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« Voici pourquoi je refuse la Légion d’honneur »

Annie Thébaud-Mony | reporterre.net | lundi 6 août 2012

lundi 6 août 2012



« Voici pourquoi je refuse la Légion d’honneur »
Annie Thébaud-Mony | reporterre.net | lundi 6 août 2012


La scientifique Annie Thébaud-Mony refuse la Légion d’Honneur que lui a décerné Cécile Duflot. Ce geste permet d’alerter sur le manque de recherche sur les maladies professionnels, l’impunité qui protège les industriels criminels, la dégradation constante de la santé au travail et environnementale. Voici la lettre qu’elle a écrit à la ministre.

Annie Thébaud-Mony - 6 août 2012


Madame la ministre,

Madame Cécile Duflot Ministre de l’égalité, des territoires et du logement,

Par votre courrier du 20 juillet 2012, vous m’informez personnellement de ma nomination au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur et m’indiquez que vous êtes à l’origine de celle-ci. J’y suis très sensible et je tiens à vous remercier d’avoir jugé mon activité professionnelle et mes engagements citoyens dignes d’une reconnaissance nationale. Cependant - tout en étant consciente du sens que revêt ce choix de votre part - je ne peux accepter de recevoir cette distinction et je vais dans ce courrier m’en expliquer auprès de vous.

Concernant mon activité professionnelle, j’ai mené pendant trente ans des recherches en santé publique, sur la santé des travailleurs et sur les inégalités sociales en matière de santé, notamment dans le domaine du cancer. La reconnaissance institutionnelle que je pouvais attendre concernait non seulement mon évolution de carrière mais aussi le recrutement de jeunes chercheurs dans le domaine dans lequel j’ai travaillé, tant il est urgent de développer ces recherches.

En ce qui me concerne, ma carrière a été bloquée pendant les dix dernières années de ma vie professionnelle. Je n’ai jamais été admise au grade de directeur de recherche de 1e classe. Plus grave encore, plusieurs jeunes et brillant.e.s chercheur.e.s, qui travaillaient avec moi, se sont vu.e.s fermer les portes des institutions, par manque de soutien de mes directeurs d’unité, et vivent encore à ce jour – malgré la qualité de leurs travaux - dans des situations de précarité scientifique.

Quant au programme de recherche que nous avons construit depuis plus de dix ans en Seine Saint Denis sur les cancers professionnels Giscop, bien que reconnu au niveau national et international pour la qualité scientifique des travaux menés, il demeure lui-même fragile, même s’il a bénéficié de certains soutiens institutionnels. J’en ai été, toutes ces années, la seule chercheure statutaire. Pour assurer la continuité du programme et tenter, autant que faire se peut, de stabiliser l’emploi des jeunes chercheurs collaborant à celui-ci, il m’a fallu en permanence rechercher des financements - ce que j’appelle la « mendicité scientifique » - tout en résistant à toute forme de conflits d’intérêts pour mener une recherche publique sur fonds publics.

Enfin, la recherche en santé publique étant une recherche pour l’action, j’ai mené mon activité dans l’espoir de voir les résultats de nos programmes de recherche pris en compte pour une transformation des conditions de travail et l’adoption de stratégies de prévention. Au terme de trente ans d’activité, il me faut constater que les conditions de travail ne cessent de se dégrader, que la prise de conscience du désastre sanitaire de l’amiante n’a pas conduit à une stratégie de lutte contre l’épidémie des cancers professionnels et environnementaux, que la sous-traitance des risques fait supporter par les plus démunis des travailleurs, salariés ou non, dans l’industrie, l’agriculture, les services et la fonction publique, un cumul de risques physiques, organisationnels et psychologiques, dans une terrible indifférence. Il est de la responsabilité des chercheurs en santé publique d’alerter, ce que j’ai tenté de faire par mon travail scientifique mais aussi dans des réseaux d’action citoyenne pour la défense des droits fondamentaux à la vie, à la santé, à la dignité.

Parce que mes engagements s’inscrivent dans une dynamique collective, je ne peux accepter une reconnaissance qui me concerne personnellement, même si j’ai conscience que votre choix, à travers ma personne, témoigne de l’importance que vous accordez aux mobilisations collectives dans lesquelles je m’inscris. J’ai participé depuis trente ans à différents réseaux en lutte contre les atteintes à la santé dues aux risques industriels. Ces réseaux sont constitués de militants, qu’ils soient chercheurs, ouvriers, agriculteurs, journalistes, avocats, médecins ou autres... Chacun d’entre nous mérite reconnaissance pour le travail accompli dans la défense de l’intérêt général.

Ainsi du collectif des associations qui se bat depuis 15 ans à Aulnay-sous-bois pour une déconstruction - conforme aux règles de prévention - d’une usine de broyage d’amiante qui a contaminé le voisinage, tué d’anciens écoliers de l’école mitoyenne du site, des travailleurs et des riverains. Ainsi des syndicalistes qui - à France Télécom, Peugeot ou Renault - se battent pour la reconnaissance des cancers professionnels ou des suicides liés au travail. Ainsi des ex-ouvrières d’Amisol – les premières à avoir dénoncé l’amiante dans les usines françaises dans les années 70 – qui continuent à lutter pour le droit au suivi post-professionnel des travailleurs victimes d’exposition aux cancérogènes. Ainsi des travailleurs victimes de la chimie, des sous-traitants intervenant dans les centrales nucléaires, des saisonniers agricoles ou des familles victimes du saturnisme...

