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L’éthique du drone

Rony Brauman | alternatives-internationales.fr | juin 2013

vendredi 14 juin 2013

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L’éthique du drone
Rony Brauman | alternatives-internationales.fr | juin 2013

Mal nécessaire dès lors qu’elle vise à supprimer un mal plus grand, la guerre doit être un ultime recours lorsque tous les autres moyens de préserver la sécurité internationale ont été épuisés en vain : ainsi pouvait se résumer la conception dominante de la guerre telle qu’elle fut promue par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, lesquels, on le sait, ne se privèrent pas de la contourner alors qu’ils en étaient les garants supposés. Les rivalités de puissance ne se laissaient pas enfermer si aisément… Selon le philosophe Grégoire Chamayou cependant, une innovation technologique - le drone - est en train de bouleverser silencieusement les données classiques du droit et de la conduite des conflits armés [1]. Interposant des milliers de kilomètres entre la gâchette que l’on presse et le canon d’où sortent les missiles, le drone, estime l’auteur, fait voler en éclats la notion même de guerre. En pratique, c’est désormais à la chasse qu’elle s’apparente, une chasse sans frontières, dont la cible n’est pas un combattant mais un suspect. Et dont le champ n’est pas un territoire géographique mais l’ensemble indistinct des "zones à risques" du monde. Employé pour la première fois comme arme offensive lors de la guerre du Kosovo, le drone est devenu un outil primordial de la "guerre contre le terrorisme", régulièrement employé par les Américains en Afghanistan, au Pakistan et au Yémen. Le livre de Chamayou éclaire d’une lumière crue les enjeux éthiques et politiques de cet "objet violent non identifié". Éliminant tout rapport de réciprocité entre combattants des deux bords, les Predator et autres Reaper ("Faucheuse") sont présentés par leurs promoteurs, du fait de leur précision et de leur rayon létal limité, comme "un progrès majeur dans la technologie humanitaire". Les milliers de "victimes collatérales" de ces bombes humanitaires apprécieront… Conférant à leur équipage une immunité absolue associée à un droit unilatéral de tuer, ils rendent la guerre plus pensable que jamais à l’époque moderne. Mais la sortie du "champ perceptif réciproque" où se trouvaient jusqu’alors les combattants qui s’affrontaient est-elle aussi radicale que le dit l’auteur ? Le pilote de bombardier était-il plus proche de ses cibles que son homologue aux commandes d’un drone ? C’est discutable et l’auteur, qui ne fuit pas ces questions, peine à nous convaincre de la radicalité de la rupture sur ce plan.

L’enregistrement et l’archivage de données d’observation et d’écoutes, le dessin de "profils de vie" ( patterns of life) par rapport auxquels tout écart devient suspect, l’établissement de listes de personnes à abattre (kill lists) sont-ils l’avenir techniquement plausible de la guerre contre-insurrectionnelle ? L’éthique du sacrifice dont se prévalait le soldat d’antan était-elle si ancrée et laisse-t-elle désormais place à une éthique de l’auto-préservation dans laquelle la bravoure consiste à faire le "sale boulot", à savoir cliquer pour abattre à distance des silhouettes potentiellement menaçantes ? Si l’on n’est pas toujours convaincu par les réponses que donne ce livre, on ne peut manquer d’être passionné par la discussion argumentée qu’en fait l’auteur. Emprunté par l’administration Bush aux Israéliens, ce nouvel art de la guerre cynégétique ne vise pas, dans sa version américaine, à occuper des territoires, mais à les contrôler par la verticale. Lors d’une récente audition devant le Sénat américain, Michael Sheehan, adjoint au ministre de la défense, confirmait que dans la lutte contre Al-Qaïda, le champ de bataille ouvert aux drones et aux forces spéciales s’étendait au monde entier, de Boston aux zones tribales du Pakistan, en passant par le Congo et le Yémen [2]. Plus se répand la légende du robot éthique, note avec raison Grégoire Chamayou, plus cèdent les barrières morales au déploiement du robot tueur. On peut douter du réalisme de cette ambition de guerre déterritorialisée, mais non de son existence.


Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, est professeur associé à l’Institut d’études politiques de Paris et membre du Crash, Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires, de Médecins sans frontières [msf-crash.org]
Alternatives Internationales n° 059 - juin 2013


Alternatives Internationales n° 059 -
juin 2013


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