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L’Internet illimité au purgatoire (2 articles)

Andréa Fradin | owni.fr | jeudi 29 septembre 2011

samedi 1er octobre 2011

1er truk (le 2ème est à la suite) :
L’Internet illimité au purgatoire
Andréa Fradin owni.fr jeudi 29 septembre 2011

L’idée de brider Internet était promise aux enfers. À en croire les opérateurs, en particulier Orange, le projet aurait été examiné le temps d’un été - le dernier. Puis plus rien. Pas si sûr, comme le montre notre enquête.

Les discussions des fournisseurs d’accès à Internet au sein de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) ouvrent la voie à la fin de l’Internet illimité. La réalité de ce projet avait été révélée en août dernier par OWNI. Malgré les démentis entendus alors, il semblerait que l’idée ne soit pas complétement enterrée.

Il y a déjà tout ce qu’il faut dans une box

L’installation d’une sonde dans les boîtiers ADSL aux millions d’abonnés, actuellement envisagée, pourrait s’apparenter à la mise en œuvre d’un plafonnement des forfaits. Permettant, au-delà d’un certain volume de données consommées sur Internet, de couper l’accès. La sonde agirait comme un compteur déguisé.

Les différents acteurs engagés dans la réflexion rejettent l’hypothèse d’une telle évolution. Sans rassurer pour autant : tous s’accordent à dire que les boîtiers des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) contiennent d’ores et déjà les technologies nécessaires pour réaliser des contrôles. Pas besoin d’une sonde en plus : un des opérateurs nous confie que la simple activation d’un programme rendrait tout de suite la box plus active… et plus intrusive.

Si le régulateur décide de mesurer la qualité du réseau français via une “sonde matérielle” placée dans le modem, il ne ferait d’ailleurs que confirmer la confession de l’opérateur. Les FAI ne vont pas changer leur matériel pour satisfaire les besoins de l’Arcep : les coûts seraient monstrueux. Si on leur confie cette tâche, c’est qu’ils ont les capacités de les endosser.

“On est certain qu’elles [les boxes des FAI] envoient des messages à l’opérateur, confirme Stéphane Bortzmeyer, qui représente l’Afnic auprès du régulateur. La question étant : quel est le niveau de détails des messages ?

La fin du best effort, la mise à mort du net

Un autre levier, plus insidieux, permettrait aux FAI de mettre fin aux forfaits illimités et non conditionnés aux habitudes de navigation des internautes.

Les données relevées sur le réseau par les opérateurs vont servir de matière primaire à l’Arcep pour définir un “niveau de qualité d’accès à Internet suffisant”. Après le paramétrage de l’outil de mesure, c’est le second pendant de la mission du régulateur.

En-deçà de ce niveau : les opérateurs pourront être accusés de ne pas remplir leurs obligations contractuelles. Au-delà, leur prestation sera supérieure à la norme : rien ne les empêche alors de demander une contribution financière à la hauteur de cet effort. C’est peu dire que la fixation de ce curseur sera au cœur d’une âpre bataille. En gardant la main sur l’outil de mesure, les opérateurs bénéficient d’une longueur d’avance dans les négociations.

D’un point de vue commercial, les FAI ont donc tout intérêt à faire en sorte que le seuil acceptable soit le plus bas possible. Le panel d’abonnements “premium” qui s’ensuivrait serait logiquement plus large, et permettrait enfin de remédier aux lourds investissements dans les infrastructures, l’argument préféré des opérateurs dès qu’il s’agit d’élever les coûts – tel Stéphane Richard, le patron d’Orange, il y a quelques jours.

Le scénario n’est pas improbable : il suffit de jeter un œil outre-Manche pour s’en persuader. Là-bas, sans complexe, un FAI appelé “Plus Net” explique qu’il différencie la qualité de ses prestations en fonction des services (voix sur IP, jeu en ligne, peer-to-peer, mail..), de l’heure et de la somme que l’abonné est prêt à engager.

Pédagogie et tableaux à l’appui, il détaille ses offres : pour l’abonnement minimal (£6.49 à £12.99 mensuels, en fonction des zones, pour un simple accès à Internet), tous les services, VoIP, moteur de recherche et mail exclus, sont systématiquement “ralentis” à “certains moments de la journée”. Le volume de données consultables, limité à 10 giga octets (Go) par mois. En payant un peu plus cher (£11.49 à £17.99 par mois), ces mêmes services (téléchargements, jeu en ligne, etc.) sont “managés”. La qualité est sensiblement meilleure mais peut être “limitée aux périodes les plus encombrées”. Le volume de données lui, grimpe à 60 Go.

