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En souvenir d’August Spies, Chicago, Premier Mai 1886

Nicolas Dagenais | lautjournal.info | vendredi 3 mai 2013

vendredi 3 mai 2013

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En souvenir d’August Spies, Chicago, Premier Mai 1886
Nicolas Dagenais | lautjournal.info | vendredi 3 mai 2013

L’auteur habite présentement en Allemagne

Laissez-moi aujourd’hui me faire historien parce que personne ne parle plus d’August Spies, sauf les cerisiers qui sont magnifiquement en fleurs aux pieds de l’ex-mur de Berlin… et Manon mais c’est qu’elle le prononce mal : August Zwei (à moins qu’elle ne parle de ce bar de bobos où elle va toujours le mardi soir, ayant congé le mercredi la chanceuse !)

Au Haymark Martyrs Monument en banlieue de Chicago, sous les pancartes laissées là par des anarcho-nostalgiques, les derniers mots qu’auraient prononcés August Spies : « The day will come when our silence will become more powerful than the voices you are throttling today. » (Le jour viendra où notre silence sera plus puissant que les voix que vous égorgez aujourd’hui.) Crédit Photo : Forest Park Review

Quand je dis personne, je n’inclue pas tous les médias bien sûr : en Allemagne, il y eu le Stern (centre-gauche), le Berliner Kurier (le tabloïd de Berlin-Est) ou quelques médias en Thuringe (ancienne DDR), Rue 89 en France, trois journaux en Italie, un en Hongrie, un à tendance communiste en Turquie, et surtout des publications en Amérique Latine, mais aucune canadienne et deux publications américaines seulement : l’amateur North Carolina State University Technician Online et le Forest Park Review de Chicago*.

Pas étonnant parce que le 1er mai soit célébré officiellement comme la « Journée internationale des travailleurs » partout dans le monde sauf aux États-Unis. Ce qui est toutefois étonnant parce que c’est aux États-Unis, et à Chicago plus exactement (à Forest Park, en banlieue, on y a érigé un moment – le Haymarket Martyrs Monument), qu’est originaire ce fameux May Day. On le confond toutefois en Europe avec une fête du printemps, surtout ici à Berlin, où j’ai vu beaucoup de policiers et pas du tout de manifestants et surtout beaucoup d’ambulances pour ceux qui avaient vraiment trop bu.

Mais les Allemands ont la mémoire courte et ne savent peut-être pas non plus que la techno sur laquelle ils ont dansé toute la journée hier est aussi originaire de Chicago, alors frappée par la récession de 1982 (des taux de chômage supérieurs à 2009), qui a servi à l’adoption de politiques néolibérales pensées par Milton Friedman… à Chicago.

Ah Chicago ! Toi qui fus fondée par Jean Baptiste Pointe du Sable, un trappeur d’origine dominicaine ou canadienne-française (va savoir), qui vécut d’abord de fourrures, puis de viande de porc – on t’appelait la Porkopolis. Toi dont l’efficacité de la « meat packing industry » a inspiré, à Détroit un peu plus loin, Henry Ford et l’application totale de la division du travail par les lignes d’assemblage, critiquée par Karl Marx et Adam Smith qui écrivait : « The man whose whole life is spent in performing a few simple operations [...] generally becomes as stupid and ignorant as it is possible for a human creature to become. » Carl Sandburg t’a bien décrite, en te surnommant le « Hog butcher for the world » et en ajoutant : « Maybe we ain’t got culture, but we’re eatin’ regular. »

Voilà pourquoi ce ne sont pas les Américains qui ont foutu la pagaille à Chicago le 4 mai 1886, mais des Allemands qui étaient typographes, journalistes, patrons d’une entreprise de levure et d’un magasin de jouets. Celui qui a été accusé d’avoir fabriqué la bombe artisanale lancée aux policiers ce jour-là, Louis Lingg, 23 ans, était carpentier. August Spies, lui, travaillait dans une usine de parapluies avant de fonder, à 21 ans, une entreprise de tapisserie d’ameublement ou, en bon québécois, de « gosseur de coussins. »

Ils avaient tous un point en commun : ils avaient lu « Das Kapital » de Karl Marx qui avait été publié en 1867 mais traduit en Anglais en 1886 seulement. Ils lisaient aussi le Chicagoer Arbeiter-Zeitung, quotidien anarchiste qui était imprimé à plus de 6000 copies et édité par l’architecte berlinois Paul Grottkau et August Spies, né dans un château en ruine, le Burg Landeck, détruit en 1525 lors de la « révolte des Rustauds » et c’est lui qui le dit, mais si c’est vrai, c’est fou à quel point le destin peut exister parfois…

Dites, ça vous surprend tant d’Allemands à Chicago ? En 1870, il y avait près de 300 000 habitants à Chicago dont 52 316 (17%) Allemands, traités comme les Turcs en Allemagne.

