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Les profits du travail pornographique

Mathieu Trachman | lmsi.net | mardi 22 janvier 2013

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Les profits du travail pornographique
Mathieu Trachman | lmsi.net | mardi 22 janvier 2013

La pornographie comme forme extrême de la marchandisation des corps et de l’oppression des femmes ? Ou au contraire expérience ultime de la libération sexuelle ? Parce qu’il repose sur une longue enquête de terrain, le livre de Mathieu Trachman offre une autre vision du milieu de la pornographie. Suivre les trajectoires des pornographes, des acteurs et des actrices permet de comprendre les rétributions et les formes de plaisir qu’ils/elles peuvent y trouver, ainsi que les rapports de domination particuliers qui caractérisent cet univers. C’est à une enquête sociologique passionnante que l’on a accès en lisant ce livre, qui éclaire d’une manière particulièrement fine les liens entre questions sexuelles, domination masculine et capitalisme.


L’intérêt pour la pornographie

Lorsqu’on parle de pornographie, il est d’usage d’adopter une posture critique. Rares sont celles et ceux qui s’attachent à faire l’éloge des images pornographiques : ce sont plutôt la faiblesse technique et la pauvreté des fantasmes représentés qui sont soulignées. Si les pornographies « féminine » ou « expérimentale » sont parfois valorisées, ce n’est pas le cas de la pornographie dite « mainstream » : hormis les magazines spécialisés, comme Hot Vidéo, celle-ci est rarement jugée digne d’attention [1]. C’est alors l’intérêt économique qui semble motiver les réalisateurs et les producteurs : les profits supposés faramineux des « industries du sexe » expliquent leur attrait, et nimbe cette activité si ce n’est illégale, du moins illégitime, d’une aura de scandale [2]. On trouve le même raisonnement en ce qui concerne les actrices : on suppose communément que celles-ci, quand elles ne sont pas forcées à réaliser quelques scènes, le font par nécessité économique. La pornographie apparaît comme un moyen rapide, mais aussi avilissant, de gagner de l’argent. Ce serait faute de mieux, parce qu’on n’a pas réussi à faire du cinéma, ou parce qu’on est réduite à vendre son corps, que l’on fait de la pornographie.

Ces images du travail pornographique, qui réduisent son intérêt à sa dimension économique, rendent mal compte des motivations de celles et ceux qui s’y engagent et des attraits du métier. Mettant en images les désirs des consommateurs, producteurs et réalisateurs se constituent, depuis les années 1970 et la légalisation de cette production en France, en entrepreneurs de fantasmes. Ils s’inscrivent par là dans une commercialisation du désir sexuel qui caractérise les développements du capitalisme. Dès les années 1970, André Béjin et Michaël Pollak soulignaient l’autonomisation d’une sphère sexuelle et érotique, la mobilisation de normes comptables à propos des pratiques sexuelles, la normalisation de pratiques jusque-là considérées comme perverses, et le développement d’un « marché sexuel » : l’accroissement d’une offre de services sexuels, mais aussi de nouvelles modalités de définition de soi relativement indépendantes des appartenances sociales plus traditionnelles [3].

Alors que ces évolutions sont parfois dénoncées comme une marchandisation de ce qui devrait rester hors de la sphère marchande, on peut également en souligner le caractère émancipateur. Ainsi, l’urbanisation et le caractère amoral de la mise en marché peuvent favoriser l’expression de sexualités discréditées, comme l’homosexualité ; ou étendre le champ des possibles sexuels [4]. Plus qu’une marchandisation de la sexualité, le capitalisme implique de nouvelles formes de subjectivation sexuelle.

Celles-ci concernent également les actrices. Les visions noires du travail pornographique saisissent mal leur expérience. Il ne s’agit pas seulement de respecter la parole des premières intéressées. Il faut éviter un certain misérabilisme qui rend incompréhensible l’entrée dans la pornographie. Assister à un tournage est de ce point de vue éclairant : on n’y voit pas de l’esclavage, mais un travail d’équipe pour produire les images, des liens intimes qui se nouent et qui peuvent déborder la relation de travail, parfois le plaisir que les actrices et les acteurs prennent, y compris en dehors des scènes. Lorsqu’on interroge les actrices, et en particulier celles qui débutent, elles soulignent souvent les avantages d’un travail indépendant, où les rapports hiérarchiques semblent atténués [5].

