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ACTA : l’opposition grandit, les États se rétractent

Quentin Noirfalisse | lesoir.be/geek-politics | mercredi 15 février 2012

samedi 18 février 2012

ACTA : l’opposition grandit, les États se rétractent

ACTA : l’opposition grandit, les États se rétractent
Quentin Noirfalisse | lesoir.be/geek-politics | mardi 10 janvier 2012


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A la loi du silence imposée par la Commission européenne autour des négociations sur l’accord commercial ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement), les citoyens européens ont répondu par la logique de l’engagement. Le 26 janvier, 22 pays signaient l’ACTA au Japon. Parmi eux, la Belgique. Cet accord, qui concerne les droits de propriété intellectuelle au sens large, est négocié depuis cinq ans, mais il a fallu attendre avril 2010 avant qu’une version ne soit rendue publique.

Avant même la signature, des manifestations ont éclaté en Pologne, dans la foulée des protestations contre SOPA (Stop Online Piracy Act) et PIPA (Protect IP Act) aux États-Unis, marquées par le blackout de Wikipédia, Redditt et de milliers d’autres sites et l’opposition de millions d’internautes qui ont littéralement permis de reléguer (momentanément, du moins) ces lois aux oubliettes du Sénat et du Congrès américains.
Aux 20 000 personnes qui ont marché dans les rues de Cracovie et de Wroclaw se sont ajoutés des milliers d’autres, dans plus de 200 villes européennes ce weekend (dont des dizaines de milliers en Allemagne). Il faut dire que depuis la signature d’ACTA à Tokyo, tout allait de travers pour les tenants de cet indigeste pensum touche-à-tout et leurs soutiens. Le jour-même, Kader Arif, le député européen PS (France) qui jouait le rôle de rapporteur principal de l’ACTA, démissionnait. Ses arguments sont éclairants. “Je tiens à dénoncer de la manière la plus vive l’ensemble du processus qui a conduit à la signature de cet accord : non association de la société civile, manque de transparence depuis le début des négociations, reports successifs de la signature du texte sans qu’aucune explication ne soit donnée, mise à l’écart des revendications du Parlement européen, pourtant exprimées dans plusieurs résolutions de notre assemblée.”

Une ambassadrice s’excuse

Il est intéressant de noter qu’Arif dénonce également l’empressement de “la droite” du Parlement européen à “imposer un calendrier accéléré visant à faire passer l’accord au plus vite avant que l’opinion publique ne soit alertée.” Plusieurs vidéos où Arif s’exprime sur sa démission sont disponibles sur le site d’Arte. Plus fort encore que la démission d’Arif, il y a la grande volte-face de l’Ambassadeur de Slovénie au Japon, Helena Drnovsek Zorko, après avoir signé ACTA, en simple obéissance à une injonction supérieure et sans avoir même lu le texte qu’elle paraphait. Débordée par les emails de ses compatriotes, visiblement excédés par cette signature, elle a émis une lettre d’excuses. On peut y lire : “J’ai signé ACTA par négligence civique, car je n’ai pas fait assez attention. Dit simplement, je n’ai pas clairement fait la connexion entre l’accord qu’on m’a demandé de signé et l’accord qui, selon ma propre conviction civique, limite et restreint la liberté de participer au plus grand et plus important réseau de l’histoire humaine, ce qui pose des limites particulières au futur de nos enfants.”

L’opposition à ce traité, qui se présente notamment comme un accord “nécessaire”, dixit Karel de Gucht, Commissaire européen au Commerce, car “protéger la propriété intellectuelle, c’est protéger les emplois européens”, ne se limite pas seulement, comme le disent certains médias, à des “jeunes”, portant des masques de Guy Fawkes. Même s’ils constituent la facette qui prête le plus à nourrir les reportages télévisés, ces “jeunes” et leurs craintes quant à un traité qui obligerait notamment les acteurs du web à prévenir les infractions au copyright sur leurs réseaux sous peines de sanctions criminelles, et donc de devoir, dans le chef des fournisseurs d’accès, par exemple, organiser une surveillance des activités sur internet, ne sont pas seuls à bouillir de colère, comme vous le lirez dans quelques lignes.

