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Que se passe-t-il au Brésil ?

Erika Campelo - Alain Bertho & Fabien Magnenou | autresbresils.net - francetvinfo.fr | mardis 18 & 25 juin 2013

mardi 25 juin 2013

 Qu’est-ce qui se passe au Brésil ?
Erika Campelo | autresbresils.net | mardi 25 juin 2013
 Manifestations au Brésil : "Il s’agit d’un mouvement exceptionnel"
Alain Bertho - Fabien Magnenou | francetvinfo.fr | mardi 18 juin 2013



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Qu’est-ce qui se passe au Brésil ?
Erika Campelo | autresbresils.net | mardi 25 juin 2013

« Le géant s’est réveillé », crient nombre de manifestants dans les rues brésiliennes. Mais que symbolise ce réveil ? Il faudra encore un peu de temps et de recul pour analyser les deux folles semaines qui viennent de s’écouler. Des dizaines de milliers des personnes sont sorties dans les rues pour protester contre la hausse des tarifs des transports. Cette revendication a marqué le début d’une contestation qui n’a cessé de prendre de l’ampleur.


Les manifestants sont en partie issus des « nouvelles » classes moyennes. Celles-ci sont en fait principalement constituées des anciennes classes populaires et pauvres qui, grâce à l’augmentation de leur niveau de vie depuis la présidence Lula, ont désormais accès aux crédits et à la consommation de masse. Résidant souvent loin des centre-villes, voire dans des quartiers sans infrastructures, ces populations sont directement touchées par l’augmentation du prix des transports et par le manque de véritable politique de mobilité urbaine. Malgré l’augmentation du pouvoir d’achat depuis 2003, les Brésiliens sont confrontés à une augmentation du coût de la vie (entre 5% et 8% d’inflation par an). Reste à savoir quel rôle joueront ces "nouvelles" classes moyennes dans la transformation de la société brésilienne, quelles seront les formes de leur politisation et quels intérêts – individuels ou collectifs – elles défendront.

Brutale répression

Fatigués de la vie chère, la population se mobilise aussi pour protester contre les milliards de reais (monnaie brésilienne) d’argent public dépensés pour l’organisation de la Coupe du Monde de Football en 2014. C’est dans ce contexte qu’un mouvement de masse exprime un mécontentement général envers les pouvoirs publics (municipalités, Etat et Etat fédéral) et contre la corruption.

Les protestations brésiliennes sont marquées par plusieurs aspects. D’abord la violence employée par les forces d’ordre pour réprimer les manifestations. Dans les différentes villes du pays, les images de manifestants blessés se sont multipliés. Le nombre d’interpellation et d’incarcération a été très élevés. En cause : la police et son organisation héritée de la dictature militaire. Chacun des 27 Etats fédérés gèrent sa « police militaire », qui s’occupe notamment du maintien de l’ordre. Les pouvoirs politiques, en particulier les gouverneurs des Etats et les maires des mégapoles, ont toujours des difficultés à dialoguer avec les mouvements populaires. Surtout quand ils occupent les rues pour contester une décision politique.


Forte implication de la jeunesse

Autre caractéristique : l’importante participation des jeunes. A São Paulo, ceux-ci constitueraient les deux tiers des manifestants, selon les estimations locales. Une jeunesse qui, de fait, n’a pas participé aux dernières grandes manifestations que le pays a connu au début des années 90. A l’époque, leurs aînés, la jeunesse « cara pintada », a contribué à faire tomber le président de la République Fernando Collor impliqué dans plusieurs scandales de corruption.

Cette jeunesse des années 90 était-elle plus politisées que celle qui est aujourd’hui dans les rues ? Nul ne peut l’affirmer. Cependant, les deux époques sont marquées par des politiques néolibérales qui créent, comme ailleurs dans le monde, une polarisation entre les intérêts publics et privés. En 1992, le pays subissait les premières vagues de privatisations. Au nom des « plans d’ajustement structurel » et de la réduction des dettes, le néolibéralisme frappait l’Amérique latine de plein fouet. Vingt-un ans après, ce néolibéralisme est toujours présent sous une forme moins brutale mais toujours perverse. Le Brésil est devenue une puissance régional et aspire à devenir une puissance mondiale. Mais les inégalités, même moins visibles, restent toujours très présentes.