Prendre au sérieux les dimensions émancipatrices, les désirs et les plaisirs inhérents au travail pornographique ne conduit pas à faire l’éloge du marché et de la liberté. Il s’agit de montrer comment le travail pornographique prend sens dans le fonctionnement plus général du marché sexuel et des rapports de genre. C’est par rapport à celui-ci qu’on peut saisir les profits et les attraits du travail pornographique, mais aussi les rapports de domination et de subordination que, comme tout travail, il implique.

Investir dans les fantasmes

En France, la « loi X » délimite, en 1975, un espace de commercialisation pour les images pornographiques : celles-ci sont surtaxées, elles ne peuvent bénéficier du soutien de l’État, leur diffusion est réservée à des salles spécialisées. Ces dispositifs législatifs, s’ils sont tenus pour une censure par les producteurs et les réalisateurs de l’époque, permettent également à ce monde professionnel de s’organiser. Ce monde se distingue rapidement, bon gré mal gré, d’un monde du cinéma dont certains réalisateurs et producteurs sont issus. Parce qu’une incursion dans le pornographique fonctionne à bien des égards comme un stigmate, et parce que le monde du cinéma « traditionnel » exclut des films qui peinent à être considérés comme un genre à part entière, une spécialisation sous contrainte a lieu.

D’un certain point de vue, les pornographes sont les parents pauvres du cinéma. Les images pornographiques, en particulier depuis l’arrivée de la vidéo, au début des années 1980, sont réalisées avec peu de compétences techniques, des équipes très réduites. Les budgets, de l’ordre de quelques milliers d’euros, sont incomparables avec ceux du plus petit des projets cinématographiques. La forme même des productions pornographiques n’est pas stabilisée : une production peut être une succession de vignettes plus ou moins indépendantes ; l’attribution à un réalisateur est parfois incertaine. C’est la constitution des images pornographiques en support masturbatoire qui permet de considérer ces faibles investissements comme secondaires : il s’agit moins de faire œuvre que d’exciter les spectateurs.

Plutôt que de déplorer le non avènement de la pornographie comme genre cinématographique à part entière, on peut souligner les innovations qu’implique cette production culturelle. Il s’agit, pour reprendre la définition qu’un acteur et réalisateur donne de son métier, de « mettre en images les fantasmes des gens ». Cette construction d’un marché des fantasmes repose sur la conversion de pratiques sexuelles parfois illégitimes et illégales en images indépendantes du répertoire sexuel des consommateurs : c’est parce que les images pornographiques, y compris celles qui mettent en scène des viols, des actes contraints ou des rapports « interraciaux », ne sont « que » des fantasmes qu’elles peuvent devenir objets d’échange. Cette autonomisation de la sphère des fantasmes permet également une diversification des désirs représentés : alors que du point de vue des conventions cinématographiques, la pornographie semble être « toujours la même chose », il y a depuis les années 1980 une multiplication des catégories, qui témoigne du fonctionnement en niche du marché des fantasmes.

L’image d’un marché facile à investir et immédiatement rentable est communément véhiculée. Or, les profits des producteurs et des réalisateurs sont loin d’être évidents. Comme le souligne un webmaster, « il ne suffit pas de créer un site de cul pour devenir inéluctablement millionnaire » [6]. Cette dissymétrie entre l’image d’une industrie florissante et les difficultés des pornographes à gagner leur vie est soulignée par un jeune producteur, qui revient lors d’un entretien sur ses espérances initiales : « si on reprend le business-plan, on en rigole de rire. Ça n’a rien à voir avec ce qu’on a fait ! Dans les coûts, on devait pas être très loin, mais dans les recettes… », dit-il en riant. S’il n’est pas facile d’avoir des informations précises sur les budgets et les revenus de la pornographie, on peut supposer qu’en France, hormis quelques producteurs comme Dorcel, ceux-ci ne sont pas très importants. Les films sont souvent réalisés pour moins de 2000 euros, et si la pornographie est une activité qui permet à certains de vivre, elle ne permet pas de s’enrichir en quelques mois. Ce sont ceux qui sont parvenus à constituer un catalogue, parfois en gardant un travail parallèlement à la pornographie, qui ont réussi à se faire une place sur le marché.

