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Équateur : retour sur une tentative de putsch

Maxime Combes, Sophie Chapelle | 6 octobre 2010

jeudi 7 octobre 2010

Que s’est-il passé lors de la tentative de coup d’État en Équateur, qui a fait vaciller l’un des gouvernements de cette « gauche latino » aussi diverse que variée ? Existe-t-il des similitudes avec les tentatives de renverser la présidence d’Hugo Chavez au Venezuela huit ans plus tôt ? Ou s’agit-il d’une simple contestation corporatiste qui a dégénéré ? Éléments de réponse avec Marc Saint-Upéry, journaliste et spécialiste de l’Amérique latine qui vit à Quito.

Basta ! : Que s’est-il passé ce jeudi 30 septembre en Équateur ?

Marc Saint-Upéry [1] : Le 29 septembre, le Parlement approuve une loi d’homogénéisation des salaires du secteur public impliquant la suppression de plusieurs primes accordées aux policiers et aux militaires. Des courriers électroniques et des tracts anonymes circulaient, semble-t-il, dans les casernes. Ils dénonçaient ce que les membres des forces de l’ordre considèrent comme une atteinte inadmissible à leurs avantages acquis. Alerté sur l’agitation régnant au sein d’un régiment de policiers de la capitale, le président de la République décide de se rendre en petit comité à la caserne en question. Il tente de convaincre les policiers des bienfaits de sa politique salariale et leur rappelle les augmentations considérables qu’il leur a accordées. Les policiers rebelles continuent à huer le chef de l’État. Certains mentionnent que le seul qui a vraiment fait quelque chose pour eux est l’ancien président Lucio Gutiérrez, un colonel élu en 2003 et déposé en avril 2005 par une rébellion civique à laquelle a participé Correa. Dans le style typiquement provocateur qui est le sien, le chef de l’Etat défie les insurgés : « Si vous voulez tuer ce président, faites le ! ». Les choses tournent au vinaigre et, au moment d’évacuer la caserne, le chef de l’État, qui souffre d’un problème au genou lui ayant valu plusieurs interventions chirurgicales, est violemment agressé, notamment par des policiers masqués. Il se réfugie dans la clinique adjacente du personnel de police, où il est soigné.

Quelle est la situation dans le reste du pays ?

Près de 40.000 policiers et quelques rares unités militaires se mettent en grève, bloquant routes et aéroports. Flairant l’impunité totale, la délinquance se déchaîne. La situation est particulièrement grave dans le port de Guayaquil, la ville la plus peuplée du pays. Des scènes de pillage, des dizaines d’agressions et des braquages s’y déroulent. Rafael Correa est ensuite « séquestré » pendant une demi douzaine d’heures dans la clinique de la police. Il y est en fait protégé à l’intérieur par une unité d’élite tandis que les policiers insurgés l’empêchent de sortir. Des négociations s’amorcent dans une ambiance de chaos. Pendant ce temps, le gouvernement impose un programme officiel unique à toutes les chaînes de télévision. Quelques petits milliers de manifestants descendent dans la rue pour défendre le Président. Le ministre de la Défense déclenche alors une intervention militaire qui se conclut par un combat très violent et la libération du chef de l’État dans la soirée. Le bilan des victimes est d’au moins huit morts et une centaine blessés.

S’agit-il d’une tentative de coup d’État à l’image de celui contre Hugo Chavez en 2002, ou de simples manifestations de mécontentement qui ont dégénéré ?

Le coup d’État contre Chavez en 2002 s’est déroulé dans une ambiance de polarisation sociale et politique hystérique. Avec d’énormes manifestations des deux camps à Caracas, le soutien actif de presque tous les partis et personnalités d’opposition, des chambres de commerce, de secteurs importants de l’armée et de son état-major, de la majorité des médias privés, de la hiérarchie ecclésiastique et du Département d’État américain. En Équateur, aucun de ces acteurs ne s’est prononcé en faveur de la rupture de l’ordre constitutionnel. Malgré quelques mécontentements corporatifs latents, l’hostilité de l’opposition de droite et de certains groupes d’extrême-gauche, ainsi que la critique presque systématique mais pas vraiment séditieuse des médias, la situation dans le pays est beaucoup moins tendue. L’ Équateur de 2010 n’est pas le Venezuela de 2002. Reste que l’opposant de droite Lucio Gutiérrez a dénoncé depuis Brasilia – où il était présent en tant qu’observateur électoral – la « tyrannie » de Rafael Correa. Il est patent que des hommes de Gutiérrez et des individus infiltrés parmi les policiers ont joué un rôle dans cette affaire, mais il est difficile de définir lequel.

Quelles sont les hypothèses sur l’organisation du putsch ?

Selon l’une des hypothèses avancées dans les cercles officiels, les organisateurs de la déstabilisation comptaient sur un effet domino qui, en quelques jours, aurait mobilisé des unités importantes de l’armée, des secteurs de la fonction publique mécontents de la nouvelle loi et une partie du mouvement indigène, aujourd’hui en conflit ouvert avec le pouvoir. La majorité de l’opposition et des élites économiques aurait alors fini par se rallier ouvertement au mouvement. L’intervention impromptue de Correa aurait donc bouleversé leur plan et, paradoxalement, étouffé le complot dans l’œuf. Ce n’est pas dénué de sens. C’est bien là le modus operandi de certains mouvements de rébellion précédents. Je doute cependant que les conspirateurs aient pu parvenir à leur fin. Malgré certains mécontentements, le gouvernement jouit encore d’une forte légitimité. La cote de popularité de Correa tourne autour de 65%.