A chaque usage du net, sa qualité. Et surtout son prix. Quiconque ici ne peut pas s’offrir le luxe d’être un joueur assidu. Ou un fan de série.
Cette situation, qui différencie l’accès à Internet en fonction des services est une atteinte claire à la neutralité des réseaux. Principe qui sous-tend Internet, tel qu’il s’est développé, et qui affirme que quiconque peut accéder ou développer tout type de contenu sur le réseau, sans qu’aucun ne soit discriminé.

Mais au-delà, c’est l’idéologie même du réseau qui se voit sérieusement bousculée. C’est le “best-effort”, idée selon laquelle les opérateurs font de leur mieux pour fournir à leurs abonnés le meilleur accès à Internet possible, qui est menacé. De meilleur possible, l’accès devient le plus faible possible.

Jean-Michel Planche, dont la société Witbe figure parmi les prestataires de l’Arcep pour mesurer la qualité de service, résume en ces termes :

La mesure de la qualité d’accès à Internet a tout d’une question technique. Sauf que c’est tout sauf technique. C’est stratégique, philosophique. Ce n’est pas qu’un truc d’ingénieurs et de telco, c’est aussi un enjeu de penseur, de visionnaires, de chercheurs, qui doivent se réunir et dire ce qu’ils veulent comme Internet.

Enserré dans l’enceinte de l’Arcep et visiblement abandonné aux mains des principaux opérateurs, c’est l’avenir du réseau français qui aujourd’hui débattu. En toute discrétion.

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Les opérateurs juges et parties du net
Andréa Fradin owni.fr jeudi 29 septembre 2011

Le régulateur des télécoms cherche à déterminer la qualité du réseau français. Pour mettre en place le dispositif de mesure, il pencherait en faveur d’une sonde installée au cœur des boîtiers ADSL. Permettant ainsi aux opérateurs de s’auto-évaluer.

Mesurer la qualité d’accès à Internet. En prendre le pouls : évaluer le débit réel des échanges, la rapidité de réponse des sites ou la bande passante disponible. Quitte à s’en brûler les doigts. Un chantier à risques dans lequel l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) s’est lancée, en marge de sa réflexion sur la neutralité des réseaux.

Selon des documents confidentiels obtenus par OWNI, l’arbitre d’Internet discute depuis l’été dernier avec les acteurs du réseau des différents outils à mettre en place pour en évaluer la performance. Et s’intéresse à une solution permettant aux opérateurs d’introduire dans leur propre boîtier ADSL un module de contrôle – faisant d’eux leur propre évaluateur.

Passées les considérations techniques, il faut aussi s’interroger sur l’avenir des données qui en seront collectées. Or le régulateur ne se pose pas en simple observateur. Il devra également fixer un niveau de qualité “suffisante” d’Internet. Au-delà duquel il sera acceptable de naviguer. En-deçà duquel les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) risquent d’être pointés du doigt. Or, la seule définition de ce seuil revient à ouvrir une boîte de Pandore. Pour les consommateurs, c’est en théorie l’occasion d’une plus grande lisibilité des forfaits Internet. Mais c’est aussi la porte ouverte à la mise en place de dispositif de contrôle, nécessairement intrusif, qui peut dénaturer l’Internet que l’on connaît aujourd’hui.

Lever le voile sur la nébuleuse Internet

L’opération est pourtant nécessaire s’accordent à dire de nombreux experts réseau, participant de près ou de loin à la réflexion de l’Arcep. “Tous les FAI font leur publicité sur la qualité de service (QoS) de leur accès à Internet. Or on ne sait rien de cette qualité”, explique Stéphane Bortzmeyer, qui représente l‘Association française du nommage d’Internet en coopération (Afnic) au sein du groupe de travail du régulateur.

Connaître l’état d’Internet permettrait d’apprécier la prestation des FAI. Une façon d’évaluer le service pour lequel paie l’abonné, explique le juriste et directeur des affaires règlementaires chez PriceMinister Benoit Tabaka. Et donc un potentiel levier en cas de soucis de connexion répétés et de litige avec l’opérateur. Mais pour Stéphane Bortzmeyer :

D’un point de vue général, on pense donc que c’est une bonne idée. Après, il sera difficile de mesurer quelque chose d’aussi flou et insaisissable qu’Internet. Comme on dit, le diable est dans les détails.

Des FAI juges et parties

Le plus crucial de ces détails porte sur l’endroit où le régulateur décidera d’installer son poste d’observation. Ordinateur de l’abonné ? Modem des FAI ? Sites consultés ? La place du dispositif conditionne le résultat des mesures. Et désigne ceux qui détiennent la charge de les récolter.