Tentative de récupération

Depuis quelques jours, le manifestations ont pris une autre tournure. Les citoyens brésiliens sont unanimes : la corruption gangrène le pays. Mais ce à quoi nous assistons désormais, dans les rues brésiliennes, c’est la lutte entre deux visions de monde, et deux modèles de société. D’un côté : les forces de la droite la plus conservatrice essayent de récupérer et de détourner les manifestations en tentant de les présenter comme un soulèvement populaire contre le gouvernement fédéral. Leur objectif : affaiblir le gouvernement de la présidente Dilma Roussef, pour probablement l’obliger, elle et son parti (le PT) à multiplier les concessions, déjà nombreuses. Ces forces conservatrices peuvent compter avec le soutien de la presse traditionnelle.

De l’autre : les organisations sociales (partis politiques de gauche, mouvements et syndicats), qui tentent, elles, de mettre la pression sur le gouvernement pour accélérer les politiques sociales. Elles ont été dépassées par l’ampleur des manifestations. En plus d’être la cible privilégiée des brutalités des forces de l’ordre, elles se sont également heurtés à des groupes violents, plutôt bien organisés, appartenant à des partis de la droite conservatrice ou évangéliste. Depuis le 20 juin, ces organisations sociales ont décidé de se retrouver et de débattre au sein de forums. Et sont donc moins présentes dans les manifestations de rue.

Réformes agraire, médiatique, démocratique

Le mouvement a déjà remporté plusieurs victoires, comme l’annulation de l’augmentation des tarifs de transports et des engagements du gouvernement fédéral d’investir d’avantage dans l’éducation et la santé. Mais pour la suite, les enjeux sont de taille. Le pays a besoin d’une reforme de sa représentation politique, d’une réforme agraire (moins de 1% des grands propriétaires possèdent à eux seuls 32% des terres, les trois quarts des petits paysans disposent de 12 % de terres), d’une politique de mobilité urbaine, d’une démocratisation des médias, eux-aussi hyper-concentrés...

Pour avancer, les organisations sociales ont besoin de « canaliser » le mécontentement général vers des politiques publiques plus sociales, face au risque d’individualisation des revendications ou de corporatisme catégoriel. Si ce mouvement demeure complexe et inédit, il ouvre de nouvelles perspectives, de nouveaux changements dont le Brésil a besoin. Mais cela doit être réalisé avec la participation politique de la jeunesse, assez oubliée depuis les deux dernières décennies, tout en évitant une dérive réactionnaire.

Erika Campelo est membre du conseil d’administration de l’association Autres Brésils et chargée de projet à Ritimo.



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Manifestations au Brésil : "Il s’agit d’un mouvement exceptionnel"
Alain Bertho - Fabien Magnenou | francetvinfo.fr | mardi 18 juin 2013

Des milliers de personnes ont défilé dans les villes brésiliennes, lundi. Eclairage avec l’anthropologue Alain Bertho, cofondateur de l’Observatoire international des banlieues et des périphéries.

Un manifestant déploie un drapeau brésilien, lors d'affrontements avec les forces de l'ordre, à Rio de Janeiro, le 17 juin.
Un manifestant déploie un drapeau brésilien, lors d’affrontements avec les forces de l’ordre, à Rio de Janeiro, le 17 juin. (CHRISTOPHE SIMON / AFP)

Ce sont les plus grandes manifestations dans le pays depuis plus de vingt ans. Plusieurs villes du Brésil sont secouées par un mouvement de contestation : Sao Paulo, Brasilia, Rio de Janeiro, Curitiba, Belo Horizonte... Des centaines de milliers de personnes dénoncent les sommes engagées dans l’organisation du Mondial de football 2014, au cours de manifestations émaillées d’affrontements avec la police.

Pour décrypter ce mouvement, francetv info a contacté Alain Bertho, professeur d’anthropologie à l’université de Paris VIII-Saint-Denis et auteur du Temps des émeutes (Bayard, 2009). Il a cofondé l’Observatoire international des banlieues et des périphéries et recense une à une les émeutes du monde entier, sur son site Anthropologie du présent.

Francetv info : Quelque 200 000 personnes ont défilé dans les rues des principales villes du Brésil. Qui sont ces manifestants ?

Alain Bertho : J’espère le vérifier assez vite, grâce à mes collègues de Porto Alegre et de Rio. A priori, d’après les vidéos amateur dont je dispose, il s’agit de la jeunesse brésilienne, dans tout son éventail social, comme souvent dans ce genre de manifestations.

