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Fralib : des salariés créatifs en lutte contre une multinationale cupide

Sophie Chapelle | bastamag.net | jeudi 22 Septembre 2011

vendredi 23 septembre 2011

Ils sont plus d’une centaine de salariés à occuper leur usine de thés et de tisanes, à Gémenos, dans les Bouches-du-Rhône. Objectif : éviter la fermeture d’une activité pourtant viable et construire un projet industriel alternatif, local et écologique. Problème : le géant de l’agroalimentaire Unilever, propriétaire de l’usine et des marques Lipton et Éléphant, que les salariés accusent de détournements fiscaux au profit des actionnaires, s’y oppose. Reportage.


Photos : © Jean-Paul Duarte / Collectif à vif(s)

Les portraits au pochoir du Che tapissent les murs, les vitres, les conteneurs et même les lignes de production. Des signes de résistance à une fermeture promise. À l’accueil du site de Fralib – la Française d’alimentation et de boissons –, qui conditionne les thés Lipton et Éléphant, une feuille placardée indique les horaires de roulement. Ils sont une centaine de salariés à veiller jour et nuit sur leur usine, craignant que la direction ne vienne en catimini déménager les machines pour les emmener en Pologne.

En pleine période électorale, la perte de 182 emplois suscite des réactions. Depuis juillet, les candidats à la présidentielle se pressent jusqu’au site de cette zone industrielle de Gémenos, à 20 km à l’est de Marseille. Las des questions des journalistes, Omar, qui gère les tours de garde, clarifie les choses dès l’entrée sur le site : « Ici, on n’est pas là pour parler de Strauss-Kahn ou de Guérini. Si on reçoit les politiques, c’est pour qu’ils nous aident vraiment à sauver Fralib et qu’on parle de Fralib. »

Des salariés dépossédés de leur entreprise

Raconter l’histoire des « Fralibiens », c’est inévitablement mentionner celle d’Unilever. Multinationale anglo-néerlandaise, Unilever rachète le Thé Éléphant au groupe Ricard en 1972. Cinq ans plus tard, elle crée Fralib en fusionnant cette société avec celle des thés Lipton. À la fin des années 1990, Unilever spécialise le site de Gémenos dans les thés parfumés, les infusions et les thés verts, et confie les thés noirs à une usine située à Bruxelles. À cette époque, Fralib mène de front achat de ses matières premières, transformation, conditionnement et commercialisation.


« La logique de dépossession » évoquée par les représentants du personnel commence en 2001, avec la fermeture de l’atelier d’aromatisation humide. À cette date, débute également la réorganisation du groupe, avec le transfert des activités de commercialisation des produits de toutes ses filiales françaises – dont les thés et les infusions – à Unilever France. Puis, en 2007, une société créée en Suisse, Unilever Supply Chain Company (USCC), centralise au niveau européen les achats de matières premières. Jusqu’à ce que la nouvelle de la fermeture de l’usine de Gémenos tombe en septembre 2010.

Un milliard d’euros pour les actionnaires

Pour justifier sa décision, Unilever, qui possède trois autres usines de thés et infusions en Europe [1], fait valoir que l’unité de Gémenos est la moins compétitive, assurant 5 % du volume de production pour 27 % des coûts. Des chiffres assénés à maintes reprises par la direction mais contestés par les salariés et par un rapport d’étape financé par le conseil régional de Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Rendu public le 26 juillet 2011, il conclut à la viabilité de l’usine. « L’expert estime qu’aujourd’hui nous produisons 2 900 tonnes et que le seuil de rentabilité de l’usine se situe à 1 000 tonnes », résume Henri, un cégétiste à la barbe poivre et sel. « Dans une boîte de thé vendue entre 1,60 et 2,60 euros, la part des salaires représente à peine 15 centimes d’euro, dénonce Henri. On n’a pas besoin d’être un gestionnaire pour savoir que toutes ces marges sont faites sur notre dos. » Selon la CGT, en 7 ans (de 2001 à 2007), 13,7 milliards d’euros de dividendes ont été versés aux actionnaires. « Unilever France a fait remonter 750 millions d’euros de dividendes en 2008, après 300 millions en 2007, à sa maison mère », exposent les syndicalistes. En 2010, la firme qui emploie 167 000 personnes à travers le monde a annoncé un bénéfice net de 4,6 milliards de dollars.


La société suisse USCC récupérerait 30 % des profits réalisés par Unilever France, plus une marge sur le prix de vente des produits français. Cette réorganisation, légale selon le géant agroalimentaire, contribue à un transfert de revenus de la France vers la Suisse, estimé par le rapport à 200 millions d’euros pour 2007. « Par cette manœuvre, 67 millions d’euros sont soustraits aux impôts chaque année depuis 2007 », précise Gérard Affagard, délégué CFE-CGC. Un tract accusant le groupe « de voler le fisc et les clients » a valu à Gérard, ainsi qu’à deux délégués CGT, une assignation en diffamation. Dans l’attente d’une audience, fixée au 11 octobre, les salariés se battent pour garder leur outil de production à Marseille. « On n’est pas seulement sur la défensive, tient à préciser Henri, on porte une solution alternative et innovante dans le secteur du thé. »

