Accueil > 2012 > novembre > En Grèce, le chant de la crise

En Grèce, le chant de la crise

Alexandra Delcamp | monde-diplomatique.fr | novembre 2012

lundi 5 novembre 2012

aaa
   
En Grèce, le chant de la crise
Alexandra Delcamp | monde-diplomatique.fr | novembre 2012
    

Athènes, février 2012.

− Vous n’avez pas ça, vous autres, en Europe...  »

Les musiciens du Kapnikarea, petit café d’Athènes, viennent juste d’interpréter un rébétiko du célèbre Markos Vamvakaris, en réponse à une énième conversation sur la crise. La chanson, intitulée Markos le ministre, tourne le pouvoir en ridicule. Vamvakaris se rêve ministre, payé pour s’empiffrer et fumer le narguilé.

− “Ça” quoi  ? Et comment ça, “en Europe”  ?

− Des gens qui chantent et dansent leur peine et leur misère, vous n’avez pas ça, vous. De toute façon, en Europe, vous ne savez plus être ensemble. Je ne dis pas que vous n’avez jamais su. Je dis juste que vous ne vous rappelez plus comment on fait.  »

Les musiciens ont repris. La cliente aux longs cheveux blonds qui se plaignait de n’avoir jamais eu aussi peu d’argent se lève et danse. Avec tout l’entrain que donne la nostalgie des mélodies orientales. Joyeuse tragédie de la condition humaine.

− Mais tu n’es pas européen, toi  ?

− Tu entends ça, Kosta  ? La petite demande si je suis européen  !  » Les deux hommes partent d’un rire tonitruant. «  Je suis grec, je n’ai rien à voir avec l’envahisseur. Ils nous ont menti. Ils nous ont dit qu’avec l’Europe nous serions protégés, nous serions plus forts. Et on les a crus  ! On s’est protégé de la Turquie, des Balkans, mais pas de l’Europe. Je n’avais jamais eu faim, moi, avant l’Europe.  » 

La blonde s’est rassise. On lui offre un verre. Les conversations repartent. La crise, le chômage, les petites tragédies du quotidien, les femmes... A la santé de Takis, et de ses belles paroles  ! (Ainsi appris-je le nom de mon interlocuteur.) Le musicien au bouzouki ferme les yeux. Souffrance et délivrance passent tour à tour sur son visage, à mesure qu’il pince les cordes. Les autres l’écoutent religieusement. Même les conversations se sont arrêtées. C’est un taximi, longue introduction improvisée. Quand la chanson démarre enfin, on peine à entendre les paroles tant les clients applaudissent.

Une vieille femme s’est engouffrée entre les tables du minuscule café, un panier à la main. Elle vend des fleurs et du thym. Nous, légèrement vêtus sous la chaleur des chauffages d’extérieur, elle, par trois fois emmitouflée dans d’épais châles de laine ne laissant apparaître que son visage, deux mèches de cheveux gris le long des joues fatiguées, elle, rappel fantasmatique de la pauvreté hivernale. Sans un mot, elle pose son attirail sur une table. Et elle danse, seule. Elle tourne lentement sur elle-même, sans direction, titubant comme ivre de rythme. Ses bras semblent obéir aux lois de l’attraction par le sol, et soudainement, comme pris par une convulsion, ils s’élancent vers le ciel, brisant la circularité du rythme, puis retombent, comme résignés à ne pouvoir suivre que le rythme de la terre, le rythme cyclique dont ils ne seront libérés que par la prochaine brisure de mesure, l’instant d’un spasmodique éveil. 

«  Voilà ce que j’entends par “ça”.  » Takis s’est retourné vers la vieille. Les clients qui l’avaient encouragée pendant la danse l’applaudissent à tout rompre. «  D’où viens-tu  ? Et quelle douce peine t’a fait danser  ? Assieds-toi et raconte.  » Lentement, la vieille retire le châle qui lui couvrait la tête. «  Je suis Electre de Lacédémonie, j’ai 82 ans, et parce que j’ai vécu, je vais vous raconter mon histoire.  » Le silence s’est fait autour d’elle. Mais elle ne raconte pas, elle chante : «  Aman, aman...  » Les yeux fermés, la main qui cherche les vers suivants en même temps que le cœur. Longue plainte aux accents d’Asie mineure. «  Aman  » : «  pitié  » en turc. «  Aman, aman, de la naissance à la mort, nous ne faisons que passer dans ce monde trompeur. Aman, aman, les fleurs sauvages de Lacédémonie, les belles fleurs de ma jeunesse, je les vends maintenant, aux Athéniens sans mémoire, aman, aman, aux Athéniens sans mémoire qui ne connaissent que le béton. Moi qui parle déjà avec la mort, aman, aman, écoutez ma plainte : la pauvreté mangera la dernière des fleurs.  » 

Non, nous n’avons pas ça en «  Europe  ». Mais qu’avons-nous, au juste  ? Victor Hugo, Goethe, Shakespeare  ; Debussy, Mozart, Handel : la vieille Europe. Mais les fréquentons-nous au quotidien  ? Combien d’entre nous peuvent dire qu’ils connaissent et «  pratiquent  » régulièrement les œuvres de ces grands hommes  ? Nous les connaissons par ce que d’autres ont écrit sur eux, par le tapage des publicités, par le bruit de la culture. Là sans doute se tient la différence. Nous avons le bruit, les Grecs ont la musique. Et ce qu’elle porte en elle s’étend de l’Occident à l’Orient, des gloires antiques au béton contemporain. Notre culture est grandeur passée. La leur est humanité vivante. Les frontières entre les pays, les Grecs n’ont pas attendu l’Europe pour les abolir.