N’en déplaise à Laurent Joffrin, directeur du Nouvel Observateur, qui s’est fendu d’une conclusion particulièrement remarquable dans un article traitant d’ACTA et du droit d’auteur, sur ceux qu’il appelle les “pirates” : “Les pirates sont sympathiques et distrayants. Mais ils sont essentiellement mus par l’agressivité, l’avarice et l’inculture. Ils sont comme leurs homologues des Caraïbes, Barbe-Noire ou Rackham-le-Rouge. Ils font rêver les spectateurs et plaisent aux enfants. Mais mieux vaut ne pas tomber entre leurs mains…”
Sans tomber dans la soupière des catégories hâtives de l’éditorialiste (qu’entend-il réellement par pirates ?), nous nous contenterons de commenter une de ses envolées chevaleresques. Ainsi, les pirates sont, selon l’éditorialiste, des avares, des Harpagons indignes tout à fait dépourvus de culture. La preuve : une étude menée par l’Hadopi (itself), montre que les internautes (voir l’image ci-dessous) faisant un usage illicite du partage de fichiers dépensent plus en produits et services culturels sur Internet que ceux faisant un usage licite du partage de fichiers.

La Quadrature du Net, que M. Joffrin considère comme une organisation sérieuse (jugement correct, une fois n’est pas coutume), a d’ailleurs listé une série d’études confirmant cette tendance. A titre d’exemple, et pour répondre à une autre question de M. Joffrin sur le risque d’une chute de la créativité et de la menace du téléchargement pour les petits labels, un récent article de l’économiste de la culture Victor Ginsburgh, basé sur une étude qui, à l’inverse des Pirates selon le directeur du Nouvel Obs, n’est pas “distrayante” ni dotée d’un style “sympathique” , souligne que l’offre musicale et sa diversité ne s’est pas réduite depuis l’apparition de Napster.

Une résistance tous azimuts

Revenons à nos moutons, et surtout à ceux qui ont commencé à bêler en dehors du troupeau. Dans les anti-ACTA, on retrouve une belle brochette d’individus et d’organisations qui, à l’inverse de Joffrin, n’ont pas évacué le contenu d’ACTA pour appuyer sur un “infantilisme” présupposé des “pirates du net” . Parmi ceux-ci :

  • Oxfam : dangereuse organisation de pirates fondée à Oxford, en Angleterre, ilot rebelle et punk sans foi ni loi à l’ouest de Londres. Sa branche française a émis un communiqué en décembre 2011 sur les risques qu’ACTA faisait peser sur les médicaments génériques. “Résultant d’un processus antidémocratique, cet accord touche pourtant à des domaines vitaux comme la santé, l’agriculture et la liberté d’expression et aura un impact considérable sur la vie de milliers de personnes. [...] Sous prétexte de lutter contre la contrefaçon des biens, ACTA est un dispositif extrêmement répressif qui met en danger l’accès aux médicaments génériques de plusieurs manières : il donne le pouvoir aux douanes européennes de saisir, détruire ou renvoyer aux expéditeurs, à leurs frais, des médicaments génériques importés en Europe ou en transit sur un simple soupçon d’”utilisation d’une marque confusément similaire” invoquée par un laboratoire ; il renforce délibérément l’amalgame entre faux médicaments et médicaments génériques, stigmatise les fabricants de génériques, fait peser sur eux la charge de la preuve et ne prévoit aucune réparation du préjudice subi en cas de saisies abusives”, explique le communiqué.
  • Article 19 : une ONG active dans le champ de la liberté d’expression, mais qui abrite sans doute de dangereux groupuscules de pirates dépositaires d’un agenda caché visant à instaurer l’ère du téléchargement illégal généralisé. Article 19 craint des entraves “à la libre circulation des informations et au libre échange des idées entre individus, globalement et particulièrement via Internet” et insiste sur le déséquilibre, dans le traité, entre les “intérêts en matière de propriété intellectuelle des compagnies privées” et les “droits des individus à la liberté d’expression et d’information”.
  • Treize lauréats du Prix Sakharov pour la liberté de penser, tous connus pour leurs grands instincts de pirates “incultes”, voire barbares, ont signé un appel aux membres du Parlement européen afin qu’ils rejettent ACTA. “Au nom de la mise en application du droit d’auteur, l’Union européenne et d’autres signataires deviendraient obligés de faire pression sur les acteurs de l’Internet, les forçant à surveiller le réseau et y faire la police. Cette pression sera renforcée par la menace de sanctions criminelles pour des raisons aussi vagues que de contribuer ou d’aider à l’infraction. Forcer des compagnies à entrer dans une censure d’Internet sans supervision judiciaire afin de protéger des modèles économiques pour la plupart surannés serait une violation disproportionnée de la liberté d’expression, d’information et de communication”, écrivent-ils.


A ces quelques exemples d’opposition se rajoutent le Président du Parlement Européen, le social-démocrate Allemand Martin Schultz (accord “déséquilibré”) et le gouvernement allemand, qui a fait savoir qu’il ne signerait pas ACTA pour le moment, attendant que le Parlement européen s’exprime d’abord. Quatre autres pays européens ont également refusé de ratifier le traité : la Pologne, la République tchèque, la Roumanie et la Slovaquie. Après avoir vu la déferlante de manifestants agiter ses rues, Donald Tusk, le Premier ministre polonais a décidé, début février, de suspendre le processus de ratification d’ACTA, considérant “que les arguments des internautes [étaient] justifiés”. En juin 2011, le Sénat mexicain appelait déjà son gouvernement à refuser toute ratification de l’accord.

