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La corruption et ses représentations en France

Laurent Mucchielli | insecurite.blog.lemonde.fr | 24 mars 2011

samedi 26 mars 2011

Entretien avec Pierre LASCOUMES

Cher(e)s lecteurs, je vous propose aujourd’hui de lire une interview de mon collègue Pierre Lascoumes, directeur de recherches au CNRS (Centre d’études européennes, Sciences-Po Paris), spécialiste connu et reconnu de la délinquance des élites, à l’occasion de la parution de son nouveau livre : Une démocratie corruptible. Arrangements, favoritisme et conflits d’intérêt (éditions du Seuil, février 2011). Cette interview a été réalisée en compagnie d’un autre collègue chercheur au CNRS : Grégory Salle (Clersé, Lille). Bonne lecture ! Laurent Mucchielli.

LM et GS : Les chercheurs qui travaillent sur les délinquances des élites se comptent sur les doigts d’une main, alors qu’on en trouve des dizaines voire des centaines qui travaillent sur les délinquances des pauvres. Comment expliquez-vous cette situation générale ?

PL : Je vois trois raisons principales. Tout d’abord, les dossiers concernant les élites dirigeantes (politiques et économiques) sont le plus souvent traités sur le mode de la dénonciation d’un scandale. Cette dramatisation, ces montées « en affaires » font obstacle à la compréhension sociologique des situations. Ensuite, le coût d’entrée sur ce domaine est important, tant pour l’accès aux données que par la complexité (juridique, organisationnelle, économique) des dossiers. Enfin, il y a peut-être une crainte révérencielle et un obstacle idéologique à aborder la question des transgressions des élites.

LM et GS : Ce livre constitue une nouvelle étape dans un cycle de recherche d’environ trois décennies, ponctué par plusieurs ouvrages. Qu’est-ce qui a changé dans votre analyse de la corruption en France depuis vos livres Les affaires ou l’art de l’ombre (1986) et Élites irrégulières (1997)

PL : Dans les années 80 la question des différentes formes de « corruption » étaient surtout perçue comme une dimension latérale de la délinquance économique. Dans la recherche anglo-saxonne, c’est le Watergate (1972-74), c’est-à-dire la mise à jour d’abus de pouvoirs majeurs de l’exécutif, qui a fortement dynamisé la recherche sur les transgressions commises par les élites politiques. En France, ce sont surtout les historiens qui ont les premiers investi ce domaine (J-N Jeanneney, J. Garrigue, E. Monier). Dans les années 90, ce sont principalement les problèmes de financement illicites des partis qui focalisaient l’attention, mais la recherche en science sociale s’y est peu risquée. Les seules exceptions sont les travaux sur le clientélisme et sur les critiques de la politique à l’occasion des mises en cause judiciaires (J.L. Briquet, F. Sawicki, Ph. Garraud, V. Roussel). Pour ma part, il m’a fallu du temps pour définir un angle d’approche tenable. J’ai finalement retenu celui des perceptions et des représentations sociales des rôles politiques par les citoyens. L’hypothèse est que les jugements portés sur les formes et le degré de corruption dépendent fondamentalement de la façon dont les citoyens envisagent la fonction politique. Les transgressions peuvent ainsi être appréhendées comme des sorties de rôle ou des abus de fonction.

J’ai eu la chance de pouvoir constituer une équipe pluridisciplinaire d’une quinzaine de personnes, ce qui nous a permis de développer véritablement une approche « multi-méthode » avec deux phases qualitatives (monographies de 3 municipalités, focus-groups socialement contrastés) et d’une enquête quantitative (échantillon représentatif de plus de 2 000 personnes interrogées en face à face). L’entrecroisement des questionnements et des résultats de ces trois entrées a été particulièrement stimulant.

LM et GS : Quel était le problème de départ dans votre enquête ? Et au final, quels sont les résultats qui vous ont surpris et dans quelle mesure ? Y a-t-il une partie du “mystère” qui reste à vos yeux non résolue ?

PL : L’énigme de départ est simple : pourquoi une partie importante des citoyens continue t-elle à accorder sa confiance et ses suffrages à des élus mis en cause, voire condamnés pour des faits relevant des atteintes à la probité ? J’avance trois éléments de réponse.

Tout d’abord, il ne faut pas se laisser séduire par les jugements de surface et l’indignation morale que suscitent souvent ces pratiques transgressives. Au premier abord, « tout le monde » juge négativement la corruption et les abus de fonction. En fait, il y a un écart considérable entre l’énoncé de positions de principe « politiquement correctes », et les jugements concrets et casuistiques que chacun porte quand il s’agit d’apprécier un candidat précis que l’on connaît et dont a pu évaluer les actions. Dans ce dernier cas, la mise en balance des arguments favorables et défavorables est décisive et le résultat est très indéterminé.

