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Indécence

Philippe Frémeaux | alternatives-economiques.fr | 18 mars 2011

mercredi 6 avril 2011

Le drame de Fukushima questionne la sécurité des centrales nucléaires en France. Et, face au risque d’accident aux conséquences irrémédiables, repose le débat éthique sur la légitimité de l’industrie nucléaire.

La catastrophe nucléaire de Fukushima a relancé le débat sur la pertinence du choix de l’énergie nucléaire. Hier encore, elle était présentée comme le moyen de faire face à la hausse annoncée du prix des énergies fossiles tout en satisfaisant aux exigences de baisse des émissions de gaz à effet de serre imposées par la menace de changement climatique. Désormais, chacun s’interroge : est-il souhaitable de sortir du nucléaire ? Et est-ce possible ?

Profil bas

Passons sur le procès en indécence fait à tous ceux qui réclament l’ouverture d’un débat sur le sujet. Surtout quand le discours est tenu par ceux qui n’hésitaient pas voici quelques jours à dire que la catastrophe de Fukushima était finalement plutôt positive pour l’industrie nucléaire française, un peu chère certes, mais la-plus-sûre-du-monde. Ceux-là mêmes qui, hier encore, étaient prêts à vendre des centrales à notre ex-ami Kadhafi… On mesure ici pleinement l’irresponsabilité partagée de nos dirigeants politiques et des élites de l’industrie nucléaire française. Les proportions prises par la catastrophe de Fukushima ont cependant contraint même les plus ardents défenseurs du nucléaire à faire profil bas. Nos ingénieurs qui avaient pourtant absolument tout prévu affirment désormais qu’ils vont tirer les leçons du drame que connaît le Japon pour améliorer encore la sûreté de notre parc nucléaire (et notamment prévenir les menaces qui pourraient peser sur les dispositifs assurant la permanence du refroidissement des réacteurs). Cherchez l’erreur : on nous serine depuis des années que tout est prévu, pourquoi alors faudrait-il changer quoi que ce soit à nos méthodes, à nos procédures ? Le simple fait d’annoncer qu’on va « tirer les leçons » de Fukushima n’est pas fait pour rassurer quand on y réfléchit bien : certaines éventualités n’auraient donc pas été prévues ?

Le risque de l’accident irrémédiable

Mais laissons aux spécialistes le débat sur la sûreté du parc nucléaire français. Et admettons que la technologie mise en œuvre en France est plus sûre que ne l’est celle utilisée à Fukushima. Cela ne retire rien aux questions fondamentales posées par l’industrie nucléaire, et notamment la nature spécifique du risque qui lui est lié. De même qu’on ne peut chiffrer la perte économique que représente le recul de la biodiversité, dès lors que nous sommes incapables de recréer une espèce végétale disparue, le risque nucléaire a un caractère absolu qui rend caducs les calculs probabilistes. On peut toujours dire que le nombre de morts engendrées par le nucléaire civil est très faible en comparaison de celui des décès liés à l’exploitation du charbon. Et ce ne sont pas les travailleurs chinois du secteur qui diront l’inverse : plusieurs milliers de mineurs trouvent la mort chaque année dans les mines chinoises. Mais l’argument ne tient pas : car ce qui est en cause dans le nucléaire n’est pas son bilan passé, mais la possibilité, même très faible, qu’un accident au caractère irrémédiable se produise, sachant qu’il faut 171 000 ans pour que le plutonium produit par les centrales perde 99 % de sa radioactivité. D’ores et déjà, au-delà des dégâts irrémédiables entraînés pour le périmètre immédiat proche de la centrale de Fukushima, les rejets dans l’atmosphère de ces derniers jours vont polluer durablement l’océan Pacifique et avec lui l’ensemble de la chaîne alimentaire halieutique.

Les dangers du colbertisme atomique

Les défenseurs du nucléaire nous expliquent aujourd’hui que tout cela est sans doute vrai, mais que l’énergie nucléaire présente des qualités telles que le risque vaut la peine d’être couru. Deux arguments sont régulièrement invoqués : le premier serait que le nucléaire assurerait la sécurité d’approvisionnement en énergie du pays et de son économie. A la différence du pétrole et du gaz, qu’il faut importer en permanence de pays à la stabilité incertaine, l’électricité nucléaire est en effet produite à domicile. A l’heure où la ville de Tokyo est menacée d’un black-out durable, on ne peut que rappeler que le choix du tout-nucléaire, tout-électrique français est plutôt un facteur d’insécurité. Penser que 80 % de notre énergie électrique provient de centrales nucléaires de technologie quasi identique n’est pas du tout rassurant. Imaginons qu’un accident sérieux apparaisse sur telle ou telle centrale qui justifierait la fermeture, à titre préventif, d’une large partie du parc : où serait alors la sécurité d’approvisionnement ? Sur un mode mineur, on a déjà pu constater, ces dernières années, que les opérations de maintenance rendues nécessaires par l’usure précoce de certains composants des réacteurs français ont rendu une bonne partie du parc indisponible, obligeant EDF à faire tourner ses vieilles centrales au fuel et à importer du courant en période de pointe. Le bon sens inciterait plutôt à ne pas « mettre tous ses œufs dans le même panier » et donc à diversifier fortement les technologies utilisées au lieu de suivre cette logique colbertiste à la française qui consiste à imposer une seule source d’énergie, produite par une seule technologie, décrétée la meilleure possible par nos polytechniciens. Des polytechniciens dont les certitudes d’hier peuvent se révéler les mensonges d’aujourd’hui : un grand merci au passage à Carlos Ghosn, qui vient de nous le rappeler avec éclat, grâce à la clochemerlesque histoire d’espionnage de Renault !

