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Face-à-face sur les dérives de la finance

Frédéric Lelièvre et Serge Michel et Yves Genier - samedi 11 septembre 2010

dimanche 12 septembre 2010

Le 11 janvier 2008, la ville de Cleveland assigne en justice les 21 banques qu’elle juge responsables des saisies immobilières qui dévastent leur ville. Mais les banques de Wall Street s’opposent à l’ouverture d’une procédure. Cleveland contre Wall Street raconte l’histoire d’un procès qui aurait dû avoir lieu. Un procès de cinéma, dont l’histoire, les protagonistes et leurs témoignages sont bien réels...



Face-à-face sur les dérives de la finance
Frédéric Lelièvre et Serge Michel et Yves Genier

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Jean-Stéphane Bron, réalisateur de « Cleveland vs Wall Street », qui fait le procès de la débâcle des « subprime » aux Etats-Unis, et Victoria Curzon-Price, professeure d’économie, débattent du film, du capitalisme et de son avenir

Le Temps : Victoria Curzon-Price, avez-vous aimé le film, ce procès de Cleveland contre Wall Street ?

Victoria Curzon-Price : Le film est très bon. Il a une tension dramatique du début à la fin. C’est une œuvre d’art magnifique.

– Et sur le fond du propos ?

V. C.-P. : Le film met en scène un procès contre Wall Street. En réalité, la finance n’a pas agi dans l’illégalité en proposant des prêts à des personnes insolvables. Elle s’est montrée immorale, mais elle n’a pas enfreint la loi. Les Madoff et Enron restent des exceptions. Du reste, le film se conclut sur l’appel de Barack Obama à changer les textes qui ont permis ces abus.

– Jean-Stéphane Bron, le film ne dénonce-t-il qu’un comportement immoral ?

Jean-Stéphane Bron : C’est la difficulté de l’exemple de Cleveland. La charge de la preuve n’incombe pas aux banques, mais aux familles expulsées de leur maison et de leur ville. Pour les plaignants, tout le problème consiste à trouver un argument leur permettant d’obtenir réparation par voie judiciaire. Le système américain leur permet de s’appuyer sur la jurisprudence. Il en existe une sur la nuisance publique : la ville de Pittsburgh a attaqué une fabrique d’armes en raison des dommages causés à la ville par l’usage mortel qui était fait de ses produits. Ces poursuites sont le fait de communautés, comme des villes, qui n’ont pas la possibilité d’intervenir sur la régulation de l’activité nuisible, mais tentent d’obtenir réparation pour les dommages subis.

– Les banques sont pratiquement absentes du film. Est-ce un défaut ?

V. C.-P. : Ce n’était pas l’objet du film. Du reste, même si celui-ci conclut sur le retour à meilleure fortune de celles-ci, nombre d’établissements aux Etats-Unis ne se portent pas bien. C’est même une raison de l’absence de reprise économique dans ce pays : les banques n’ayant plus d’argent, elles ne peuvent plus accorder de crédits. S’il existe une justice immanente, elle a mis les banques KO.

– Le film explique que des courtiers abusent leurs clients de manière délibérée. Ne faudrait-il pas les soumettre à plus de contrôle ?

V. C.-P. : La loi sera toujours à la traîne des comportements sociaux inacceptables. Les banques doivent être attentives à qui elles prêtent, ce qu’elles ont omis de faire avant l’éclatement de la crise des « subprime ». Je suis effectivement abasourdie par le fait que les courtiers aient pu, sur une base systématique, inscrire de fausses déclarations de revenu de leurs clients.

J.-S. B. :
Le métier de trader n’est pas réglementé. Chacun peut ouvrir sa boutique de prêts immobiliers, accorder des crédits et les revendre par la suite, à des banques ou à tout autre investisseur. Du reste, les courtiers constituent des cibles trop faciles. On ne peut pas leur attribuer l’entière responsabilité des excès. Quantité d’acteurs, qui n’apparaissent pas dans le film, sont aussi en cause, comme les institutions de crédit para-étatiques telles Freddie Mac et Fannie Mae.

Le film est une présentation métaphorique de la crise des « subprime ». Il examine à la loupe un témoignage de l’esprit du capitalisme contemporain et permet de comparer ce qu’il est devenu par rapport aux textes de ses concepteurs.

– Le capitalisme s’est-il dévoyé ?

