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« La France est écartelée entre la crispation sécuritaire et le pragmatisme »

entretien avec Michel Kokoreff - septembre 2010

lundi 6 septembre 2010

Professeur de sociologie à l’université de Nancy 2, Michel Kokoreff est notamment spécialiste des jeunes des quartiers populaires. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont La drogue est-elle un problème ? (Payot, 2010). En écho au dossier de Books, il analyse l’hypocrisie, à l’égard des drogues, d’une société française qui consomme mais n’en parle pas.


Votre livre est sorti à peu près au moment où émergeait, en France, le débat sur les salles de consommation de drogues. Depuis, le débat a tourné court avec la fin de non-recevoir opposée par l’Etat au rapport de l’Inserm en faveur de ces salles. Que vous inspire cette réaction des pouvoirs publics ?

Elle ne me surprend pas. Le président de la République et le gouvernement défendent et incarnent à outrance une politique hyper-sécuritaire. Mais cette crispation n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans la droite ligne, si j’ose dire, de la position de l’Etat depuis la loi de 1970, qui consiste à traiter les drogués comme des délinquants tout en jouant sur les peurs que « la » drogue suscite au sein de la société française. Ainsi, parler de « salles de shoot » n’est pas neutre. Car enfin, quel est l’enjeu ? Il s’agit non pas d’inciter à la consommation, mais de réduire les risques sanitaires et sociaux liés aux usages d’héroïne ou de crack. Et nous savons que ce dispositif fonctionne. Diverses études internationales montrent qu’il favorise une diminution de la consommation, des risques sanitaires liés à l’injection, de la contamination par le sida, des overdoses. Il aide aussi à sortir de la grande vulnérabilité sociale dans laquelle se trouvent nombre d’usagers par intraveineuse ou de « crackers ». Ce qui importe, c’est de prendre en compte ces faits afin d’orienter l’action publique de façon positive.

Cela constituerait une évolution profonde de l’attitude des pouvoirs publics, voire de la société toute entière…

En effet. Mais il n’y a pas lieu d’être totalement pessimiste. D’une part, ce débat a pu émerger malgré le contexte hyper-sécuritaire que l’on connaît. Parce que des associations (Asud, Act Up, etc) ont su apparaître comme des acteurs à part entière de ce domaine. Ils sont entendus des élus, qui sont directement confrontés aux problèmes et conduits à adopter une position pragmatique. D’autre part, une majorité de Français se disent favorables à l’ouverture de salles de consommation de drogue sous contrôle médical, selon un sondage Ipsos rendu public le 19 août dernier : 53% des personnes interrogées se déclarent très favorables (11%) ou plutôt favorables (42%) à l’ouverture de lieux « où les toxicomanes peuvent venir librement avec leur drogue pour la consommer sous contrôle médical et sanitaire », tels qu’il en existe dans certaines villes européennes. A l’inverse, 47% des Français sont opposés à cette idée. Ce débat est donc très emblématique des ambiguïtés de la question des drogues aujourd’hui.

A l’heure où la plupart des pays occidentaux, y compris les Etats-Unis, paraissent tendre vers plus de pragmatisme, le débat reste en France relativement tabou. Existe-t-il une « exception » française en la matière ?

Depuis une vingtaine d’années, la plupart des pays européens ont assoupli leur législation. Certes, les politiques sont disparates. Mais beaucoup de nos voisins considèrent l’usage comme une infraction qui ne doit plus être sanctionnée par la prison. C’est le cas en Espagne, en Italie, au Portugal, en République tchèque pour tous les stupéfiants, en Belgique, en Irlande et au Luxembourg pour le cannabis, où la loi prévoit des avertissements, des amendes. Aux Etats-Unis, un important débat s’est organisé autour de la légalisation de la marijuana, début 2009, quand l’Etat de Californie – où son usage thérapeutique est autorisé depuis 1996 – était au bord de la faillite. Les partisans de la légalisation avancent qu’elle rapporterait 1 milliard de dollars au budget de l’Etat par an.

