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Le fichier des « gens honnêtes » repasse à l’Assemblée

Jean Marc Manach | bugbrother.blog.lemonde.fr | mardi 13 décembre 2011

mardi 13 décembre 2011

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Les députés débattront, ce mardi 13 décembre en fin d’après-midi et dans la nuit, de la création du "fichier des gens honnêtes" (sic), du nom donné par le rapporteur (UMP) de la proposition de loi relative à la protection de l’identité. L’objectif affiché est de lutter contre l’usurpation d’identité, et donc de ficher l’état civil, l’adresse, la taille et la couleur des yeux, les empreintes digitales et la photographie de 45 à 60 millions de "gens honnêtes".

Le sujet est "tendance" : l’usurpation d’identité en ligne est en effet devenue un délit, en janvier, à l’occasion de l’adoption de la LOPPSI2. Le mois dernier, le gouvernement a par ailleurs créé un fichier relatif à la lutte contre la fraude documentaire et l’usurpation d’identité, qui fichera usurpateurs et victimes « présumés ».

Mais pourquoi, dès lors, créer un fichier de 45 à 60 millions de "gens honnêtes" ?... Parce qu’il en va des intérêts stratégiques des industriels français, n°1 mondiaux des titres d’identité sécurisés et des empreintes digitales, comme le reconnaissait Jean-René Lecerf, le sénateur UMP à l’origine de la proposition de loi :

Les entreprises françaises sont en pointe mais elles ne vendent rien en France, ce qui les pénalise à l’exportation par rapport aux concurrents américains.


Rapporteur de la proposition de loi à l’Assemblée, le député UMP Philippe Goujon fut encore plus clair : "Comme les industriels du secteur, regroupés au sein du groupement professionnel des industries de composants et de systèmes électroniques (GIXEL), l’ont souligné au cours de leur audition, l’industrie française est particulièrement performante en la matière" :

Les principales entreprises mondiales du secteur sont françaises, dont 3 des 5 leaders mondiaux des technologies de la carte à puce, emploient plusieurs dizaines de milliers de salariés très qualifiés et réalisent 90 % de leur chiffre d’affaires à l’exportation.
Dans ce contexte, le choix de la France d’une carte nationale d’identité électronique serait un signal fort en faveur de notre industrie.

Présidé par Sagem Morpho (groupe Safran), n°1 mondial de l’empreinte digitale, la section carte à puces du Gixel réunit notamment Oberthur, Thalès, l’Imprimerie nationale et Gemalto. Le GIXEL s’était déjà fait connaître il y a quelques années en proposant de déployer des installations de vidéosurveillance et de biométrie dès l’école maternelle :

"La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles, il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles.

Plusieurs méthodes devront être développées par les pouvoirs publics et les industriels pour faire accepter la biométrie. Elles devront être accompagnées d’un effort de convivialité par une reconnaissance de la personne et par l’apport de fonctionnalités attrayantes :

Éducation dès l’école maternelle, les enfants utilisent cette technologie pour rentrer dans l’école, en sortir, déjeuner à la cantine, et les parents ou leurs représentants s’identifieront pour aller chercher les enfants.
Introduction dans des biens de consommation, de confort ou des jeux : téléphone portable, ordinateur, voiture, domotique, jeux vidéo
Développer les services « cardless » à la banque, au supermarché, dans les transports, pour l’accès Internet, ...

La même approche ne peut pas être prise pour faire accepter les technologies de surveillance et de contrôle, il faudra probablement recourir à la persuasion et à la réglementation en démontrant l’apport de ces technologies à la sérénité des populations et en minimisant la gène occasionnée. Là encore, l’électronique et l’informatique peuvent contribuer largement à cette tâche".

Le « fichier des gens honnêtes » ? Une « bombe à retardement »

De son côté, Claude Guéant compte profiter de l’occasion pour permettre une exploitation policière de ce fichier des "gens honnêtes", quand bien même cela va à l’encontre des textes de lois nationaux et européens et que le Sénat s’est déjà, par deux fois, résolument prononcé contre ce détournement de finalité, au nom des risques que cela pourrait poser.

