Dimitris Psarras. Ailleurs en Europe, seul le parti hongrois Jobbik, ouvertement raciste, antisémite et négationniste, connaît un tel succès électoral (16,7% des voix aux élections législatives de 2010). D’autres formations similaires ont obtenu quelques résultats notables, en particulier en Allemagne ou au Royaume-Uni, mais toujours localement [2].
Il y a la crise, bien sûr, mais elle n’explique pas tout. « Nous n’enregistrons pas, pour l’instant, de poussée de l’extrême droite au Portugal ou en Espagne », rappelle le journaliste. En Grèce, les mesures d’austérité imposées par la Troïka – Commission européenne, Banque centrale européenne (BCE) et FMI – se sont conjuguées à l’effondrement du système politique. Le panorama électoral a été totalement chamboulé : en trois ans, les deux grands partis qui ont gouverné la Grèce depuis la fin de la dictature en 1974, les sociaux-démocrates du Pasok et la droite classique de Nouvelle démocratie, ont perdu plus de la moitié de leurs électeurs, chutant de 77% à 32% en nombre de voix cumulées. Ce qui ne les empêche pas de continuer de gouverner ensemble.
Banquiers, extrême droite et Troïka
Surtout, la démocratie grecque semble avoir été mise entre parenthèse par la Troïka qui impose au pays ses mémorandums. « Il n’y a pas une seule mesure des lois préfabriquée par la Troïka qui ne soit pas passée. Alors les gens se demandent à quoi sert le Parlement ? A quoi sert d’avoir des élus ? », pointe Panagiotis Grigoriou, historien et ethnologue, auteur du blog Greek Crisis [3]. « La démocratie grecque était loin d’être parfaite, mais quand on l’annule, lorsque l’on bafoue constamment la Constitution, la porte est ouverte à un changement de régime… Dans ce contexte, l’arrivée d’Aube dorée n’est pas un hasard. » La précédente coalition au pouvoir, dirigée par Lucas Papademos, ancien vice-président de la BCE, s’était ouverte à un parti de droite extrême, l’« Alerte populaire orthodoxe » (LAOS). Une première depuis la dictature militaire. Autre signe de l’agonie de la démocratie : l’actuel gouvernement a envoyé la police prendre d’assaut les émetteurs de la radiotélévision publique, une fermeture arbitraire qu’a d’ailleurs soutenue Aube dorée. Comment combattre la montée du parti d’extrême droite, si le gouvernement adoubé par les dirigeants européens se comporte lui-même comme une junte de putschistes ?
Qui sont les électeurs de l’Aube dorée ? « La répartition des votes est à peu près égale dans toute la Grèce, y compris dans les petites villes et les villages où il n’y a pas de présence de migrants », explique Dimitris Psarras. Le parti a obtenu son premier succès électoral dans le centre d’Athènes, en faisant élire son chef Nikólaos Michaloliákos comme conseiller municipal. Une cartographie électorale de l’extrême droite différente de la France, où le vote FN s’est affaibli dans les agglomérations, y compris les banlieues populaires, pour se développer dans les zones « semi-urbaines » plus éloignées des grands centres.
Des néo-nazis ? « Cela n’a plus d’importance »
« Ceux qui ont encore un espoir votent pour Syriza (la nouvelle coalition de gauche, passée en 3 ans de 4,5% à 17% et créditée de 25% à 30% dans les sondages, ndlr). Ceux qui sont désespérés votent pour Aube Dorée », avance le spécialiste de l’extrême droite. L’électeur type du parti néo-nazi est « un homme plutôt jeune avec un niveau d’éducation plutôt bas ». Ses candidats remportent un certain succès chez les travailleurs non qualifiés, les chômeurs de longue durée – le taux de chômage est officiellement de 27% – et les petits patrons. Le parti à la croix gammée stylisée plaît aussi chez les policiers : 40% des agents des « forces spéciales » employées pour le maintien de l’ordre auraient voté Aube dorée aux dernières législatives. Un implantation beaucoup plus inquiétante que dans l’armée où l’organisation plafonne, pour l’instant, aux alentours de 10%. Rappelons que c’est la police qui est chargée de d’enquêter sur les crimes racistes et les agressions anti-immigrés. « Il y a aussi des gens qui ont bénéficié des réseaux clientélistes du Pasok (qui a gouverné la Grèce pendant quasiment deux décennies, ndlr), qui n’en profitent plus, se sentent trahis et veulent aujourd’hui prendre leur revanche sur les politiciens », complète Panagiotis Grigoriou.
La mémoire encore vive des années de dictatures (1967-1974) cantonnait jusqu’à présent l’extrême droite à des scores électoraux anecdotiques. La crise, l’effondrement soudain du système politique et clientéliste, les diktats comptables de la Troïka sans véritables réformes, le réveil du nationalisme depuis l’indépendance de la Macédoine (appellation revendiquée par la Grèce [4]), la résurgence de l’islamophobie avec l’arrivée de migrants du Moyen-Orient, ont balayé les réticences. « Les gens qui votent Aube dorée savent que c’est une organisation néo-nazie. Mais la situation politique et sociale est si terrible que cela n’a plus d’importance », soupire Dimitris Pasarras.