En France, ce débat est inimaginable, pour plusieurs raisons. Il existe d’abord une véritable intolérance à l’égard des drogues illicites, et par extension des drogués. Une « panique morale » s’est emparée de la société après Mai 68 face à des consommations qui demeuraient l’apanage de couches restreintes, sans commune mesure avec l’extension quelles ont eu au même moment aux Etats-Unis. Depuis, la tolérance à l’égard du cannabis s’est accrue, ce que l’on peut expliquer comme un effet de génération et le fruit de la banalisation des consommations. Mais il est difficile d’aborder le sujet des drogues, à l’école, en famille, de façon crédible, sans tabou. Le contraste avec la définition sociale de l’alcool et le tabac est saisissant, même si les choses ont évolué pour ce dernier. Mais la prégnance du jugement moral ne doit pas masquer une autre explication : le rôle de l’Etat instituteur du social. La citoyenneté n’est possible que si la loi définit des interdits et des normes. En ce qui concerne les drogues, leur usage ne concerne pas l’individu privé, il menace la collectivité, et c’est bien celle-ci qui réagit.

Vous citez dans votre livre l’enquête de Robert Baillon, menée il y a dizaine d’années, sur les consommations illicites des lycéens ; elle montrait, à rebours des idées reçues, que l’on consommait davantage dans les « bons quartiers » qu’ailleurs. Comment expliquer que la drogue reste associée, dans l’imaginaire collectif, aux « banlieues » ?

Les enquêtes de l’OFDT comme le Baromètre Santé le démontrent avec force : consommer des drogues, en particulier du cannabis, mais aussi de la cocaïne, n’est plus un phénomène que l’on peut expliquer en termes de marginalité ou d’exclusion. Qu’on le veuille ou non, il s’agit de phénomènes de masse qui se sont fortement démocratisés depuis une dizaine d’années dans tous les pays d’Europe de l’Ouest, notamment en France. Il n’en demeure pas moins de fortes différenciations sociales. La consommation des milieux socialement bien intégrés est peu ou pas visible. Elle n’est pas ou peu enregistrée par les institutions. Elle n’est pas définie comme un problème d’ordre public ni de sécurité. C’est toute la différence avec les « banlieues », qui nous renvoient effectivement à un imaginaire des classes dangereuses du temps des Misérables. Au fond, si le sentiment peut se répandre que la drogue est partout, cet imaginaire « spatialise » l’illicite, il l’ancre dans un territoire. A travers les « jeunes à casquettes », il trouve une figure emblématique.

La politique prohibitionniste est-elle tenable ?

Le modèle prohibitionniste, dans lequel s’inscrivent la plupart des pays occidentaux, montre aujourd’hui ses limites. Car la prohibition n’a pas empêché l’essor des drogues – on le voit avec l’explosion du cannabis ou de la cocaïne, aux Etats-Unis comme en France. De plus, elle a favorisé une culture de la clandestinité, une forme d’hypocrisie sociale. A l’inverse, la politique de tolérance des Pays-Bas n’a pas conduit à une explosion des consommations – les données sur la prévalence indiquent un niveau deux fois moins important qu’en France selon les données de l’OEDT (Observatoire européen des drogues et des toxicomanies). Comment sortir de la prohibition ? C’est toute la question. L’enjeu est d’assumer une politique de gestion des drogues permettant de réorienter l’action publique vers la réduction des risques et la prévention des abus. Il nous faut tourner le dos au mythe d’une société sans drogues.


Voir en ligne : « La France est écartelée entre la crispation sécuritaire et le pragmatisme »

Messages

  • Concernant la consommation des drogues dans toutes les catégories sociales, vous dites que dans les beaux quartiers elle ne pose pas de problème d’ordre public ou sécuritaire alors que " les banlieues renvoient à un imaginaire des classes dangereuses du temps des Misérables."

    C’est peut-être oublier que les classes "dangereuses" de la fin du 19è étaient des classes frappées par la misère la plus noire, exploitées par le "capitalisme sauvage", poussées au désespoir par des conditions de vie sordides.
    Or,
    Les jeunes des banlieues ne sont pas une classe sociale ;
    Certes, ils consomment de la drogue mais surtout ils en vendent et leurs revenus substantiels les placent à l’opposé des classes misérables du 19è
    Ensuite, croyez-vous que leurs conditions de vie soient similaires ?
    Je n’en suis pas certaine, ils roulent en voitures luxueuses, paradent en vêtements de marque, imposent leurs lois aux plus faibles, aux femmes aussi. Ils sont, pour finir lourdement armés pour défendre leurs territoires et la loi du plus fort.
    Il me semble qu’on est très loin des classes sociales misérables !

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