Cette relative faiblesse des profits économiques permet de supposer d’autres rétributions. Il y a des savoirs et des savoir-faire propres au travail pornographique, qui distinguent les réalisateurs et les producteurs des profanes, et leur donnent un statut particulier : ce qu’on peut appeler un capital sexuel [7]. Celui-ci relève d’abord d’une connaissance des fantasmes des spectateurs : réalisateurs et producteurs se doivent de devenir des spécialistes des désirs masculins. Ce sont également des techniques sexuelles, qui permettent notamment de mettre en scène le répertoire pornographique. Un acteur note par exemple s’être entraîné avant de se lancer dans le métier, en fréquentant des clubs échangistes : « J’y suis allé pour voir si j’étais capable de baiser des filles pendant 4, 5 heures avec des gens autour. Et j’ai fait un carton. Y en a même une qui a dit, devant son mari, ’’il m’a bien baisée’’. Le mec il s’est senti un peu mal ». L’intérêt pour la pornographie ne se réduit ni à un intérêt purement économique, ni à un intérêt purement sexuel : l’exercice de la sexualité que ce travail suppose permet d’acquérir une position d’expertise. Les pornographes distinguent souvent leur répertoire sexuel de celui de leurs spectateurs, en soulignant parfois la pauvreté de la sexualité de ceux à qui ils s’adressent. Un acteur et réalisateur explique ainsi son goût pour les soirées et les partouzes parce que « le réel est mieux que le fantasme » : la consommation de films pornographiques apparaît alors comme une sexualité de substitution pour ceux qui conçoivent pour une part leur métier comme une manière de vivre leurs fantasmes.

Si ces compétences sexuelles peuvent être considérées comme un capital, c’est parce qu’elles constituent la sexualité comme un espace hiérarchique, mais aussi parce qu’elles sont converties comme une manière de se distinguer dans la sphère privée : comme le note un réalisateur, « Quand je parle de cul, on me croit : on me considère comme un ’’arbitre international’’. Ça c’est un avantage : on me prend pas pour un rigolo là-dessus, j’ai rien à prouver ». Le travail pornographique reste illégitime, peut être considéré comme vulgaire ou sans compétence, mais il donne également, d’un point de vue sexuel, un certain prestige.

« Au moins je m’amuse, je baise »

Ces profits concernent-ils également les actrices ? Si l’on conçoit leur métier comme une activité uniquement violente ou avilissante, leur salaire apparaît comme l’unique intérêt, une sorte de dédommagement. Les profits du travail ne se réduisent pas cependant à la rétribution marchande de l’activité : le travail peut être conçu comme un espace de socialisation, dans lequel les individus nouent des contacts, partagent des expériences, acquièrent des savoir-faire, dans l’activité professionnelle elle-même, mais aussi dans ses à-côté. Ils dérobent des plaisirs au cours du processus de production, mais aussi parfois à l’encontre de celui-ci [8].

Situer le métier d’actrice dans le spectre des emplois féminins est éclairant. De nombreuses actrices, qui ont souvent une expérience diversifiée du marché du travail, soulignent le caractère intolérable, à la fois physiquement et subjectivement, de petits boulots qui exigent beaucoup des employées, sans offrir de rémunérations financières ou symboliques importantes : les fast-food en sont l’exemple récurrent. À l’inverse, en particulier pour celles qui débutent, la pornographie est présentée comme un travail satisfaisant. Cette valorisation est économique : comme le note une actrice, l’argent de la pornographie n’est pas de l’argent « facile », mais c’est de l’argent « vite gagné » ; pour une autre, c’est « un gain de temps ». C’est également le travail lui-même qui est valorisé, à travers l’évocation de l’« ambiance » des tournages : le terme condense l’aspect créatif que revêt la production d’images et les relations intimes qui se nouent entre les participants. Les conditions d’emploi, caractérisées par l’individualisation des rapports de travail, l’absence d’organisations collectives et l’importance des relations affectives et personnelles, donnent finalement un sentiment de liberté. Une actrice d’une vingtaine d’années explique ainsi que « c’est un boulot de femme d’affaires », dans lequel tu dois « démarcher les productions », « gérer ton image ». Cela rapproche le travail pornographique de certaines formes du travail artistique, comme le cinéma ou le théâtre.