Qu’est-ce qui vous frappe dans ce mouvement ?

C’est un mouvement assez exceptionnel au Brésil, qui n’a pas l’habitude des grandes mobilisations urbaines, qu’elles soient pacifiques ou violentes, hormis le mouvement des paysans sans terre ou les mobilisations sociales ouvrières, plus spécifiques, dans les entreprises ou dans les mines. Cette fois, il s’agit d’un mouvement social urbain, d’ampleur nationale, qui traduit une exaspération collective.

Ces grandes mobilisations étaient jusqu’ici étrangement absentes de ce grand pays, tout comme les affrontements avec les forces de l’ordre. Cela ne veut pas dire que le Brésil était un pays sans violence, mais celle-ci était davantage assignée à des affrontements entre les habitants des favelas, les gangs, les milices et la police, autour de questions liées à l’argent de la drogue.

Ces manifestations dénonceraient les fortes sommes engagées par le Brésil pour organiser le Mondial de football 2014. Est-ce une explication convaincante ?

Elle peut l’être, du point de vue des gens qui se mobilisent. Ce n’était pas évident les premiers jours, lors des mobilisations à Sao Paulo, spécifiquement liées à une hausse du prix des transports. A partir du moment où les manifestations se sont transportées dans d’autres villes comme Brasilia, et se sont dirigées vers les stades où s’ouvrait la Coupe des Confédérations, les gens ont dit : "Il n’y a pas d’argent pour les transports, mais il y en a pour les grands travaux et les grands événements !"

Ceux-ci mobilisent des budgets colossaux et génèrent de brutales mutations urbaines, avec des effets considérables, comme la politique de pacification des favelas ou des déplacements de population. Les expulsions avec des relogements à 80 km du centre sont justifiées [par les autorités] par des raisons d’insalubrité ou de risques naturels, alors qu’il s’agit en fait de "nettoyer" la ville (les favelas sont situées au centre des grandes villes) et d’ouvrir les quartiers à la spéculation.

Il y a enfin le soupçon que l’argent ne serve pas qu’au football. Et il y a vraisemblablement quelque chose qui se joue au nom du football, qui n’est pas du football : la spéculation foncière et immobilière.

Pourquoi cette exaspération s’exprime-t-elle dans la rue ?

Il y a quelques mois, je me suis rendu, avec des collègues, dans de petites favelas directement touchées par les grands travaux. Le sentiment des habitants, les favelados, c’est d’être face à un mur et à une "politique verticale" : "Le gouvernement fédéral est tenu par le Parti des travailleurs (PT, au pouvoir), le gouvernement national est tenu par le PT, la mairie est alliée au PT et tous sont pour notre expulsion", nous disaient-ils. Les habitants nous demandaient : "A qui parler pour être entendus ?" Du coup, il est impossible de traduire les revendications en termes de politique classique.

Une distance est en train de se créer avec le pouvoir. Cet écart est d’autant plus difficile à percevoir qu’il n’y a pas d’indicateur de l’abstention dans le pays, où le vote est obligatoire. Vu l’ampleur géographique de ce mouvement national, je doute que cela retombe rapidement.

On entend souvent parler du Brésil comme d’un pays au fort dynamisme économique, apaisé par la présidence de Lula, de 2003 à 2011. Pourquoi ces incidents éclatent-ils maintenant ?

Justement. Lula n’a rien transformé structurellement dans le rapport de l’économie brésilienne à la finance mondiale. Au contraire, il a agi pour intégrer le Brésil dans la globalisation, d’où la croissance économique du pays. Et cela s’est accompagné de transferts d’argent importants vers la population, notamment avec la Bolsa familia, qui a apporté un salaire minimum à beaucoup de pauvres qui connaissent ainsi une intégration paradoxale.

Ces pauvres ont rejoint une sorte de "lower class" moyenne, détachée des structures mafieuses et de la violence des favelas, pour être intégrés au marché et avoir accès aux services publics et privés : eau, électricité, internet... qui par ailleurs sont de plus en plus chers. Lula a réellement fait baisser la grande pauvreté au Brésil, mais tout le monde est désormais confronté aux mêmes tensions et aux mêmes débats publics que dans d’autres pays : les choix budgétaires, la rente foncière et la vie chère. Bienvenue dans la globalisation !




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