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Déconnection

Alain Accardo | agone.org | mercredi 2 mai 2012

mercredi 2 mai 2012

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Déconnection
Alain Accardo | agone.org | mercredi 2 mai 2012

J’ai suivi cette campagne électorale comme la précédente, avec un sentiment grandissant d’irréalité, comme si j’assistais à un spectacle un peu étrange, voire ésotérique, monté par des bateleurs pour rameuter les badauds.

Il me semble que cet effet de déréalisation, ressenti par beaucoup, est lié
à la quasi-monopolisation du travail d’information, singulièrement en matière
politique, par les grands médias et leurs journalistes. La dimension
dramaturgique ou, si l’on préfère, la part de théâtralité inhérente à toute vie
sociale, est devenue une fin en soi à mesure que s’est étendue la mise en scène
par les médias des différents aspects de notre existence. Aujourd’hui le
processus de théâtralisation est achevé : tout, la vie publique, la vie
privée, la vie intime, tout est transformé en représentations et nous sommes
tous acteurs et spectateurs à la fois. Les élections, comme le reste, ne sont
plus qu’un spectacle déconnecté de la réalité.

De surcroît, ce spectacle est réalisé par une des pires espèces de
professionnels que la classe moyenne ait historiquement engendrées : les
journalistes. Quand on allait naguère au théâtre, c’était pour voir jouer une
pièce dont l’auteur savait l’art de représenter, au moyen d’habiles fictions,
les problèmes réels de la condition humaine. Aujourd’hui, les médias viennent à
domicile, sous apparence de nous informer d’une « actualité », présentée
comme authentique – mais profondément falsifiée –, nous donner la
représentation artificieuse d’un monde réduit à la vision qu’on en a depuis les
salles de rédaction des entreprises de presse. Les auteurs ne s’appellent plus
Sophocle, Molière ou Tchékhov mais Pujadas, Calvi ou Giesbert. Des écrivains de
génie aux scénaristes interchangeables, on mesure le chemin parcouru.

Les campagnes électorales sont le moment rêvé pour déployer leur talent de
mise en scène. Leur emprise sur la représentation est totale. Des trois coups
du régisseur aux commentaires du critique théâtral, de la distribution des
rôles au choix des décors, des éclairages à la direction des comédiens, ils
fabriquent littéralement sous nos yeux une pièce qui prétend montrer la réalité
alors qu’elle n’en est que la caricature.

À chaque élection, les journalistes reprennent ces manipulations dont dépend
leur standing matériel et symbolique. Pour donner l’impression que le spectacle
se renouvelle, ils introduisent chaque fois quelques variantes scénographiques,
telles que le « grand oral » auquel ils ont décidé de soumettre les
candidat(e)s de la présidentielle comme si c’étaient de simples étudiant(e)s de
Sciences Po. Nul doute que la prochaine étape verra les journalistes s’ériger
carrément en jury d’admission pour désigner le meilleur des prétendants et
l’introniser eux-mêmes. La souveraineté populaire aura alors vécu – ou plutôt
elle sera enfin tout entière transférée entre les mains d’un clergé
journalistique faisant et défaisant à sa guise les cardinaux papables.

En attendant la consécration suprême, les journalistes poursuivent, élection
après élection, leur entreprise de démolition du débat démocratique. Le
procédé, rodé et ritualisé au fil des années, demeure fondamentalement le
même : convoquer le personnel politique sur des tréteaux médiatiques
dressés tout exprès, des espèces de rings où le fin du fin est d’acculer les
candidats dans les cordes en les malmenant, ou bien de les lancer les uns
contre les autres comme des coqs de combat.

Certaines personnalités, plus intelligentes ou moins conciliantes que les
autres, se rebiffent et volent dans les plumes de leurs tourmenteurs. Mais dans
l’ensemble elles font preuve d’une inlassable complaisance, quand ce n’est pas
de connivence, tant est grand leur souci de se faire bien voir d’une
corporation qui contrôle étroitement l’accès à l’expression publique. Ainsi se
sont vidées de leur contenu les campagnes électorales, transformées en comédies
insipides, destinées à faire croire à la permanence d’un combat politique, dans
une société dont les élites ne reconnaissent plus en fait que le pouvoir du
Marché. Réglées dans les moindres détails par leurs ordonnateurs, avec leurs
litanies de questions vicieuses et de réponses tactiques, allant rarement à
l’essentiel, elles ne sont plus que des liturgies d’apparence démocratique dont
les croyants du dimanche savent d’avance qu’elles n’engagent à rien pour la
semaine à venir. Un sentiment d’irréalité, disais-je…

Alain Accardo

Chronique initialement parue dans le journal La Décroissance, du mois de mai
2012.


Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude
involontaire
(2001), Introduction à une
sociologie critique
(2006), Journalistes
précaires, journalistes au quotidien
(2006), Le Petit Bourgeois
Gentilhomme
(2009), Engagements. Chroniques et autres textes
(2000-2010)
(2011).





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Transmis par Agnès Maillard ‏ @Monolecte
Wed, 02 May 2012 22:34:24 +0200





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