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Pour Courroye, la vie privée n’existe pas

Jean Marc Manach | bugbrother.blog.lemonde.fr | mardi 3 janvier 2012

mardi 3 janvier 2012

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Début décembre, le Monde publiait une enquête édifiante révélant comment la police a fait parler les "fadettes" du Monde, au point d’espionneridentifier, non seulement plusieurs de ses journalistes, mais également des membres de leurs familles, des enfants, et même leurs petits copains... Fin décembre, le procureur Philippe Courroye y répondait par deux lettres ouvertes révélant une partie de sa stratégie de défense.

Les axes privilégiés par son avocat révèlent aujourd’hui que si Philippe Courroye a certes espionné des journalistes du Monde, il n’aurait pas pour autant violé la loi : d’une part parce que s’il est interdit de violer le secret des sources des journalistes, ceux qui le font ne peuvent pas pour autant être reconnus comme auteurs d’infraction, mais également parce que le délit de "collecte illicite de données à caractère personnel" ne servirait selon lui qu’à protéger les internautes des méchants spammeurs...

Le premier spam identifié comme tel a été envoyé en mai 1978, 5 mois après l’adoption de la loi informatique et liberté, qui ne visait donc bien évidemment pas à réprimer la publicité non sollicitée, mais bel et bien à protéger les citoyens d’un fichage généralisé de la population à destination de la police, mais aussi et surtout... de la Chancellerie, et donc du ministère de la Justice, et donc des procureurs.

LexTimes.fr vient de publier les axes de défense du procureur Philippe Courroye, accusé d’avoir espionné des journalistes du Monde en exploitant leurs "fadettes" (factures détaillées). En décembre dernier, la Cour de cassation avait estimé qu’il avait porté une "atteinte au secret des sources" qui n’était ni "justifiée", ni "nécessaire" ni "proportionnée". A contrario, Me Jean-Yves Dupeux, son avocat, estime que la procédure intentée contre son client est totalement "injustifiée".

Pour le démontrer, Me Dupeux souligne tout d’abord que "si la loi pose en principe la protection des sources, il n’y a cependant pas de sanction pénale qui en sanctionne le non-respect". Le procureur Courroye n’aurait donc selon lui pas commis, "quoi qu’il arrive", d’infraction pénale, puisque si la loi protège bel et bien la protection des sources des journalistes, elle ne prévoit pas pour autant de condamnation pour ceux qui ne la respectent pas : Courroye a donc bel et bien violé la loi... mais il est impossible de le condamner pour cela.

La vie privée n’existerait que sur le Net...

L’avocat Dupeux souligne par ailleurs que la constitution de partie civile déposée par le Monde, ne pouvant s’appuyer sur une infraction pénale "qui n’existe pas", vise donc l’infraction de "collecte illicite de données à caractère personnel", un délit spécial prévu par la loi informatique et liberté de 1978. Or, et selon lui, matériellement, ce délit vise l’action "consistant à aller sur Internet saisir un fichier et à s’en servir pour faire une prospection commerciale à l’égard des gens qui sont sur le fichier".

Un peu d’histoire de l’Internet suffit pourtant à savoir que la définition même du terme Internet date de… 1982, et que la loi informatique et libertés, adoptée en 1978, puise ses racines dans le scandale -révélé, en 1974, par un journaliste du Monde-, du fichier SAFARI, qui visait alors à interconnecter l’ensemble des fichiers administratifs français, afin d’aider le travail des ministères de la Justice et de l’Intérieur (voir Safari et la (nouvelle) chasse aux Français).

L’objectif de ce fichier SAFARI était en effet de "centraliser au ministère de l’intérieur, grâce à un puissant ordinateur, près de 100 millions de fiches réparties dans les quelques 400 fichiers des services de police. Pour certains, c’est la porte ouverte à la mise en fiche des citoyens" :

En effet, en rassemblant les données enregistrées dans les mémoires et les fichiers des divers services publics ou para-publics tels que les services de police, ministères de la justice, des armées, la sécurité sociale, banques, etc., en rassemblant ces données, on peut, d’une seule pression sur un seul bouton, tout savoir sur un individu.

Il suffit pourtant de consulter le Journal Officiel du 7 janvier 1978 pour y lire, en page 229, l’article 25 de la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés :

Art. 25 - La collecte de données opérée par tout moyen frauduleux, déloyal ou illicite est interdite.

L’article 42 de cette même loi punissait alors de "un à cinq ans de prison et d’une amende de 20 000 à 2 000 000 de francs, ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque aura enregistré ou fait enregistrer, conservé ou fait conserver des informations nominatives" en violation des dispositions de l’article 25, peine depuis codifiée dans l’article 226-18 du Code pénal :

Le fait de collecter des données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 300 000 Euros d’amende.

Spécialisé dans le domaine du droit de la presse et du droit des medias, Jean-Yves Dupeux était récemment interrogé au sujet de l’affaire DSK : pour lui, la presse et les journalistes verserait dans l’autocensure, et n’iraient pas "assez au fond des choses sur les éléments de la vie privée qui ont des conséquences sur le comportement d’une personnalité publique".

Pour autant, Jean-Yves Dupeux ne défend pas particulièrement la liberté de la presse. Avocat de Brice Hortefeux suite à son "lapsus" sur les Auvergnats arabes, mais également dans le cadre de l’enquête ouverte pour violation du secret professionnel après la révélation de ses conversations téléphoniques avec un protagoniste du dossier Karachi, Jean-Yves Dupeux fut aussi l’avocat de Claude Guéant contre Médiapart, de Cécilia Sarkozy contre sa biographe non autorisée, mais également de Dieudonné, du père Wenceslas Munyeshyaka (accusé de génocide et viols au Rwanda). Jean-Yves Dupeux a aussi permis à la Société Générale de condamner le site ElectronLibre.info, et au juge Burgaud, qu’il défendait, de condamner Libération...

Le fait, pour l’avocat du procureur Courroye, de réduire la notion de violation de la vie privée à la seule collecte d’adresses emails par des spammeurs en dit long sur la perception biaisée que d’aucuns se font de la notion de "vie privée".

Dans la même veine, les défenseurs d’Edvige avaient ainsi avancé qu’ils ne comprenaient pas le problème posé par ce fichier de renseignement policier puisque les internautes "balançaient tout sur Facebook", comme si les dealers, voleurs, espions et autres auteurs d’infractions s’en vantaient sur Facebook (cf Le problème, c’est la vie publique, pas la vie privée). En tout état de cause, ce n’est pas parce qu’on partage, sur le web, sa vie publique -et non sa vie privée, comme on l’entend hélas trop régulièrement, cf Les « petits cons » parlent aux « vieux cons »), que cela autoriserait pour autant un procureur à espionner les appels téléphoniques de journalistes, ou de leurs enfants.

jean.marc.manach (sur Facebook & Google+ aussi) @manhack (sur Twitter)

auteur de "La vie privée, un problème de vieux cons ?"


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