Le 1er mai 1886 (choix aléatoire), ils étaient donc près de 500 000 Américains (1 % de la pop) – dont beaucoup d’immigrants – en grève pour demander la journée de 8 heures.

Le 3 mai : 6 morts, une vingtaine de blessés en marge d’une grève à la McCormick Harvesting Machine Company, qui fabriquaient des moissonneuses-batteuses.

Le 4 mai : dans le Arbeiter-Zeitung, August Spies décrit les policiers de la veille comme « 75 well fed, large and strong murderers, under the command of a fat police lieutenant ».

Il termine son éditorial ainsi (ma traduction) :

« Hier soir, des milliers de copies du pamphlet suivant ont été distribuées dans tous les quartiers de la ville : “Vengeance ! Vengeance ! Travailleurs, aux armes !

Hommes de travail, cet après-midi les chiens de vos oppresseurs ont assassiné six de vos frères à la McCormick’s. Pourquoi les ont-ils assassinés ? Parce qu’ils ont osé être insatisfaits du lot que leurs oppresseurs leur ont assigné. Ils demandaient du pain et, en réponse, ils leur ont donné du plomb, sachant qu’ainsi le peuple est la plupart du temps effectivement réduit au silence. Vous avez enduré année après année toutes les humiliations sans protester, vous avez besogné à partir de tôt le matin jusqu’à tard le soir, vous avez souffert de toutes sortes de privations, vous avez sacrifié vos enfants. Vous avez tout fait pour remplir les coffres de vos maîtres — tout pour eux ! et maintenant, quand vous les approchez et les implorez de rendre votre fardeau un peu moins lourd, comme récompense pour vos sacrifices, ils vous envoient des chiens, la police, pour vous soigner militairement de votre insatisfaction. Esclaves, on vous demande et vous conjure par tout ce qui vous est sacré et cher, de venger le meurtre atroce qui a été commis envers vos frères aujourd’hui, et qui va sûrement être commis envers vous demain. Hommes travailleurs, Hercules, vous qui êtes arrivés à la croisée des chemins. Lequel choisirez-vous ? L’Esclavage et la faim, ou la liberté et le pain ? Si vous choisissez le dernier, alors n’attendez plus un instant ; alors, le peuple aux armes ! Annihilons les bêtes en formes d’humains qui s’appellent des dirigeants ! Annihilons-les sans compromis. Ceci doit être votre devise. Pensez à ces héros dont le sang a fertilisé le chemin du progrès, de la liberté et de l’humanité, et faites votre possible pour être à leur hauteur. »

Signé : « Vos frères. »

Une bombe a été lancée sur les policiers qui ont répliqué : il y a eu une dizaine de morts, une centaine de blessés et August Spies et d’autres ont été pendus après un procès louche.

Voilà pourquoi le 1er mai.

Pendant que dans les rues de Berlin, ça fêtait pour oublier, peut-être, les autres jours de l’année où on fait des choses qui nous intéressent pas, pour des gens qu’on connaît pas.

En Allemagne, le 1er mai est la Walpurgisnacht (pour Saint Walpuga, un saint anglais canonisé le 1er mai 870), et c’est à peu près le contraire de l’Halloween (six mois après), et donc la nuit où la frontière entre notre monde et le monde spirituel est assez mince et où, traditionnellement, on allume des feux de joie pour chasser les mauvais esprits.

Je n’ai pas vu, non plus, de feux de joie, mais j’ai vu des cerisiers en fleurs, comme quoi la nature a meilleure mémoire que l’homme et ça me rappelle une chanson justement…

« Mais il est bien court le temps des cerises
Pendants de corail qu’on cueille en rêvant. »

* J’ai recherché « August Spies » sur Google News. Cela inclue donc uniquement les médias qui utilisent l’alphabet latin et pas du Moyen-Orient, d’Europe de l’Est et d’Asie.


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