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"Mur des cons", les raisons d’un affichage

Nicolas Blot | lemonde.fr | mardi 7 mai 2013

dimanche 19 mai 2013

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"Mur des cons", les raisons d’un affichage
Nicolas Blot | lemonde.fr | mardi 7 mai 2013

Nicolas Blot (juge d’instruction, ancien secrétaire général de l’Union syndicale des magistrats) et Evelyne Sire-Marin (Vice-présidente, ancienne présidente du Syndicat de la magistrature )

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On dit toujours que les murs ont des oreilles. Cette fois, la publication le 23 avril 2013 par le site Atlantico d’une vidéo de personnalités épinglées, au sens propre du terme, sur le "mur des cons" du Syndicat de la magistrature (SM) atteste que les murs ont aussi des yeux.

Prises à l’insu du SM, mais dans son local, à l’occasion d’interviews données à des journalistes de France 3, ces images montrent sur un "mur des cons" des personnalités politiques et des journalistes, et sur une affichette, "avant d’ajouter un con, vérifiez qu’il n’y est pas déjà".

Christophe Régnard, président de l’USM (Union syndicale des magistrats), syndicat majoritaire dans la magistrature, répondait sur Twitter à l’information qu’il était sur le "murs des cons" : "On est toujours le con de quelqu’un." Mais comment expliquer que des magistrats de gauche, si prompts à défendre la présomption d’innocence et l’importance des droits de la défense, puissent se livrer à de telles stupidités, sans même se rendre compte que le ciel va leur tomber sur la tête dès que le "mur des cons" sera découvert ?

Bien sûr, les plaintes en diffamation, injure publique ou privée des malheureux nominés du "mur des cons" n’aboutiront à aucune condamnation pénale du SM, car il n’avait nulle intention de diffuser ces images strictement privées. Il n’en reste pas moins que ce chef-d’oeuvre de l’art brut trônait dans le local du SM, où de nombreux journalistes viennent à tout moment, depuis l’ère Sarkozy.

Ceci explique peut-être cela. 2003, annus horribilis pour les juges. Nicolas Sarkozy était ministre de l’intérieur. Tout était pour lui prétexte à éroder l’autorité judiciaire et à mordre aux mollets l’indépendance de la justice. C’était l’année de la loi sur la sécurité intérieure, celle d’une politique de pénalisation de la misère et de haine des juges, qui protestaient vainement.

2007, loi sur les peines planchers, la possibilité d’ adapter la peine à la personnalité du délinquant est déniée aux magistrats, alors que c’est la fonction même du juge. Les prisons se remplissent inéluctablement, et Mme Dati, garde des sceaux, ferme le quart des tribunaux français. Les magistrats humiliés sont dans la rue avec leurs syndicats en 2008. Ils y retournent en 2011, après le drame de Pornic, où l’assassinat et le viol d’une jeune femme sont quasiment imputés aux juges de l’application des peines.

Une vingtaine de lois s’empilent ainsi jusqu’en 2012 : à chaque fait divers sa loi, à chaque problème de société sa sanction pénale, sans réflexion. Bref, Nicolas Sarkozy a mis les juges au bord de la crise de nerfs en les niant comme autorité judiciaire. Ce "mur des cons" n’est-il pas la réaction affective, hystérique, magique, d’une partie de ce corps social en danger, celui des magistrats ? N’est-il pas une sorte de maraboutage de l’ennemi, un peu comme on enfonce des aiguilles dans la photo de son adversaire ?

La réaction des chasseurs de juges ne s’est évidemment pas fait attendre. L’UMP, au moment où sa figure la plus éminente, Nicolas Sarkozy, a quelques problèmes judiciaires, ainsi que Claude Guéant ou Christine Lagarde, a compris combien cette affaire du "mur des cons" du SM lui permettrait l’exploitation politique de ses thèmes habituels depuis quarante ans : haine du syndicalisme judiciaire, hargne contre le prétendu "laxisme" des juges, remise en cause de l’impartialité des magistrats, attaques odieuses ad personam à chaque fois qu’un politique est mis en examen. La logique est toujours la même, et Marine Le Pen la dévide jusqu’au bout lorsqu’elle demande la dissolution du SM : les juges syndiqués sont des juges à éliminer.

Pourtant l’USM existe depuis 1974, et le SM depuis 1968. Une fois de plus, cette affaire va servir à défendre une conception abstraite et surannée de l’impartialité du juge, que sous-tend le code de déontologie des magistrats publié en 2010 par le CSM (Conseil supérieur de la magistrature) : le juge doit être transparent, sans sexe, sans opinion et sans engagement.

Ce juge idéal, non syndiqué, citoyen de seconde zone, ne doit même pas signer de pétition pour que la justice lutte contre la corruption. Mais les mêmes l’accuseront d’être enfermé dans une tour d’ivoire.

Cette conception de la neutralité du juge est très différente de la nécessaire impartialité qu’ont toujours défendue le SM et l’USM, et qu’affirme l’article 6-1 de la Convention européenne des droits de l’homme : s’il n’est pas interdit au juge d’avoir des opinions et de les manifester comme citoyen, il lui est défendu d’être au service de l’une des parties, ou d’avoir déjà eu à connaître de l’affaire en cours.

Les récusations de magistrats membres du SM qui pourraient intervenir après cette déplorable affaire du "mur des cons" ont donc peu de chances d’aboutir, car la Cour de cassation a toujours refusé de dessaisir un juge pour cause d’appartenance syndicale, estimant qu’un magistrat syndiqué n’était pas pour autant partial. Une amende civile peut même être prononcée en cas de demande abusive de récusation.

Pire encore que des procédures en suspicion légitime ou en récusation contre des magistrats du SM est la saisine du CSM pour avis par Christiane Taubira, garde des sceaux. Le CSM est compétent pour les questions relatives à la déontologie des magistrats ainsi que sur toute question relative au fonctionnement de la justice dont le saisit le ministre de la justice.

Le "mur des cons" ne concerne pas le fonctionnement de la justice, mais celui d’un syndicat ; il ne concerne pas la déontologie de magistrats, mais la liberté d’expression de syndicalistes, par ailleurs magistrats. Si le CSM se déclare compétent, c’est un précédent extrêmement grave pour le syndicalisme judiciaire ; car le pire serait que la liberté d’expression syndicale, que nous avions réussi à imposer, soit avalée toute crue par le devoir de réserve des magistrats. Quarante ans d’acquis du syndicalisme judiciaire seraient ainsi effacés.

En voulant faire du CSM le gendarme du fait syndical dans la magistrature, Christiane Taubira ressemble à son insu au personnage du film L’Exercice de l’Etat, Bertrand Saint-Jean, ministre aux convictions sincères, qui finit par céder à la raison d’Etat.




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