 Le soir est tombé. Je descends la rue Ermou en direction de la place Monastiraki. Sephora, H&M, Zara, Marks & Spencer, Benetton... : immenses magasins à plusieurs étages. La mégalomanie de l’homo oeconomicus me donne l’impression d’être minuscule. Un instant, j’oublie que je suis en Grèce. Je pourrais être n’importe où en Europe...

Dans le quartier de Psiri, les baffles des bars sont saturées de succès commerciaux : Shakira, Lady Gaga, et même «  Je veux  » de la chanteuse française Zaz. Il semble que toute la jeunesse athénienne soit ici, pour boire et fumer le narguilé.

«  Non, nous ne sommes pas européens.
Nous avons trop d’identité pour cela  »

Je m’engouffre dans un taxi. Le poste de radio est allumé sur la station Rebetika. Le chauffeur ne doit pas avoir plus de 30 ans. Je lui fais part de ma satisfaction d’entendre de la musique grecque. «  Tu viens d’où  ?  » Croyant avoir été trahie par mon accent, je lui réponds que je suis française. L’air étonné, il tourne enfin la tête vers moi. 

− Je voulais dire : dans quel quartier tu étais  ? Parce que si tu viens de Psiri, j’allais te dire que pour entendre de la musique grecque, il faut attendre 1 heure du matin. Il n’y a plus que ça, à cette heure-là. Quand on a bu, on apprécie mieux. Quand même, tu es bizarre pour une Européenne.

− Pourquoi  ?

− D’abord parce que tu parles grec, et d’habitude les étrangers nous parlent en anglais comme si on était tenus de comprendre  ; ensuite parce que tu préfères nos musiques aux vôtres.  »

Sur le trajet, des banques calcinées. 

Je retrouve mes amies grecques dans un rébétadiko près de la rue Acharnon. En attendant que les musiciens s’installent, nous discutons d’Europe, de crise et de rébétiko. Elles qui sont jeunes, peut-être se sentent-elles européennes  ? Silence. 

− Ecoute, me dit Popi, je ne sais pas trop ce que veut dire “se sentir européen”. D’accord : nous parlons tous plus ou moins anglais, nous achetons les mêmes produits que vous, nous écoutons les mêmes merdes commerciales, mais pour le reste, je ne vois pas. Si tu parles de l’économie, oui, nous sommes européens. Si tu parles des gens, de la culture, nous ne le sommes pas. Nous avons trop d’identité pour cela.

 − Trop d’identité  ?

− Exemple : les gens qui mangent, boivent et fument autour du rébétiko. Ils chantent avec les musiciens, et dansent quand ils ont de la peine ou quand ils sont joyeux. Ça, c’est l’âme de la Grèce.

− Mais maintenant, avec la crise, les gens ne peuvent plus se payer des sorties tous les soirs comme il y a encore trois ans. Les rébétadika ne sont plus remplis comme autrefois, où l’on faisait la queue dehors dans l’espoir qu’une table se libère. Imagine qu’on en arrive à un point où plus personne ne puisse se le payer  ?  »

Toutes se mettent à rire.

— Ma petite Alexandra, répond Popi, je gagne 800 euros par mois, et je fais partie des privilégiés. Même s’il faut que je me prive de nourriture pendant une semaine, je sortirai. Les Grecs acceptent plus facilement d’avoir faim que de se priver de musique.  »

Evi renchérit aussitôt :

— Moi, je suis infirmière, je n’ai pas touché de salaire depuis trois mois. Et où je suis ce soir  ?  »

Proximité des tables oblige, le groupe d’à côté a entendu notre conversation. Un homme d’une soixantaine d’années nous aborde : «  J’ajouterai que la crise est une raison de plus pour sortir dans les rébétadika. Le rébétiko est né de la pauvreté, il y a presque un siècle. Il est toujours là, et je vais te dire pourquoi : le rébétiko, c’est l’alcool de l’âme. Le chant est un exutoire à nos souffrances, c’est en lui que nous puisons la force de résister.  »

Je rentre, ne sachant plus d’où je viens, ni qui je suis. Ecrasée par une Europe qui ignore le «  παν μέτρον άριστον (1)  » de ce peuple qui, conscient de son humanité, a toujours résisté aux extrêmes et vécu de ses paradoxes, qui toujours aima la beauté et sut lui rendre hommage, et qui jamais, même dans les circonstances les plus dures, n’a cessé de célébrer l’humain, jamais n’a craint aucun dieu, pas même celui du «  tout-quantitatif  » qui gouverne l’Europe, cette Europe que nous, qui ne la dirigeons pas et ne pouvons que la subir, avions rêvée tout autre, de ce peuple enfin qui chante les os identiques (2) du riche et du pauvre enfouis dans la terre noire, primauté de l’humanité sur toute division humaine, je trouvais en cette froide soirée de février mes raisons de chanter, et de vivre.

Alexandra Delcamp

Doctorante à la Sorbonne (Paris V), où elle termine une thèse sur le rébétiko. Voir aussi, sur le site L’Archipel contre-attaque, son article «  La Grèce, les Grecs et ce qu’on leur laisse  » (juin 2012).

aaa

(1) «   L’excès en tout est un défaut   », Aristote. Expression encore employée aujourd’hui.

(2) Stratos Pagioumtzis, «   Ouvrez les tombeaux   », 1937.


Voir en ligne : En Grèce, le chant de la crise

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.