V. C.-P. :
Le capitalisme n’est que l’agissement de personnes qui suivent leurs intérêts propres. La finance connaît des crises depuis sa création par les Italiens au XIIIe siècle. Rien que dans les pays développés, les économistes Kenneth Rogoff et Carmen Reinhart ont compté 138 crises financières systémiques depuis 1945 ! Par définition, les banques sont perpétuellement en état de faillite : elles surfent constamment sur les échéances des emprunts qu’elles ont contractés et ceux des prêts accordés à leurs clients. Tout va bien tant que ces derniers ne viennent pas tous en même temps retirer leurs fonds.

– Pourquoi tolère-t-on cette situation si elle cause tant d’instabilité ?

V. C.-P. : Cette réalité est très bien connue. On a toutefois tendance à l’oublier lors des périodes de croissance. La seule façon de mettre un terme à cette réalité est de limiter drastiquement les emprunts que les banques peuvent contracter pour leur compte propre, afin de réduire le démultiplicateur des crédits.

– Les personnes endettées ne portent-elles pas leur part de responsabilité ? Dans le film, un père de famille mis à la rue parce qu’il ne pouvait payer les traites des deux maisons qu’il avait achetées se dit prêt à tenter de nouveau sa chance…

J.-S. B. : Il y a eu dans le public une sorte de folie immobilière qui a pu toucher tout le monde. On ne peut pas incriminer telle ou telle personne ou profession. Les responsabilités sont graduelles. Certes, la sympathie naturelle de mon film se dirige vers les pauvres gens qui ont perdu leur maison en raison de la crise. Cependant, la voix du système devait aussi être entendue. Un avocat joue ce rôle. Son message revient à dire que le train va dans la bonne direction, que le mécanicien a juste manqué d’attention et qu’il y a quelques boulons à resserrer. Ce n’est toutefois pas ma conviction. Je crois que le train s’est engagé sur une mauvaise voie. J’ai néanmoins essayé de voir la situation de manière très ouverte, en me basant sur l’intuition que le prix à payer pour cette crise est énorme, pas seulement en termes sociaux, mais aussi environnementaux. Les élites s’en inquiètent du reste beaucoup.

– Pensez-vous aussi que les crises sont inhérentes à la nature humaine ?

J.-S. B. : Tout le monde peut se laisser abuser. Un mathématicien aussi brillant qu’Isaac Newton a perdu des fortunes dans l’explosion de la crise de la tulipe aux Pays-Bas au XVIIe siècle. On peut donc s’interroger sur la nature humaine et sur un possible dévoiement du système. L’être humain ne change pas, mais les règles peuvent être modifiées. Si elles sont mauvaises, elles peuvent cependant mener le monde à la catastrophe, d’autant plus qu’elles sont désormais édictées à l’échelle planétaire. Il n’empêche : faire des règles efficaces est du domaine du possible, preuve en est donnée avec le domaine aérien.

– Un meilleur contrôle des banques permettrait donc de limiter la casse…

V. C.-P. :
La réglementation est par principe en retard d’une guerre. Lorsqu’Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale américaine (Fed), a inondé les Etats-Unis de dollars pour prévenir une crise en 2001 et 2002, après les attentats du 11 septembre, il a réagi avec les recettes de la crise de 1987 et a créé les conditions de la bulle qui a éclaté en 2007. Une réglementation renforcée n’empêchera pas l’éclatement d’une nouvelle crise à l’avenir.

J.-S. B. : Elle sera moins forte.

V. C.-P. : Si l’Europe a été moins touchée par la crise des « subprime », c’est que son système financier est mieux réglementé qu’aux Etats-Unis, c’est vrai. Cette protection a toutefois un coût : les épargnants touchent des revenus moindres sur leurs placements.

J.-S. B. : N’oublions pas que derrière ce débat se cachent des visions du monde antagonistes. Celle qui a gagné et qui dicte le fonctionnement du système financier depuis vingt ans est celle qui a été mise en place par l’administration Reagan il y a une vingtaine d’années.

V. C.-P. : C’est dans les années 1930 déjà que le gouvernement américain a encouragé l’accession à la propriété, vu aujourd’hui comme l’une des causes de la crise. Les organismes parapublics de crédit immobilier que vous citiez, Freddie Mac et Fannie Mae, ont été créés à cette période. La machine lancée, il est très difficile de lui imprimer une nouvelle direction. Les améliorations qu’on peut lui porter génèrent aussi des effets pervers qui conduisent à l’effet inverse au but visé.

Je suis d’accord pour dire qu’on ne sait pas où va le train. Toutefois, si on essaie de le faire changer de voie, il risque de dérailler. C’est un constat assez désespérant.

