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Haïti : le Bien et le Mal…

dimanche 24 octobre 2010

Citoyen haïtien, vivant en Haïti, partageant au moins en tant que témoin le quotidien des populations affectées par le séisme du 12 janvier 2010, ayant conscience de l’immensité des besoins et constatant le peu de réussite qui caractérise l’après, quand on aborde avec moi la question de « l’humanitaire », mon réflexe est de demander à mon interlocuteur de ne pas remuer le couteau dans la plaie et, par décence ou par politesse, de parler d’autre chose.

Bien entendu, ma réaction dictée par la colère ne permet pas de penser l’ensemble dans ses contradictions et risque de réduire des pratiques différentes voire opposées à une caricature. Il n’y a pas que les hauts salaires et les per diem qu’on consomme à The View ou au Quartier latin, l’étalage des 4X4 avec sigles et chauffeurs, à quelques mètres du camp de la Place Boyer.

Il n’y a pas que ce jeune homme dont le jugement sur Haïti c’est que l’indépendance fut une erreur et Dessalines, héros de l’indépendance et premier chef d’Etat haïtien, une brute sanguinaire. Il n’y a pas que cette jeune femme qui, dans son appartement d’une grande ville européenne, a conçu un projet pour un pays qu’elle connaît à peine. Il n’y a pas que ce personnel qui sort d’une résidence d’un quartier que l’on se croit protégé pour se rendre à un travail en faveur d’une population avec laquelle il lui est interdit de converser en dehors des heures de bureau et qui veille à ne pas se laisser piéger par le couvre-feu.

La violation des règles, c’est la perte de l’emploi. Or, “l’humanitaire”, c’est d’abord un emploi. Il n’y a pas que les prix des loyers qui ne cessent d’augmenter parce que les ONG, ça paye bien, en devises. Il n’y a pas que la concurrence et la lutte pour la visibilité. Il n’y a pas que ces projets et programmes conçus ailleurs que des experts et spécialistes sont venus appliquer. Il y a, à côté de tout cela, et peut-être même à l’intérieur de tout cela, de vrais services rendus, de vrais secours, des besoins immédiats satisfaits.

Il reviendra aux manieurs de chiffres de faire la part du montant réellement affecté au service direct de la population, de lever la comptabilité d’une industrie qu’on peut dire florissante. Je ne suis qu’un simple citoyen, et, par honnêteté intellectuelle et parti pris d’humanisme, je me force à croire qu’il n’y a pas que ce que je vois et qu’on ne peut pas tout mettre dans un même panier.

Mais au-delà de la question ouverte de la part de bonne volonté contre la part de mauvaise foi, de la part de gaspillage contre la part d’efficacité, il demeure des problèmes de fond, quelque chose à penser sur la nature de l’entreprise, sa logique interne et son fonctionnement.

L’action humanitaire porte en elle cette contradiction qu’en déclarant vouloir répondre à des problèmes d’urgence elle justifie en même temps sa propre existence. L’action ne vient pas qu’aider, elle vient aussi faire la preuve de sa nécessité. Il est dès lors impossible à l’humanitaire de penser sa disparition.

Cependant rien ne prouve que l’action humanitaire – surtout dans ses formes de plus en plus poussées d’institutionnalisation et de professionnalisation, avec des codes stricts, une hiérarchisation – soit le meilleur moyen de répondre aux urgences. On peut imaginer une aide qui ne soit pas le lieu de reproduction sociale de ses propres porteurs.

C’est – si l’on permet l’analogie – toute la différence entre l’adoption et le parrainage, la satisfaction symbolique et matérielle (avoir un enfant) est au moins aussi forte chez l’adoptant que la volonté d’aider l’enfant. L’humanitaire, comme l’adoptant, se sauve en sauvant et la logique de son salut peut prévaloir sur celle du salut de ceux qu’il entend sauver. Rien ne prouve que l’adoption soit le meilleur moyen d’aider un enfant.

Rien ne prouve que la prolifération d’ONG étrangères soit plus efficace dans le service des Haïtiens qu’un support plus modeste en termes d’emplois et de visibilité, en faveur de projets qui auraient été conçus par des Haïtiens, réalisés par des Haïtiens, avec des mécanismes de contrôle rigoureux par les bailleurs et partenaires, et l’assistance technique et intellectuelle correspondant strictement aux domaines dans lesquels manquent le personnel et le savoir-faire. Contrairement au gouvernement, la société civile haïtienne n’a pas été à court d’idées ni de bonne volonté au lendemain du séisme, elle a été surtout en manque de moyens.