Certains évoquent une tentative d’assassinat…

D’autres disent qu’il s’agissait dès le départ de tuer le président, notamment à l’occasion d’un prétendu « feu croisé », pour créer le chaos et décapiter son mouvement, Alianza País. Ensuite, une alternative de gouvernement aurait pu s’élaborer via des mécanismes institutionnels ou des élections. Il est presque certain que Correa a été la cible de menaces de mort. Mais celles-ci sont surtout proférées à partir du moment où les policiers constatent que le président ne céderait pas à leurs revendications et que l’armée allait intervenir. Comment les conspirateurs pouvaient-ils savoir à l’avance que le chef de l’État allait venir les défier dans leur propre fief ? S’il n’y était pas allé, comment auraient-ils pu l’assassiner ?

Cette tentative de coup d’État a surpris à la fois les observateurs et le gouvernement. Que révèle-t-il sur la situation politique en Équateur ?

Le gouvernement prétend mener une « révolution » pacifique et construire une forme de « socialisme » assez peu défini. À mon sens, c’est plutôt une espèce de gouvernement « technocratique et jacobin » engagé dans une entreprise de modernisation capitaliste plus ou moins post-néolibérale, avec de forts éléments de redistribution sociale et de relance du rôle de l’État, mais aussi une forte dépendance du pétrole et d’autres produits d’exportation primaires. Le gouvernement Correa incarne à la fois une forme de rupture avec les gouvernements précédents - davantage de transparence, présence de jeunes technocrates progressistes et de personnalités liées aux mouvements sociaux... - tout en maintenant certains facteurs de continuité, avec le personnel politique des régimes antérieurs ou la subsistance de vieilles pratiques d’accumulation de pouvoir, voire de gestion de négoces et de prébendes. Le tout sous la direction d’un président jeune, intelligent, dynamique et charismatique, mais non dépourvu d’arrogance messianique. Le style agressif et provocateur de Correa agace non seulement ses opposants, mais aussi une partie de ceux qui l’ont soutenu. L’opposition politique est dispersée et sur la défensive. Les grandes lois régulatrices susceptibles d’affecter les intérêts de certaines élites économiques n’ont pas encore été votées. L’accumulation, dans certains secteurs, de ressentiments et de frustrations est bien réelle, mais trop limitée et dispersée pour mettre en danger l’hégémonie de la « révolution citoyenne ». Cela n’a toutefois pas empêché un secteur passablement aventurier de l’opposition de droite de tenter de capitaliser certains mécontentements dans une sorte de « lumpen-putsch » étrangement mal organisé.

Comment ont réagi la population et la société civile ? Qu’en est-il du mouvement indigène, qui a par le passé joué un rôle clef dans le départ d’anciens présidents ?

À l’exception de certains députés de droite, proche de Lucio Gutiérrez, de certains secteurs syndicaux contrôlés par un parti d’origine maoïste en rupture radicale avec le gouvernement et, semble-t-il, d’une fraction régionale du mouvement indigène, tous les secteurs organisés, des mouvements populaires aux organisations patronales en passant par le maire de droite de Guayaquil et l’état-major de l’armée, ont manifesté leur refus de la rupture de l’ordre constitutionnel. La question de savoir qui est plus ou moins sincère n’est guère pertinente, ce soutien formel est un fait politique majeur en soi. Le parti Pachakutik, bras parlementaire du mouvement indigène a demandé de façon virulente la démission du président et la constitution d’un front national contre son « autoritarisme » et son « attitude dictatoriale ». Mais la puissante Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE), au terme d’un débat long et houleux, a réaffirmé son opposition politique au gouvernement tout en dénonçant fermement ce qu’elle considère comme une tentative de coup d’État de la droite. Dans la rue, les mutins n’ont pratiquement pas réussi à mobiliser au-delà de familles de policiers et de quelques groupes étudiants liés aux maoïstes. Du côté du gouvernement, les manifestations sont loin d’avoir été très massives, mais elles ont suffi à remplir la place du palais présidentiel et les rues adjacentes à la clinique de la police. Donc à étayer le sentiment de légitimité du pouvoir.

À quels défis sont confrontés Rafael Correa et son gouvernement après ces événements ? Correa affirme que ce qui s’est passé ne sera « ni oublié, ni pardonné ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Le président va probablement essayer de capitaliser sur ces évènements pour revendiquer encore plus fortement sa légitimité, défier l’opposition et resserrer les rangs au sein de ses propres troupes. On y constate parfois certains flottements, en particulier au niveau du Parlement. Il n’est pas dit qu’il y parvienne totalement. Sur le plan juridique, la chose est assez délicate. Qui peut-on considérer comme les auteurs intellectuels ou matériels d’un soulèvement policier assez généralisé mais aux objectifs hétérogènes ? Pour l’instant, trois colonels ont été arrêtés puis remis en liberté surveillée. Le gouvernement vient d’annoncer une augmentation substantielle des soldes. Certains proches du pouvoir signalent la présence parmi les insurgés de personnages obscurs et mal identifiés, peut-être liés au monde du renseignement policier et militaire et du narco-trafic, peut-être avec des accointances colombiennes. Or dans un pays comme l’Équateur, purger la police est à la fois justifiable et nécessaire, mais c’est aussi prendre le risque de fournir des recrues à des formes particulièrement redoutables de criminalité paramilitaire.

Propos recueillis par Sophie Chapelle et Maxime Combes


Notes

[1] Auteur de Le rêve de Bolivar. Le défi des gauches sud-américaines, La Découverte, 2007.


Voir en ligne : Équateur : retour sur une tentative de putsch

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