– Ne faudrait-il alors pas modifier le projet de société, et reconnaître que tout le monde ne peut devenir propriétaire ?

J.-S. B.
:Ce serait juste revenir à parler technique et non du système. Personne à Cleveland n’a demandé de mauvais crédits, à des taux à 14%. Les « subprime » auraient pu être une excellente bonne intention. Mais s’y est greffée l’avidité poussée à l’excès. L’argent était tellement bon marché que les acteurs financiers ne voyaient pas de raison de s’arrêter. A Cleveland, la crise a pourtant éclaté dès 2004-2005. Comme cela restait isolé, on ne s’en est pas inquiété. Personne ne voulait voir le problème. Il était tellement énorme !

– Vous parlez d’une cécité collective…

J.-S. B. : Bien sûr. Si j’avais été un trader à Wall Street issu d’une famille modeste, j’aurais continué. Qui peut leur en vouloir ? Je ne veux pas prendre leur défense. Cependant, les traders ont été les monstres visibles dont les systèmes ont besoin pour masquer leur dysfonctionnement.

V. C.-P. : N’oubliez pas que la bulle spéculative aux Etats-Unis commence à enfler après les attentats du 11 septembre. L’argent déversé par la banque centrale n’a pas accéléré l’inflation, mais gonflé le prix des actifs immobiliers. Comme le montre le film, des Américains ont vu la valeur de leur maison passer de quelque 20 000 dollars à 40 000 puis à 80 000. Il s’est produit ce que les économistes connaissent bien, l’effet Pigou. Ils se sont sentis plus riches, alors que leur revenu restait le même. Beaucoup de gens sont tombés dans le panneau et ont commencé à dépenser plus.

En outre, les ménages américains épargnent à peine, seulement 2 à 3% du produit intérieur brut (PIB) ; dix fois moins qu’en Suisse. Ils sont tellement optimistes. Et le gouvernement s’endette également. Le paradoxe est que le reste du monde leur prête l’argent. Nous aussi. Avons-nous bien regardé s’ils peuvent rembourser ?

– Au fond, ce film appelle à une régulation bancaire, mais cela semble perdu d’avance…

V. C.-P. :
Non, la régulation aura lieu, même si elle prend du temps à se mettre en place. Il faudra aussi accroître la transparence du bilan des banques pour mesurer les risques qu’elles prennent.

J.-S. B. : Si le film se réduisait à un support idéologique pour diminuer la taille des banques ou juste une nouvelle forme de régulation, ce serait pour moi un échec douloureux. Je voulais finir sur une note de colère, d’indignation, nous sommes au cœur d’un débat dont la société civile doit s’emparer. On a juste commencé à débattre. Dans quel monde voulons-nous vivre demain ? Voilà une grande question qui dépasse la régulation bancaire.

La leçon de Cleveland, même si ce procès est désespéré, reste que les gens ont la volonté de résister. Notre monde isole, produit de la solitude. Or, avec une prise de conscience politique, cela peut changer. On ne va pas tout reconstruire du jour au lendemain. Dans sa rue, Barbara (ndlr : une habitante de Cleveland dont le quartier a subi des milliers de saisies immobilières) a fait la révolution en refusant d’accepter la situation. Elle s’est battue contre les banques ainsi que pour créer de nouveaux rapports entre les personnes qui vivaient près de chez elle. Le maire de cette ville industrielle qu’est Cleveland disait que la crise n’a pas seulement détruit des maisons. Elle a tué beaucoup d’espoir. Comment le mesurer ? Cela ne figure pas dans le produit intérieur brut.

V. C.-P.
 : Je crois aussi que l’esprit de communauté va grandir et subvenir aux besoins de ces quartiers. Le problème est toutefois que l’on croit pouvoir échapper à notre monde. Or il n’y en a pas d’autre. On souhaite que l’injustice dont a été victime Cleveland ne puisse pas se reproduire. Mais nous ne pouvons qu’améliorer notre système à la marge. Je suis d’accord avec votre critique de la lenteur et de la politisation du système. Cependant, les vraies révolutions, comme le communisme, ne fonctionnent pas.

J.-S. B. : Nous nous sommes mal compris. A Cleveland, on imagine des fermes communautaires pour exploiter les terres laissées. Pour penser cela, il faut envisager une forme d’utopie ou de révolution. Barbara aurait pu quitter la ville ou se résigner. Elle a préféré créer quelque chose d’autre.

V. C.-P. : Ce sera le prochain film…

J.-S. B. : C’était la fin, mais cela ne rentrait pas ! On le mettra dans les bonus.


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