Tous et chacun, nous donnons de notre temps, de notre intelligence et de notre expérience pour faire émerger le continent invisible de ce qui fut désigné jadis comme les « dégâts du progrès », en France et au delà des frontières du monde occidental.

La reconnaissance que nous attendons, nous aimerions, Madame la ministre, nous en entretenir avec vous. Nous voulons être pris au sérieux lorsque nous donnons à voir cette dégradation des conditions de travail dont je parlais plus haut, le drame des accidents du travail et maladies professionnelles, mais aussi l’accumulation des impasses environnementales, en matière d’amiante, de pesticides, de déchets nucléaires et chimiques... Cessons les vraies fausses controverses sur les faibles doses. Des politiques publiques doivent devenir le rempart à la mise en danger délibérée d’autrui, y compris en matière pénale. Vous avez récemment exprimé, à la tribune de l’Assemblée nationale, votre souhait d’écrire des lois « plus justes, plus efficaces, plus pérennes". En qualité de Ministre chargée de l’Egalité des territoires et du logement, vous avez un pouvoir effectif non seulement pour augmenter le nombre des logements mais légiférer pour des logement sains, en participant à la remise en cause de l’impunité qui jusqu’à ce jour protège les responsables de crimes industriels.

En mémoire d’Henri Pézerat qui fut pionnier dans les actions citoyennes dans lesquelles je suis engagée aujourd’hui et au nom de l’association qui porte son nom, la reconnaissance que j’appelle de mes vœux serait de voir la justice française condamner les crimes industriels à la mesure de leurs conséquences, pour qu’enfin la prévention devienne réalité.

Pour toutes ces raisons, Madame la ministre, je tiens à vous renouveler mes remerciements, mais je vous demande d’accepter mon refus d’être décorée de la légion d’honneur. Avec l’association que je préside, je me tiens à votre disposition pour vous informer de nos activités et des problèmes sur lesquels nous souhaiterions vous solliciter.

Je vous prie d’agréer, Madame la ministre, l’expression de ma reconnaissance et de mes respectueuses salutations

Annie Thébaud-Mony


Source : Courriel à Reporterre

Annie Thébaud-Mony, directrice de honoraire de recherches à l’Inserm, est aussi membre de l’association Ban Asbestos et de l’Association Henri Pézerat

Ecouter aussi : Annie Thébaud-Mony, pourquoi la situation en santé du travail ne s’améliore-t-elle pas ?

Pourquoi la situation en santé du travail ne s’améliore-t-elle pas ?


Annie Thébaud-Mony -
8 août 2012

Lire aussi : Amiante : en France, l’impunité pour les criminels


Voir en ligne : « Voici pourquoi je refuse la Légion d’honneur »

Messages


  • « Les industriels mettent leurs ouvriers en danger délibérément »
    Alexandra Bogaert | rue89.com | mardi 4 septembre 2012

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    Annie Thébaud-Mony a refusé la Légion d’honneur que Cécile Duflot, ministre de l’Egalité des territoires et du Logement, souhaitait lui accorder. Cette directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) alerte depuis trente ans sur l’épidémie de cancers parmi les ouvriers. En vain.

    Dans une lettre adressée à la ministre, la chercheuse a expliqué que son refus a pour but de dénoncer « l’indifférence » qui touche, selon elle, la santé au travail et l’« impunité » des « crimes industriels ». Elle en dit plus à Terra Eco.

    On vous a proposé la Légion d’honneur pour couronner votre carrière. Vous l’avez refusée. Pourquoi ?

    Annie Thébaud-Mony : Il y aurait selon moi une certaine indécence à être décorée alors que cela fait trente ans que je travaille sur la mort ouvrière, que je tire le signal d’alarme sur la situation dans laquelle travaillent les ouvriers, les risques qu’ils encourent pour leur santé, les risques industriels auxquels ils sont exposés, sans constater de réelle amélioration des conditions de travail. Les préconisations que j’ai pu faire n’ont pas été suivies d’effet par les pouvoirs publics.

    En tant d’années, il n’y a donc pas eu d’avancées ?

    Il y a quinze ans, l’amiante a été interdit en France. On pensait que l’interdiction d’autres produits industriels cancérogènes suivrait, mais pas du tout. Pourtant, les industriels savent que certains des produits qu’ils obligent leurs employés à utiliser sont dangereux et que les conditions de travail sont pathogènes. C’est une mise en danger délibérée de la vie d’autrui. Et pourtant, les modifications du droit du travail protègent davantage les industriels et les employeurs que les salariés.

    Avez-vous des exemples ?