A cette contradiction d’exister pour aider et d’aider pour exister, s’ajoute une deuxième dont on voit les effets en Haïti. L’humanitaire peut avoir des partenaires locaux, mais il n’a pas d’égaux. Il pense seul les besoins des autres. Il assume seul la fonction auctoriale. Il sait ce qu’il vient faire, ce qu’il faut faire. Sur place, il ne discute pas, il recrute.

Il est fondé sur la présomption d’un savoir penser et d’un savoir-faire, et comme toute prétention qui précède sa pratique il est soumis à la désobéissance du réel, soit qu’il se heurte à des faits culturels qu’il n’a pas pris en compte, soit qu’il lui manque la connaissance sensible ou la compétence sociale. Il est dans un agir qui ne pense pas les rapports sociaux, n’éprouve même pas le besoin de les comprendre. Il agit sur des sociétés, non en tant que sociétés, mais en tant que populations. Les « populations » ne sont pas des sujets historiques. Seules les communautés le sont. Et, l’idée de travailler avec des populations nie aux communautés pour lesquelles on travaille toute possibilité de sanction et d’évaluation du service fourni.

Dans le cas d’Haïti, je ne suis pas le premier (et, hélas, certainement pas le dernier) à parler de déstructuration. J’admettrai que la société haïtienne est organisée de telle sorte qu’elle ne cesse de reproduire des mécanismes d’exclusion s’opposant à l’établissement d’une sphère commune de citoyenneté. Il y a longtemps que des Haïtiens dénoncent cet état de choses. La rupture avec cet ordre honteux implique l’action d’un Etat fort, résolument engagé dans la transformation de la société.

L’humanitaire, sans que cela soit forcément intentionnel, affaiblit un Etat déjà faible. La politique du gouvernement haïtien est un laisser-faire, le Président de la république le répète fièrement. C’est « l’argent des autres », ils en font ce qu’ils veulent. Chaque institution humanitaire développe ainsi sa politique. Il y a aujourd’hui des centaines de « politiques » différentes en Haïti. Des centaines de petits et grands pouvoirs d’action et de décision, dont les officiels haïtiens ne sont que les facilitateurs ou les accompagnateurs, et les citoyens haïtiens à la fois les bénéficiaires (j’utilise le mot sans ironie aucune) et les tributaires. Le cas de cet élu d’une municipalité salarié d’une ONG est sans doute une exception, mais il illustre bien l’extrémité que peut atteindre la dépendance. Déstructuration et dérèglement versus aide d’urgence. Il faut au moins poser la question : le système de santé haïtien, bancal, est-il renforcé par la présence de l’humanitaire ou rendu encore plus bancal ?

Le recrutement de cadres opéré par l’humanitaire détourne-t-il des jeunes haïtiens de leur processus naturel d’inscription, de promotion sociale et ne fausse-t-il pas les données du marché du travail ? La morosité et l’attentisme qui affectent de larges secteurs des masses populaires qui auraient pourtant tout intérêt à transformer un système social qui les oppresse, ne sont-ils pas liés au fait que les plaies immédiates sont plus ou moins pansées par l’aide humanitaire ?

En général l’humanitaire ne sauve pas de la précarité, il la soigne, au propre comme au figuré, et quand il devient majoritaire ou qu’il a un immense pouvoir de décision, comme c’est le cas en Haïti, la société est envahie un temps par des programmes-palliatifs mais a du mal à se reconstruire ou à se construire. Aujourd’hui, il est plus facile de trouver de l’argent pour l’éphémère que pour transformer la société : distribution versus production, etc.

« La République des ONG », c’est le titre d’un article du quotidien haïtien le Nouvelliste en son édition du 10 octobre. Le représentant du Secrétaire général des Nations Unies en Haïti, cité par l’article, parle de structures “parallèles” aux structures étatiques et se lance dans un discours proche de la critique et de l’auto critique. Moi, citoyen haïtien, je pense au jour où la plupart des ONG partiront. Je doute qu’Haïti aura beaucoup changé. Or, c’est de cela qu’Haïti a besoin, plus que tout.

Lyonel Trouillot, écrivain

Derniers romans publiés par Lyonel Trouillot : ... Bicentenaire. Arles : Actes Sud, 2004. L’Amour avant que j’oublie. Arles : Actes Sud, 2007 ; Port-au-Prince : Presses Nationales d’Haïti, 2007. Yanvalou pour Charlie. Arles : Actes Sud, 2009.


Transmis par Frantz Cadet <fr.cadet@yahoo.fr>
Date : Wed, 20 Oct 2010 18:52:55 +0100 (BST)

Article de Lionel TROUILLOT fort instructif. Propos à méditer.
Les Rencontres Nationales des associations Franco-Haïtiennes semblent tombées à pic !!!

François-Frantz CADET


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