Les sénateurs, conscients des risques posés par la perspective de ficher de 45 (en première lecture) à 60 (en seconde lecture) millions de "gens honnêtes", avaient interdit toute possibilité d’utilisation policière de ce fichier. A contrario, à l’Assemblée, Claude Guéant avait défendu une telle extension de ses possibilités, au motif qu’aucun député ne pourrait décemment s’opposer "à ce que la justice utilise tous les moyens pour faire triompher la vérité". Et l’on vit donc 7 députés de la majorité UMP (face à 4 députés de l’opposition) voter pour le fichage de 45 à 60M de "gens honnêtes"…

En deuxième lecture, le Sénat s’était, de son côté, prononcé massivement contre toute forme d’utilisation policière de ce fichier, "hors de toute réquisition judiciaire", au motif qu’il constituait, selon François Pillet, son rapporteur (UMP), "une bombe à retardement pour les libertés publiques" (c’est lui qui souligne, et grasse), comme il l’a déclaré le 3 novembre dernier :

« Démocrates soucieux des droits protégeant les libertés publiques, nous ne pouvons pas laisser derrière nous un fichier que, dans l’avenir, d’autres, dans la configuration d’une Histoire dont nous ne serons pas les écrivains, pourront transformer en outil dangereux et liberticide. » Toujours dans le déroulement de l’Histoire nous aurions laissé possible la métamorphose perverse d’une idée protectrice. « Que pourraient alors dire les victimes en nous visant ? »Ils avaient identifié les risques et ils ne nous en ont pas protégés« . »Monsieur le Ministre, je ne veux pas qu’à ce fichier, ils puissent alors donner un nom, le vôtre, le mien ou le nôtre."

C’est ainsi que, et comme le souligne Jean-Jacques Urvoas, "un clivage s’est instauré à son sujet entre l’Assemblée nationale et le Sénat, avant même que ce dernier ne bascule à gauche" :

Les sénateurs n’ont accordé que quatre voix à l’amendement de M. Guéant, mais 340 à celui du rapporteur du groupe UMP (dont 127 sénateurs… UMP, NDLR). Le désaccord porte sur l’architecture du fichier le plus important jamais créé dans le pays, ce qui le distingue d’emblée de tous les autres. Il réunirait des données sur 45 millions de personnes selon notre rapporteur – excusez du peu ! – et 60 millions selon celui du Sénat.

Rappelant "combien la quantification des victimes d’une usurpation d’identité est délicate", Urvoas note également que "si la police et la gendarmerie ont constaté 14 000 faits en 2009, les estimations globales se situent autour de 100 000", ce qui pose la question de la proportionnalité d’untel fichier :

Même si la vie des victimes de telles infractions – harcelées par les huissiers, déchues de leurs droits, frappées d’interdiction bancaire – vire au cauchemar, faut-il bâtir un « fichier des honnêtes gens », qui constituera, selon le rapporteur du Sénat, une « bombe à retardement pour les libertés publiques » ? Interrogée par le président du groupe SRC, la CNIL a considéré que la proportionnalité de la conservation centralisée de données numériques à l’objectif légitime de lutte contre la fraude documentaire n’était pas démontrée.

Dans sa note d’observation, la CNIL s’inquiète également de la traçabilité associée à la carte qui, dotée d’une seconde puce électronique commerciale destinée à faciliter l’identification, voire les achats, sur l’Internet, permettra à ceux qui y auront accès de surveiller les achats (quoi, combien, quand, où ?) de leurs titulaires. Une perspective qui a eu le don d’effrayer le député PS Serge Blisko, comme le rapporte BastaMag :

« Mettre les deux puces – régalienne et commerciale – sur la carte d’identité comporte un danger plus grave : celui de rendre possible un traçage des individus, dont nous avons un aperçu avec le passe Navigo. La RATP peut suivre tous les déplacements d’un voyageur muni d’un tel titre de transport, et elle peut communiquer ces informations à la police ou à un juge d’instruction sur réquisition judiciaire.

Avez-vous besoin, en qualité de ministre de l’Intérieur, de connaître les habitudes d’achat et de consommation ou les allées et venues de millions de citoyens ? Nous sommes là dans un monde tel que décrit par Orwell dans 1984 ! »

Le fichier des auteurs et victimes "présumées"

Cette proposition de ficher de 45 à 60M de "gens honnêtes" est d’autant plus surprenante que le nouveau fichier relatif à la lutte contre la fraude documentaire et l’usurpation d’identité a précisément pour objet de "rassembler tous les éléments recueillis dans le cadre des enquêtes diligentées lorsqu’une demande douteuse de carte d’identité ou de passeport est détectée", comme le souligne la CNIL.

Créé pour gérer «  les dossiers instruits dans le cadre de la lutte contre la fraude documentaire et de l’usurpation d’identité sur les cartes nationales d’identité et les passeports  », il contiendra les "données d’identification (nom, prénom, date et lieu de naissance, sexe, adresses postales et électroniques, coordonnées téléphoniques, filiation, nationalité, photographie, signature) relatives à l’état civil réel ou supposé des personnes dont la demande de titre a été détectée comme douteuse", ainsi que "tout document permettant d’établir l’identité d’une personne (jugement, procès-verbal d’audition de proches, compte rendu de pièces probantes, etc.)".