D’un point de vue sexuel également, le travail pornographique relève d’un élargissement des possibles féminins. Comme dans le cas du marché du travail, situer la violence uniquement dans la pornographie contribue à occulter les coûts ordinaires de l’entrée dans l’hétérosexualité pour les femmes. Une partie des actrices affirme avoir vécue des violences sexuelles lors de leur adolescence, au regard desquelles elles expliquent leur parcours. L’une d’entre elles présente par exemple son travail comme un « médicament ». Cependant elle souligne également que cette expérience de la violence est partagée, « surtout dans le milieu du X, mais même en général ». Comme le montre les enquêtes sur la sexualité, c’est en effet une expérience ordinaire, à laquelle une partie des femmes est résignée [9]. Le travail pornographique ne peut pas être mis en regard avec une sexualité féminine ordinaire abstraite de toutes contraintes, il prend sens dans une socialisation sexuelle où les désirs féminins sont subordonnés aux désirs masculins, et où l’asymétrie persiste entre la légitimité des hommes et des femmes à dire leurs plaisirs sexuels [

 [1]].

Il ne s’agit pas de présenter la pornographie comme une activité faite uniquement pour le plaisir, mais de montrer qu’elle prend sens dans des trajectoires collectives, et relève finalement d’une gestion des dominations ordinaires. « Au moins je m’amuse, je baise » : cette remarque d’une jeune actrice exprime bien ce dernier point. La pornographie est un espace professionnel par certains aspects satisfaisant comparé à d’autres. Pour expliquer cette valorisation, l’acquisition du capital sexuel est importante. Les actrices accumulent des compétences, nécessaires à l’exercice du métier : une connaissance des corps masculins et féminins, des capacités à réaliser des pratiques par ailleurs peu courantes, mais aussi à se constituer en objet de fantasmes. Pour les femmes, ces compétences permettent de mettre en question la subordination initiale de la sexualité féminine. Une jeune actrice met ainsi en regard sa première relation sexuelle, vécue à 14 ans, avec l’expérience acquise dans son métier : « C’était pas la bonne personne, ça s’est mal passé. C’était un garçon qui m’exploitait sexuellement, un mec qui me forçait à faire des choses que je voulais pas… Donc pour moi la sexualité c’était quelque chose de très contraignant, de douloureux, de désagréable, d’éprouvant, et ensuite je me suis libérée peu à peu en prenant confiance en moi, en prenant confiance de mon corps, et une fois que la confiance a été assez importante, j’ai tout dégagé, j’ai passé le cap, j’ai fait table rase ».

Le décalage des pratiques réalisées devant la caméra avec les pratiques sexuelles ordinaires, mais plus généralement le rôle de femmes désirantes que les actrices doivent incarner, « l’image de la salope », selon le mot de l’une d’entre elles, ne doivent donc pas nécessairement être conçus comme un exercice imposé. Incarnation des fantasmes masculins, ils sont aussi l’occasion de prendre des positions inédites, de « tester ». Ce rapport expérimental au travail comme à la sexualité n’a de sens qu’au sein des limitations ordinaires de la sexualité féminine, que le travail pornographique permet pour une part de lever.

Ce capital est également mobilisé dans les relations conjugales. Mais s’il distingue les hommes qui le possèdent, sa possession féminine a des effets plus ambivalents : « C’est notre métier, on a appris des techniques, on sait faire des fellations de quinze façons différentes. Évidemment, ça impressionne, parce que je bouge beaucoup, je fais pas l’étoile de mer comme les filles qui restent sur le dos, et je suis pratiquement tout le temps dessus, parce que je sais que je peux me donner du plaisir moi-même. Ça attire et ça impressionne un peu ». La position d’expertise sexuelle féminine relève, pour le partenaire masculin, de la promesse d’une relation sexuelle réussie, mais aussi de l’inversion d’un rapport de pouvoir. Une autre actrice souligne les rôles actifs que lui permet d’investir le travail pornographique, rôles qu’elle prend dans sa sexualité privée : « Les femmes qui ont besoin de découvertes avant d’entamer une relation sexuelle, moi j’ai pas besoin de ça. Y’a des filles qui vont dire : "Je couche pas le premier soir" : pourquoi j’attendrai ? Si j’en ai envie, c’est pas salope de coucher le premier soir ». S’il est nécessaire de souligner que « c’est pas salope », comme de noter que « ça impressionne », c’est que l’investissement féminin dans la sexualité, et plus encore la revendication d’une maîtrise des rencontres sexuelles, rompt avec les normes d’une sexualité féminine sentimentale et réservée. Ce n’est pas la commercialisation de la sexualité, mais l’affirmation féminine d’un intérêt pour la sexualité qui est considérée comme problématique [11