Second argument : le nucléaire assurerait notre indépendance énergétique. C’est oublier un peu rapidement que le nucléaire consomme aussi un matériau rare et importé : l’uranium. Or, en l’état des réserves mondiales prouvées, le stock d’uranium, au train où vont les choses, devrait être épuisé à la fin du siècle. Autant dire que le recours au nucléaire porte des coûts et des risques d’une durée quasi infinie alors qu’il n’apporte qu’une solution de relativement court terme.

Dernier argument apporté par les défenseurs du nucléaire : il ne serait désormais plus possible de s’en priver sans revenir à la bougie – ce que nul ne veut – tant nous sommes désormais dépendants de cette énergie. Nos erreurs passées viendraient ainsi justifier de persister dans les mêmes erreurs !

Un choix de mode de vie

Il va de soi qu’en raison même du poids du nucléaire dans la production électrique française, on ne peut abandonner cette énergie du jour au lendemain. En tout état de cause, il nous faudra bien assumer l’héritage : il va falloir gérer le stock de déchets en évitant toute solution irréversible et assumer les coûts de démantèlement des installations. Mais est-ce une raison pour ne rien faire ou au contraire une raison supplémentaire pour agir dès aujourd’hui ? La vérité est qu’il est parfaitement possible de sortir du nucléaire et qu’il ne s’agit pas d’un choix technique, mais bien d’un choix politique, d’un choix de société, d’un choix éthique même, au cœur de la nécessaire réflexion sur notre responsabilité d’êtres humains à l’égard de nos semblables et des générations futures. Un choix de mode de vie qui questionne les finalités mêmes du système économique. Ce n’est qu’à titre secondaire un choix économique stricto sensu, dans la mesure où l’arrêt du nucléaire, même progressif, supposerait de profondes modifications de notre système de production, d’autant qu’il nous faut dans le même temps continuer de réduire le recours aux combustibles fossiles, changement climatique oblige.

Et sur ce plan, les scénarios de sortie du nucléaire sont bien documentés. Ils reposent tous sur un effort majeur en matière d’économies d’énergie, qui devrait y contribuer pour un bon tiers, et par un recours massif aux différentes énergies renouvelables, sachant qu’un recours temporaire au méthane serait sans doute nécessaire, ce combustible fossile étant le moins polluant en termes d’effet de serre. Un tel choix imposerait de lourds investissements (dans le bâtiment notamment) et des changements de nos modes de vie afin de réduire au maximum les mobilités subies pour ne pas avoir à sacrifier les mobilités choisies. Il faudrait également augmenter sensiblement le prix de l’énergie électrique. En partie parce que le coût de production de l’électricité issue de technologies renouvelables demeure aujourd’hui plus élevé que celui de l’électricité nucléaire (sachant que le débat reste ouvert sur les « vrais coûts » du nucléaire, qui sont en partie socialisés et qui risquent de l’être toujours plus à l’avenir, quand l’heure viendra de démanteler les centrales existantes). L’augmentation du prix de l’énergie a aussi pour objectif de modifier les comportements des consommateurs et des offreurs d’équipement, comme on l’attendait de la taxe carbone. Reste à rendre cette augmentation acceptable en veillant à ce que la hausse des prix ne punisse pas les plus pauvres. Il suffirait pour cela de pratiquer des tarifs progressifs et non dégressifs et d’aider massivement les ménages les moins aisés à réduire leur consommation domestique. En revanche, le recours aux renouvelables, dont la production est plus intense en main-d’œuvre, profiterait massivement à l’emploi sur le territoire national, comme le montre l’exemple allemand, où le développement de l’éolien et du photovoltaïque a déjà engendré plus de 350 000 créations d’emplois.

Il est accablant de constater qu’il faut une catastrophe aussi dramatique que celle que subit aujourd’hui le Japon pour que le débat sur le nucléaire soit rouvert. Il est vrai que le choix nucléaire est au cœur du logiciel de l’Etat français. Au point qu’un quasi-consensus règne sur le sujet parmi les grands partis de gouvernement. C’est que le nucléaire civil s’inscrit dans un héritage moins économique que stratégique : il s’inscrit dans la saga gaulliste comme un élément majeur de l’indépendance nationale, dans la filiation de l’effort technologique qui a permis à la France de devenir une puissance atomique, un effort qui nous a permis historiquement de maîtriser le cycle du combustible. Même la DCNS, la direction des constructions navales en voie de privatisation, propose aujourd’hui de mettre sur le marché des mini-réacteurs construits sur le modèle des réacteurs nucléaires qui propulsent nos sous-marins, des mini-réacteurs qui seraient posés sur les fonds marins. En voilà une idée qu’elle est bonne ! Dommage qu’on ne puisse plus proposer à Kadhafi de nous en acheter un ou deux. Sans doute aurait-il été intéressé. Nos réacteurs ne sont-ils pas les meilleurs au monde, quoiqu’un peu cher ?

Philippe Frémeaux
Article Web - 18 mars 2011


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