Flou, désinformation et visions contraires

En Belgique, et pour rappeler définitivement qu’ACTA n’hérisse pas que la centaine de manifestants présents sur les marches de la Bourse dimanche dernier, Ecolo avait déjà publié un communiqué en décembre pour appeler à ne pas “céder à la logique de privatisation des biens communs de la planète”. Le député européen PS Marc Tarabella s’inquiétait quant à lui du “flou et de la désinformation” flottant autour de l’accord commercial et du fait que le Parlement européen ait été à peu de choses près exclu des débats pendant une grande partie du processus.

Dans les rangs du Sénat belge, André du Bus (CDH) a d’ailleurs posé une question à Johan Vande Lanotte, le Ministre de l’économie, sur ce mystérieux accord qui surgissait tout d’un coup dans les médias. Vande Lanotte s’est efforcé de le rassurer avec un argumentaire (accompagné d’une lettre) qui n’est pas sans rappeler celui envoyé (en compagnie d’une lettre de persuasion) par le Commissaire européen au Commerce, Karel De Gucht, aux députés européens. En deux mots, ACTA semble tout à fait inoffensif sous la plume de De Gucht.

Il ne s’occuperait que des “infractions à grande échelle et organisées” contre la propriété intellectuelle. Toutefois, souligne l’EDRI (une plateforme qui regroupe 28 organisations défendant les libertés civiles dans la société de l’information), il n’y a pas de spécifications quant à

“un niveau minimum d’infraction qui pourrait être criminalisé par ACTA. ACTA demande aux parties d’au moins criminaliser les infractions effectuées pour des avantages économiques directs et indirects, des avantages commerciaux directs et indirects ou pour aider ou contribuer à une telle infraction. Dans l’absence d’une définition de ces activités, la Commission européenne n’a aucune manière de savoir si seules les infractions à grande échelle seront couvertes.”

Des droits fondamentaux oubliés

De Gucht insiste également sur le fait qu’ACTA ne change pas le droit européen. Cependant, une opinion rédigée par une belle brochette d’experts du droit stipule clairement que “contrairement aux déclarations répétées de la Commission européenne et de la résolution du Parlement européen du 24 novembre 2010, certaines dispositions d’ACTA ne sont pas entièrement compatibles avec le droit européen et requerront, directement ou indirectement, une action supplémentaire au niveau européen.” Les juristes ne se privent d’ailleurs pas de rappeler que les dispositions d’ACTA “n’assurent pas un équilibre entre les intérêts des différentes parties, étant donné qu’elles éliminent des protections existant dans le droit international ou, après avoir renforcé les mesures de mise en application, n’introduisent pas des mesures de protection correspondantes.”

En gros, ajoute l’EDRI, les sanctions criminelles prévues par ACTA sont inédites dans la législation européenne actuelle. “Par exemple, la disposition extrêmement disproportionnée voulant que les dédommagements soient équivalents à la valeur au détail des biens [contrefaits] en question.” La Quadrature du Net ajoute également que “durant un procès, le détenteur des droits aura le droit de suggérer sa manière préférée de calcul des dommages”.

L’organisation, qui milite depuis plusieurs années contre le traité ACTA, renvoie également à une autre opinion, émise par Le Comité économique et social européen, rappellant que certains droits fondamentaux (droit à l’information, à la culture, à la sélection des semences, à la santé, etc.) “ne sont pas suffisamment pris en compte” tout en dénonçant la multiplication de lois penchant du côté des détenteurs de contenu.

“Les droits relatifs à la propriété intellectuelle doivent persévérer dans leur rôle traditionnel de moteurs de l’innovation et de la croissance. Le système que la Commission veut développer doit préserver cet aspect conventionnel sans se tourner entièrement vers une approche purement basée sur les biens ou des aspects financiers.”

Reste à savoir si la Commission veut réellement, après cinq années de manoeuvres en coulisse, entrer dans le débat public et politique auquel ACTA, en toute logique, ne peut échapper, tant l’accord se distingue avant tout par sa capacité à diviser et à réprimer plutôt qu’à réfléchir, avec recul et mesure, à la question plus large de la créativité.

Quentin Noirfalisse

Illustrations : JB_Graphics, puis un petit florilège de propagande contre ACTA

Photos : Adrien Kaempf et Maximilien Charlier





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