].

Un métier invivable ?

Cette acquisition féminine d’un capital sexuel est donc ambivalente, elle n’est pas non plus exempte de douleurs. Pour les actrices beaucoup plus que pour les acteurs, l’exercice de la sexualité que permet la pornographie ouvre une exploration de son corps et de ses désirs, mais elle n’est pas nécessairement plaisante. Une actrice d’une vingtaine d’années peut ainsi dire, à propos du fist-fucking, « je ne savais pas si je m’en sentais capable », « je me suis essayé, moi-même » : l’expérience n’est pas vraiment concluante, « mais au moins je sais ce que ça fait ». Les sodomies, parfois réalisées avec brutalité, sont souvent craintes par les actrices, qui pourtant ne peuvent s’y soustraire.

La question qui se pose pourtant, c’est moins ce qui force les actrices à faire de la pornographie, que ce qui empêche la pérennisation de cette activité. En effet, alors que les acteurs peuvent envisager une carrière relativement longue, notamment en passant derrière la caméra, les actrices ont des carrières courtes. Peu d’entre elles parviennent à devenir réalisatrices, alors même qu’une partie des débutantes envisage la réalisation comme une extension de leur travail ou une reconversion possible. L’adaptation nécessaire aux impératifs pornographiques pour celles qui veulent faire carrière explique en premier lieu cette évolution : si, lors des premières scènes, la sodomie, la double pénétration ne sont pas requises, elles sont rapidement exigées par les réalisateurs et les producteurs. Elles ne sont pas nécessairement des pratiques violentes en elles-mêmes, mais contribuent à une usure des corps des actrices, pliés aux exigences de la production.

C’est également la valorisation des débutantes par les réalisateurs et les producteurs qui explique les difficultés des actrices à se maintenir dans le métier. Les couvertures des magazines spécialisés, sur lesquelles apparaissent chaque mois de nouvelles actrices, en sont un signe. Elles nous renseignent moins sur le désir de diversité inhérents aux fantasmes masculins que sur une gestion de la main-d’œuvre féminine dans laquelle le turn-over est très important. La brièveté des carrières des actrices ne s’explique pas, ou pas seulement, par les difficultés d’un métier dans lequel on entrerait sous la contrainte, et qu’on quitterait honteuse. Elle se comprend dans le contexte d’un métier construit pour ne pas être viable.

Plusieurs actrices soulignent ainsi la faible évolution de leurs salaires, malgré le savoir-faire et la notoriété qu’elles acquièrent progressivement. Alors qu’elles sont, beaucoup plus que les réalisateurs et les acteurs, celles qui font le prix d’un film (elles sont d’ailleurs mieux payées que ces derniers), elles ne bénéficient de ce statut qu’à très court terme, sans réelle possibilité de faire carrière. Privilégier les « nouvelles » au détriment des « anciennes », ce n’est donc pas seulement jouer sur le fantasme de la jeunesse. C’est également mettre en place un processus de disqualification et d’exclusion des actrices confirmées, et assurer le renouvellement d’une main-d’œuvre plus jeune, donc plus malléable et moins exigeante. C’est finalement assurer un partage inégal des profits du fantasme de la débutante.