La dictature des colonels pour origine
Aube dorée, un parti « anti-système » ? « Aube dorée n’a jamais été en dehors de la société. Ils ont entretenu des liens avec quelques riches armateurs grecs et avec les anciens responsables de la dictature », répond le journaliste. Le leader d’Aube dorée, Nikólaos Michaloliákos (56 ans), est un pur produit de la dictature d’extrême droite. Il fait ses premiers pas en politique au début des années 70, au sein d’un mouvement ultranationaliste, le seul à être autorisé par le régime militaire [5]. A la fin de la dictature, Michaloliákos séjourne en prison, pour détention d’armes et d’explosifs, en lien avec l’organisation néofasciste italienne Ordre nouveau (Ordine Nuovo), dont des militants sont soupçonnés de plusieurs attentats et assassinats en Italie dans les année 70. Après un court passage au parti nationaliste créé par les anciens de la junte (dont l’avocat est d’ailleurs le frère de Nikólaos, Panagiotis Michaloliákos), il se concentre sur Aube dorée, qu’il a fondée en 1980.
Outre l’antisémitisme, le racisme et les références au nazisme, les influences des année 30 sont très présentes dans son programme. Il revendique une « Grande Grèce », s’étendant de l’Albanie à Chypre, en passant par des territoires bulgares ou turques. Si l’Allemagne impose une austérité drastique à l’Europe méditerranéenne, c’est la faute « des juifs qui ont persuadé Angela Merkel de mener cette politique », décrit Dimitris Psarras. Les théoriciens du parti rêvent d’un nouvel axe privilégié entre la Grèce et la Russie, le nouveau régime autoritaire à la mode chez l’extrême droite européenne, y compris pour Marine Le Pen [6].
La chasse aux « sous hommes »
Autre ressemblance avec les années 30 : les sympathisants du parti organise de très médiatiques distributions de produits alimentaires destinés aux seuls Grecs, sur présentation d’une pièce d’identité. Début mai, une telle initiative devant le Parlement a été interdite par le maire d’Athènes, la qualifiant de « soupe populaire de la haine ». « La machine du parti déploie ses forces comme une toile d’araignée partout dans le pays. L’heure est à l’activisme politique et social dans une société qui se paupérise de façon dramatique », écrit Filippa Chatzistavrou, avocate et enseignante à l’Université d’Athènes. « Les points de ressemblance avec les méthodes du parti nazi NSDAP (le parti national-socialiste des travailleurs allemands) à Weimar sont frappants. »
Y compris dans l’extrême brutalité vis-à-vis des non-Grecs, ces « sous-hommes » décrits par la députée Eleni Zaroulia. Le 6 mai, à Athènes, non loin du siège d’Aube dorée, un enfant de 14 ans se fait taillader le visage à coups de tessons de bouteilles par trois hommes habillés en noir et portant des t-shirts arborant le logo du parti. Son crime : être Afghan. « Le jeune Afghan, victime de cette agression terrifiante, s’est présenté au Bureau de traitements de violences racistes de la police grecque pour déposer plainte et il y a failli être arrêté et expulsé vers son pays par la police sous prétexte qu’il n’avait pas de papiers ; son expulsion n’a pu été évitée qu’in extremis grâce à l’intervention du Haut Commissariat aux réfugiés de l’Onu », raconte Le Journal des rédacteurs, un quotidien créé pendant la crise, et l’un des rares à survivre.
« Déloger Aube dorée va être compliqué »
La menace Aube dorée peut-elle être jugulée ? Pas par le gouvernement actuel qui se contente de mettre sur le même pied l’organisation néo-nazie et la gauche radicale de Syriza. Et reprend à son compte certaines propositions des sulfureux députés, comme le recensement des enfants d’immigrés inscrits en crèche, sous prétexte qu’il n’y aurait pas assez de places pour les Grecs, ou la multiplication des rafles contre les sans-papiers. Sur le terrain, des actions de solidarité dans les quartiers et de résistances face aux « patrouilles » d’Aube dorée se multiplient, à l’initiative notamment des mouvements anarchistes et antifascistes.
Sur l’échiquier électoral, la gauche demeure très divisée et éparpillée. Le très orthodoxe Parti communiste grec (KKE, 8,5% des voix en 2012) fait cavalier seul. Le centre-gauche (Dimar, 6%) a choisi de participer à la coalition gouvernementale, rendant difficile une future alliance avec Syriza (17%), elle-même de plus en plus critiquée par les formations d’extrême gauche pour son « institutionnalisation ». Si tant est que la gauche accède au pouvoir, encore faut-il qu’elle se donne les marges de manœuvres nécessaires pour sortir la Grèce de la spirale infernale. « Comparé à d’autres périodes difficiles, cette fois, on ne voit pas d’avenir, même lointain. C’est cela qui est grave. Dans cette situation, Aube dorée peut soit stagner, soit progresser, mais la déloger va être compliqué », estime Panagiotis Grigoriou. La nuit brune de l’Aube dorée recouvrira-t-elle la Grèce ?
Ivan du Roy
Photos : de une (source) / du leader d’Aube dorée Nikólaos Michaloliákos (source)