    Le tableau 57 des maladies professionnelles du régime général de la Sécurité sociale liste la plupart des troubles musculosquelettiques (TMS). En 2009, une révision du tableau a raidi les critères de reconnaissance des TMS, et donc d’indemnisation des salariés. Vont-ils devoir travailler jusqu’à être handicapés ? Concernant l’exposition des salariés aux cancérogènes, aucune mesure contraignante n’a été prise malgré les alertes.

    A Montluçon (Allier) par exemple, l’usine Adisseo, qui produit de la vitamine A de synthèse pour l’alimentation animale, utilise depuis les années 1990 un cancérogène puissant, le chloracétal C5. Moins de dix ans après l’introduction de cette molécule dans la chaîne de production, plusieurs salariés ont développé un cancer du rein. Or, il existe des produits de substitution permettant de créer de la vitamine A sans chloracétal C5, mais l’entreprise ne veut pas en entendre parler car changer sa ligne de production serait coûteux. Et donc, les salariés sont toujours exposés. C’est un crime industriel.

    Dans leur ensemble, les salariés français travaillent-ils dans de bonnes conditions ?

    Non. Dans les filières de la chimie, de la pétrochimie, de l’automobile, de la métallurgie ou du nucléaire, les conditions de travail sont souvent très mauvaises. Pas tant dans la phase de production, car les mesures de confinement sont plutôt efficaces et beaucoup de procédés sont automatisés, que dans la phase de maintenance, donc de nettoyage et de gestion des déchets. Dans ces phases, les salariés sont directement exposés aux produits cancérogènes.

    L’enquête Sumer 2009 du ministère du Travail sur l’exposition aux risques professionnels a évalué à 2,4 millions de salariés [soit 13,5% des salariés, dont 70% sont des ouvriers, ndlr] ceux qui étaient exposés, la semaine précédant l’enquête, à au moins un des 25 cancérogènes listés.

    Mais cette évaluation est a minima car il existe plusieurs centaines de cancérogènes non pris en compte dans l’enquête. De même que ne sont jamais pris en compte les produits issus de la dégradation d’un processus industriel : les fumées de combustion, les poussières, les solvants des peintures qui deviennent volatiles quand on nettoie les avions par exemple.

    La directive européenne Reach ne sert-elle donc à rien ?

    Elle n’est pas vide de sens car elle introduit un principe : les industriels sont censés faire la preuve de la non toxicité d’un produit avant de l’utiliser. Mais il y a un retard abyssal. Seules quelques dizaines de produits sont examinés et aucun n’est interdit à ce stade.

    Y a-t-il une épidémie de cancers parmi les ouvriers ?

    Oui. Il y a une aggravation des inégalités face au cancer. En 1980, un ouvrier avait quatre fois plus de risques de mourir d’un cancer avant 65 ans qu’un cadre supérieur. En 2000, il en avait dix fois plus ! Et ces cancers sont liés à l’exposition, dans le cadre du travail et sur une longue durée, à de multiples cancérogènes, pas à des spécificités biologiques.

    Donc les risques augmentent alors même que les connaissances sur ces risques s’accroissent. N’est-ce pas paradoxal ?

    Si. Et c’est aussi lié au fait que les ouvriers n’ont pas le choix. Dans de nombreux secteurs, le mode de fonctionnement dominant est la sous-traitance du travail, avec sous-traitance des risques.

    Dans l’industrie nucléaire, 90% du travail de maintenance est fait par des entreprises sous-traitantes dont les employés supportent 80% à 90% de l’exposition aux rayonnements ionisants, dans des conditions de travail catastrophiques. On exige d’eux une grande flexibilité, une mobilité géographique forcée. Leurs conditions d’intervention s’aggravent, leur travail s’intensifie. Pour respecter des délais de plus en plus courts, ils peuvent enchaîner jusqu’au 20 heures de travail dans le bâtiment réacteur d’une centrale. On met donc en péril leur santé mais aussi la sûreté des installations nucléaires.

    Quand on évoque le nucléaire, on parle des risques d’accident – présents avec ce mode de fonctionnement –, mais on n’évoque jamais les dizaines de milliers de salariés sacrifiés de cette filière, alors qu’un certain nombre d’entre eux est atteint de cancers entre 45 et 55 ans.

    Les pouvoirs publics ont-ils abdiqué ?

    Ils sont bernés par les industriels qui, malgré les études et les préconisations des scientifiques, mettent constamment en doute les risques encourus par leurs employés.

    Et puis, on a aussi tendance à se représenter les risques professionnels comme étant inévitables et normaux. Ce qui est faux. Quand il y a un accident du travail, on indemnise – très mal d’ailleurs – mais sans remettre en cause le risque industriel responsable de l’accident.

    Le développement des métiers dits « verts » va-t-il aller de pair avec une amélioration des conditions de travail ?

    Oui, si cela s’accompagne de l’utilisation de matériaux plus verts. Mais reste le problème de fonds de la sous-traitance des salariés, et des institutions représentatives du personnel qui sont systématiquement bâillonnées dans les entreprises sous-traitantes.

    Le principal outil de l’amélioration des conditions de travail, c’est l’information des salariés sur les risques encourus. C’était le sens de la réforme du droit du travail mise en place au début de l’ère Mitterrand, mais qui n’a pas été suivie d’effet.

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