Pourquoi exclure ainsi celles qui veulent faire carrière dans le monde de la pornographie ? L’acquisition d’un capital sexuel est un point central de ce fonctionnement. L’acquisition féminine d’un capital sexuel accroît l’autonomie des actrices, et remet ainsi en question l’arrangement des sexualités. La valorisation des débutantes sur le marché des fantasmes doit alors être compris comme un mécanisme qui maintient le monopole masculin du capital sexuel dans un monde qui permet l’acquisition féminine d’une autonomie sexuelle. Actrices et réalisatrices sont dans une situation contradictoire, puisqu’elles doivent à la fois mobiliser un ensemble de compétences et gérer les effets négatifs de ces savoirs, dans leur métier comme dans leur vie privée.

Identifier les profits du travail pornographique, sans réduire ceux-ci à leur dimension marchande, permet ainsi de souligner l’existence d’un rapport spécifique à la sexualité, qui conçoit celle-ci comme un domaine à investir et un espace hiérarchisé. Cela permet également de saisir les enjeux de lutte au principe de l’organisation du travail : il y a une lutte autour du capital sexuel, le monde de la pornographie étant à la fois pour les actrices une porte de sortie de leur subordination et le lieu d’un rappel à l’ordre. Les analyses qui occultent les profits de la pornographie, y compris pour les actrices, ne peinent pas seulement à rendre compte des motifs de leur engagement. Elles contribuent à réitérer les multiples rappels à l’ordre que ces dernières subissent.

P.-S.

Le travail pornographique de Mathieu Trachman est paru aux éditions La Découverte. Cet article a été publié dans la revue Contretemps.
Nous le reproduisons ici avec l’autorisation de l’auteur.

Notes

[1] C’est un des mérites des porn studies que d’avoir mis cette pornographie au centre de ses analyses. Voir Linda Williams (éd.), Porn Studies, Durham et Londres, Duke University Press, 2004.

[2] Voir par exemple les travaux de Richard Poulin, Sexualisation précoce et pornographie, Paris, La Dispute, 2009.

[3] André Béjin et Michaël Pollak, « La rationalisation de la sexualité », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 62, 1977, pp. 105-124.

[4] Voir notamment John D’Emilio, « Capitalism and Gay Identity », in Ann Snitow, Christine Stansell et Sharon Thompson, Powers of Desire. The Politics of Sexuality, New York, Monthly Review Press, 1983, pp. 100-113 ; Gayle Rubin, Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, textes réunis et édités par Rostom Mesli, Paris, EPEL, 2010, et en particulier le chap. 4.

[5] Sur ces aspects présents dans certaines franges du travail sexuel, voir Elizabeth Bernstein, « Travail sexuel pour classe moyenne », Genre, sexualité et société, [En ligne], n° 2, 2009 [2007]. URL : http://gss.revues.org/index1058.html.

[6] Milukman, X Business. Les dessous du sexe sur internet, Paris, First Editions, 2009, p. 37.

[7] Sur cette notion, voir également John Levi Martin et Matt George, « Theories of Sexual Stratifications : Toward an Analytics of the Sexual Fields and a Theory of Sexual Capital », Sociological Theory, vol. 24, n° 2, 2006, pp. 107-132 ; Adam Isaiah Green, « The Social Organization of Desire : The Sexual Fields Approach », Sociological Theory, vol. 26, n° 1, 2008, pp. 25-50.

[8] Voir Michel Bozon et Yannick Lemel, « Les petits profits du travail salarié. Moments, produits et plaisir dérobés », Revue française de sociologie, n°31, 1990, pp. 101-127.

[9] Dans l’enquête Contexte de la sexualité en France, 16% des femmes déclarent avoir subi des rapports forcés ou des tentatives de rapports forcés. Voir Nathalie Bajos, Michel Bozon et l’équipe CSF, « Les violences sexuelles en France : quand la parole se libère », Population et sociétés, n° 445, mai 2008, en ligne : http://www.ined.fr/fichier/t_publication/1359/publi_pdf1_pop_soc445.pdf.

[10] [[L’enquête Contexte de la sexualité en France l’établit clairement. Voir Nathalie Bajos et Michel Bozon (dir.), Nathalie Beltzer (coord.), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, La découverte, 2008, en particulier les chapitres 17 et 25.

[11] Voir Paola Tabet, La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, Paris, L’Harmattan, 2004.


Voir en ligne : Les profits du travail pornographique


[1L’enquête Contexte de la sexualité en France l’établit clairement. Voir (...)" id="nh10">10

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