À en croire des documents de travail, l’Arcep se dirigerait vers la solution d’une sonde matérielle. Installée chez un panel d’utilisateurs, elle effectuait des “tests réguliers” afin de “comparer les débits réels et les débits commerciaux proposés par les opérateurs”.

Une solution jugée “intrusive” donc dangereuse par certains, qui craignent de voir passer le dispositif d’observateur à acteur. Par exemple en repérant et bloquant les petits malins qui téléchargent illégalement Lady Gaga. “C’est évidemment intrusif”, confirme Jean-Michel Planche, patron de Witbe, une entreprise qui mesure la qualité d’expérience sur Internet, également consulté par l’Arcep. “C’est pour cela que la mesure doit être véritablement ouverte et objective” conclue-t-il. Un avis partagé par Stéphane Bortzmeyer, pour qui “toute méthodologie est imparfaite et nécessite une part de confiance”.

“La boîte [des FAI, ndlr] est déjà une sonde donc déjà intrusive, tempère encore le spécialiste. Ici, si la solution choisie est sérieuse, objective et scientifique alors c’est plutôt un progrès”.

Pas sûr néanmoins que l’Arcep remplisse toutes ces exigences : dans un schéma présenté lors d’un groupe de travail (voir ci-dessus), le régulateur place en effet la sonde matérielle au cœur du modem. Donnant ainsi la main aux opérateurs sur le dispositif. Des FAI juges et parties : une situation inacceptable pour la majorité des intervenants. L’UFC-Que Choisir prévient :

L’attachement de l’association à l’indépendance et à l’objectivité de la mesure implique [...] que, si la méthode nécessitant l’usage de la sonde s’impose, le matériel utilisé soit fourni par l’Arcep, ou par un organisme indépendant. Dans ce dernier cas l’ARCEP contrôle que le matériel ne peut en aucun cas vicier les mesures.Par conséquent, cette sonde ne peut en aucun cas être intégrée au modem, ce qui permettrait à l’opérateur d’interagir avec cette dernière ou de gêner son travail.

Si le régulateur se plie à ces conditions, les mesures peuvent cependant être contournées par les opérateurs. De nombreuses initiatives d’évaluation de la qualité d’Internet existent déjà et leur fiabilité est largement remise en cause. Le service Grenouille propose aux internautes qui le souhaitent d’installer un logiciel sur leur poste, afin de contribuer à l’analyse. “Il télécharge en boucle un fichier toutes les dix minutes, explique Benjamin Bayart, le président du FAI associatif FDN. “Autrement dit, il est facile de le contourner une fois que tu sais où se trouve le serveur”.

De même, des sociétés comme IPLabel ou Witbe, auditées par l’Arcep pour la mise en place du dispositif, n’inspirent pas pleinement confiance. Les FAI comptent en effet parmi leur clientèle : ils leur achètent une solution équivalente à celle recherchée par l’Arcep pour évaluer leur réseau. Comme le souligne l’UFC, “il s’agit d’éviter qu’ils tordent les résultats pour ne pas courroucer leur client.” Afin d’éviter toute collusion de cette espèce, l’Afnic plaide aussi en faveur d’une solution utilisée à l’étranger, en dehors des logiques franco-françaises.

Un Internet “suffisant”

L’évaluation de l’état du net français ne se fera pas en claquant des doigts. Et s’ils gardent la main sur cet outil de mesure, comme cela semble se profiler, les opérateurs détourneront le travail de l’Arcep dans leurs opérations marketing. Ils pourront appuyer leurs offres de ces données labellisées ; une assise commerciale confortable – on imagine déjà les slogans “premier opérateur selon le classement Arcep”. Plus encore, ils auront un avantage décisif dans la définition du niveau de qualité “suffisant” d’accès à Internet que cherche à établir l’Arcep.

Un prochain volet de discussion qui s’annonce crucial pour l’avenir du réseau en France. Car si le seuil de qualité est placé suffisamment haut, les FAI seront tenus de se conformer à des exigences du régulateur et du consommateur tout aussi élevées. En revanche, si l’accès à Internet jugé acceptable est défini a minima, les opérateurs pourront alors développer sans entrave des offres plus complètes, ressemblant comme deux gouttes d’eau à l’Internet actuel… mais pour lesquelles il faudra payer plus cher.


Illustrations via FlickR : Quelqueparsurterre [cc-by-nc] ; steakpinball [cc-by]

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