Un bras de fer pour garder la marque

Ce plan B, sur lequel reposent tous les espoirs des salariés, est consigné dans un document élaboré par le cabinet d’expertise comptable Progexa. D’après ce cabinet, il y aurait de la place pour conserver l’usine. À condition qu’Unilever cède le parc des machines, les bâtiments et la marque Éléphant pour un euro symbolique. Du côté de la multinationale, on assure que « ces machines sont (…) à la disposition des projets de revitalisation viables économiquement ». L’idée de céder la marque est en revanche totalement écartée par le groupe. « L’Éléphant est une marque née en 1892 à Marseille, insistent les salariés, on veut la garder, qu’elle devienne une marque provençale et populaire, synonyme de qualité. »



Pour faire pencher la balance en leur faveur, ils ont lancé un appel au boycott des produits de la marque Lipton. Depuis décembre 2010, ils multiplient les opérations dans les hypermarchés, distribuant des tracts, faisant signer des pétitions, placardant des affiches, vidant les rayons de toutes les boîtes de thé et infusions Lipton. Le bras de fer autour de la marque Éléphant est bien engagé.

Un projet alternatif, écologique et équitable

Ce que proposent les salariés, c’est de trouver à proximité au moins une partie des réseaux de distribution et des filières d’approvisionnement. « On voudrait privilégier les producteurs locaux de plantes aromatiques, comme le tilleul de Carpentras, au lieu d’aller chercher les plantes en Roumanie pour les infusions », décrit Gérard. Entamer de nouvelles coopérations « équitables » avec des pays du Sud fait également partie des idées avancées. Comme le souhait de reconstruire un circuit d’achat des thés passant par le port de Marseille, au lieu de les faire venir d’Allemagne. « Tout ce qui va être produit doit pouvoir bénéficier à l’économie locale, résume Michel, et c’est en ce sens-là qu’on parle de partage des richesses. On ne veut plus que les multinationales se gavent ! »



Jhonny est confiant dans le projet alternatif. Dans une atmosphère parfumée par les ballots d’agrumes, il nous conduit vers l’atelier d’aromatisation. « Quand je suis arrivé ici en 1998, nous faisions de l’aromatisation à la vapeur avec des produits naturels. » Un procédé unique, qu’Unilever démantèle après 2001. « On s’est retrouvés à faire de l’aromatisation avec des capsules chimiques et ça, tout le monde peut le faire », déplore-t-il. À ses côtés, Laurence, qui faisait du contrôle qualité, confirme : « Le goût a complètement changé, et personne ne s’y retrouve. Les consommateurs sont désormais obligés de mettre deux sachets au lieu d’un seul. Avant, on recevait vraiment des branches de tilleul, des feuilles de menthe et d’oranger, que l’on coupait sur place. » « Nous voulons revaloriser les savoir-faire et diversifier les recettes de l’époque, affirme Jhonny. Les gens sur les lignes [de production] ont toutes les compétences pour reprendre l’activité avec des produits tout à fait naturels. » Et l’envie ne manque pas.

Associer salariés, investisseurs et collectivités locales

« Cette deuxième fermeture, c’est la fermeture de trop ! », estime Pierrette. Elle fait partie des 150 salariés qui, en 1998, ont vu fermer leur usine de thé du Havre. « Unilever nous disait que l’avenir était sur ce site, qu’il allait devenir le site européen du thé et des tisanes parfumées. » Comme Pierrette, ils sont une cinquantaine de salariés à quitter Le Havre pour venir travailler à l’usine de Gémenos. « C’est dur moralement, une délocalisation, on a laissé nos familles à 1 000 km, et on n’a pas forcément les moyens de les voir souvent. » Cette nouvelle annonce de fermeture ne passe pas. « C’est pas écrit dans le contrat Unilever qu’il faut prévoir la carriole », ironise l’une des salariées. « On a vraiment l’impression d’être des pions que les patrons déplacent selon leur bon vouloir, reprend Pierrette. Mais ce coup-ci, on se battra bec et ongles pour sauver notre usine. On n’a rien à perdre. On a déjà gagné la dignité de se battre. »

La suite, ils l’imaginent volontiers sans le patron actuel. Mais ils refusent de s’enfermer dans un cadre juridique strict. « On est davantage partants pour une structure mixte qui pourrait associer à la fois les salariés, d’éventuels investisseurs et les collectivités locales qui le souhaitent, explique Olivier. Tout ce que l’on arrivera à arracher à Unilever constituera le capital du collectif de salariés. On veut peser dans les choix stratégiques de l’entreprise, disposer d’un droit de veto, ce qui aujourd’hui n’est pas le cas. » L’appui du conseil régional pour financer l’étude de leur projet alternatif a ravivé tous les espoirs. 101 salariés ont remis début septembre leur lettre d’engagement à Unilever, attestant de leur volonté de soutenir le projet alternatif. La bataille commence vraiment maintenant. La « création de valeur » pour l’actionnaire aura-t-elle raison de la créativité des salariés ?

Sophie Chapelle

Photos : © Jean-Paul Duarte / Collectif à vif(s)

La pétition de soutien aux Fralibiens est en ligne ici.

Le blog des salariés de Fralib : http://cgt.fralibvivra.over-blog.com/



Notes

[1] À Bruxelles, à Katowice en Pologne et à Trafford Park au Royaume-Uni.


Voir en ligne : Fralib : des salariés créatifs en lutte contre une multinationale cupide

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