La CNIL note également que "le traitement ne comporte pas de dispositif de reconnaissance faciale à partir des photographies qui y sont enregistrées", un point d’autant plus important que Claude Guéant voulait précisément pouvoir effectuer des recherches biométriques à base de reconnaissance faciale dans le fichier des "gens honnêtes".

75% d’innocents fichés génétiquement

Suite à la claque décision du Conseil d’Etat d’effacer 6 des 8 empreintes digitales jusqu’alors prélevées sur les détenteurs de passeports biométriques (ce qui est non seulement disproportionné, mais également illégal), Claude Guéant, et le gouvernement, ont du limiter le nombre d’empreintes digitales fichées à 2 : ils n’avaient pas le choix.

D’autre part, un amendement du rapporteur "écarte explicitement le recours à la reconnaissance faciale, qui ne pourra pas être utilisée comme mode d’accès au fichier central", alors même que Claude Guéant, à l’Assemblée, avait plaidé pour l’exploitation biométrique de ce fichier photographique des "gens honnêtes"...

Ce qui ne résout pas tout : le Conseil d’État, la CNIL et la Cour européenne des droits de l’homme se sont en effet d’ores et déjà prononcés contre ce type de fichage biométrique généralisé de personnes innocentes de tout crime ou délit, pour la simple et bonne raison qu’il s’agit là d’une violation manifeste de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, de la convention sur la protection des données du Conseil de l’Europe, et de la loi informatique et libertés…

Problème : rien n’interdira, à l’avenir, d’étendre la liste des crimes et délits permettant d’accéder au "fichier des honnêtes gens". Le FNAEG, ce fichier d’empreintes génétiques créé pour lutter contre la récidive en matière de crimes sexuels, a ainsi été, depuis, élargi aux personnes simplement "suspectées" d’avoir commis la quasi-totalité des crimes et délits…

Ce pour quoi plus de 75% des 1,2 million de personnes dont l’ADN est fiché au FNAEG sont pourtant bel et bien innocentes de ce dont elles ont été suspectées, faute d’avoir été condamnées...

L’accès à ce fichier ne sera possible que…

Contrairement au texte adopté par le Sénat, celui qui est aujourd’hui proposé aux députés veut de nouveau autoriser ce fichier à être utilisé à des fins policières, mais également aux fins d’identification des corps en cas de catastrophe naturelle ou d’accident collectif.

Afin de répondre aux préoccupations des sénateurs, le gouvernement propose cela dit que l’"accès à ce fichier ne sera possible, dans le cadre d’une enquête judiciaire, que sur autorisation d’un magistrat, dans le cadre d’une enquête de flagrance, d’une enquête préliminaire ou d’une commission rogatoire et pour des infractions directement liées à une usurpation d’identité", de sorte que la comparaison d’une empreinte digitale relevée avec celles contenues dans le fichier central ne soit possible que "sur autorisation du procureur de la République, pour les nécessités de l’enquête, à l’encontre d’une personne pour laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une des infractions suivantes" :

— l’usurpation d’identité (article 226-4-1 du code pénal), qui a été créée par la loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure

— l’escroquerie par fausse identité (articles 313-1 et 313-2 du même code)

— l’atteinte aux services spécialisés de renseignement (article 413-13 du même code)

— l’atteinte à l’état civil des personnes (article 433-19 du même code)

— l’entrave à l’exercice de la justice (article 434-23 du même code)

— le faux et l’usage de faux (article 441-1 du même code), le faux commis dans un document délivré par une administration publique (article 441-2 du même code), la détention frauduleuse d’un tel document (article 441-3 du même code), le faux en écriture publique (article 441-4 du même code), le fait de se faire procurer frauduleusement un document délivré par une administration publique (article 441-6 du même code), l’établissement d’un faux certificat (article 441-7 du même code)

— la fraude au permis de conduire (article L. 225-8 du code de la route)

— la fraude aux plaques d’immatriculation (article L. 330-7 du même code)

— la mention d’une fausse adresse ou identité aux agents assermentés des transports (article L. 2245-5 du code des transports)

— la demande indue de délivrance d’un extrait du casier judiciaire d’un tiers (L. 781 du code de procédure pénale).

Au-delà de ces questions de droit, de droits de l’homme et de libertés, la question reste donc aussi de savoir combien de députés, de la majorité comme de l’opposition, discuteront de ces questions : en première lecture, 7 députés UMP (contre 4 députés de l’opposition) avaient voté pour le fichage biométrique de 45 à 60 millions de Français...

A contrario, et au Sénat, 340 sénateurs (dont 127 UMP) avaient voté, en deuxième lecture, contre l’exploitation policière d’untel fichier, qui n’avait péniblement recueilli que 4 votes UMP.

voir aussi :
11 députés votent le fichage de 45 millions d’honnêtes gens


Voir en ligne : Le fichier des « gens honnêtes » repasse à l’Assemblée

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