Ensuite, j’ai montré la richesse du répertoire de justifications qui viennent excuser les conduites déviantes des dirigeants (et par là même justifier la confiance qu’on lui maintient malgré tout) : le pragmatisme (des résultats positifs justifient les moyens utilisés), le sentiment de proximité avec l’élu mis en cause (identification à celui qui nous ressemble) et le fait de voir en lui une victime (de campagnes médiatiques, de règlement de compte politique). Enfin, et ce fut ma principale surprise sociologique, une part importante des citoyens considère que les transgressions sont une composante du rôle politique. Elles en constitueraient une inévitable face noire. La tolérance de la « corruption » est souvent partie intégrante de la conception de la fonction politique.

Parmi les « énigmes » à élucider demeure la compréhension de ces moments et des facteurs de rupture où la confiance et la crédibilité politique s’effondrent et où l’élu perd sa légitimité. Ces situations sont d’autant plus intéressantes à analyser qu’en général ce n’est pas le degré de transgression légale ou le montant de la fraude qui sont en cause, mais plutôt des fautes éthiques (mensonge répété) qui ont parfois des effets puissants.

LM et GS : “Peu importent les noms, ce sont les mécanismes qu’il faut étudier“. Est-ce la condition nécessaire pour rompre avec le sens commun, ou la dénonciation étroite ? Quels sont les pièges à éviter pour le chercheur ?

PL : Je n’en fais pas une loi générale, mais je me suis appuyé sur la tradition de sociologues nord américains qui ont estimé que la personnalisation et une contextualisation trop précises de l’analyse pouvaient occulter la compréhension des mécanismes sociaux par une subjectivation envahissante et ouvrait la porte à des polémiques secondaires. Dans un domaine où domine la scandalisation, cela me semble une posture méthodologique prudente.

LM et GS : “Les systèmes d’alerte et les contre-pouvoirs démocratiques sont faibles“. Pourquoi ? Qu’elles en sont les raisons ? Peut-on déceler des changements sur ce plan ? La France se distingue-t-elle en la matière ?

PL : Tous ceux qui trouvent que l’on parle trop de la « corruption » et que cela contribue à fragiliser à la démocratie, oublient de dire que si les médias sont aujourd’hui sur les questions de défense de l’éthique publique les principaux « lanceurs d’alerte », c’est qu’aucun autre contre-pouvoir ne fonctionne vraiment. Les avis de la Cour des comptes et des chambres régionales sont les seules alertes véritables, elles n’en sont pas moins d’une prudence exemplaire et leurs effets sont incertains. Quant au respect de l’article 40 de code de procédure pénale qui fait une obligation à tout agent public de signaler au parquet des faits infractionnels, il reste purement formel. Et il le restera tant qu’il ne sera pas accompagné de sanctions effectives pour non-révélation. Enfin, la France est spécialiste des « institutions molles » c’est-à-dire d’organismes censés effectuer des contrôles mais auquel les autorités politique se gardent bien de donner des moyens et des pouvoirs. C’est ainsi le cas de la Commission pour la transparence financière de la vie politique (CTFVP), de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), du Service central de prévention de la corruption (SCPC) ou de la Commission de déontologie de la fonction publique (rendant des avis sur de possibles pantouflages). Chacun de leur rapport est révélateur de leur faiblesse. Leurs demandes répétées ne sont pas suivies d’effets. Il sera donc très intéressant d’observer sur quelles règles, garanties par quel organisme (doté de quels pouvoirs et de quels moyens) déboucheront les intéressantes propositions de la Commission Sauvé en matière de régulation des conflits d’intérêts.

LM et GS : Vous soulignez l’importance d’avoir une approche relationnelle de la corruption, pour terminer par cette idée : “La corruption est une relation à trois“. Quelles perspectives s’ouvrent sur cette base pour la recherche ?

PL : En effet, le projecteur et la stigmatisation sociale se portent prioritairement sur le « corrompu » (en fait, le décideur, celui qui dispose du pouvoir d’attribuer des ressources). Je rappelle simplement qu’il existe aussi des corrupteurs qui sont toujours intéressés à obtenir des passe-droits, à gagner inéquitablement des marchés contre leurs concurrents, etc. Là s’observe la pression constante des intérêts privés sur la décision publique. Enfin, j’attribue aussi une certaine responsabilité à l’audience, à la société civile, qui n’est le plus souvent qu’un observateur passif. Pourtant, en tant que contribuables et plus fondamentalement en tant que citoyens nous sommes tous directement concernés par ces transgressions qui ne sont en rien une « tragique fatalité ».


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